Plaisante soirée hier mercredi 4 janvier à la Maison de la culture de Grenoble, où une pièce de théâtre inconnue de la plupart (à commencer par moi) faisait le plein de la grande salle Georges Lavaudant :Harvey d’une certaine Mary Chase, mise en scène par Agathe Mélinand et Laurent Pelly (tous deux bien connus en revanche du public grenoblois). Ce spectacle connut dans les années d’après-guerre aux Etats-Unis, et notamment à Broadway, un durable triomphe : 1775 représentations récompensées par le prix Pulitzer en 1945 ! Mais hier, plus que par le nom de son auteur, le public de la MC2 fut sans doute attiré par l’interprète principal, Jacques Gamblin, qui reçut pour ce rôle au jeu fantasque le Molière du comédien 2022.
Que nous raconte Harvey ? Pourquoi nous touche-t-il à l’intime, et mérite-t-il à mes yeux ce billet ?
Elwood P. Dowd (joué par Gamblin), un oncle à la Jacques Tati, excentrique dans une famille plutôt étriquée, ne se sépare jamais de son meilleur confident et ami, l’invisible Harvey qu’il présente à la ronde et dont il vante les talents, au grand scandale de sa sœur Vita et de sa nièce Caroline, toutes deux excédées d’avoir à supporter dans leur salon les va-et-vient (imaginaires) de ce personnage qui (selon Elwood seul à le percevoir) est un gigantesque lapin blanc de deux mètres de hauteur. « Où est Harvey ? » revient comme un leit-motiv dans la bouche d’Elwood, inquiet de ne plus voir son ami (à la présence en effet problématique), question reprise en boucle par ses partenaires désireux de calmer le jeu en localisant ici ou là l’animal, par exemple au bar voisin de Charlie où les deux copains ont leurs habitudes…
L’intrigue a tôt fait de se déplacer dans une clinique psychiâtrique « moderne », tenue par deux médecins eux-mêmes bien proches de la folie (l’interne et l’interné ne se séparant ici que par l’épaisseur d’un accent aigu). La sœur y conduit son frère, qu’on y enferme pour un traitement à base d’électro-chocs et de bains froids, mais c’est elle qui va y basculer, le médecin-chef prenant inexplicablement le rêveur Elwood en amitié et jugeant son trouble fort anodin. Il faut dire que le « syndrome Harvey » est devenu entre-temps contagieux, dans la mesure où il est très difficile de nier la présence ou de réfuter les qualités d’un être imaginaire sans lui prêter un minimum d’existence : c’est le problème classique de la négation en sciences du langage, comment refuser l’être à Harvey sans le nommer, et à partir du moment où on le nomme, sans lui accorder une certaine ou minimale présence ?
Toute la pièce pivote à petites touches autour de cette question, en effet cruciale. Et réjouissante. Car, si Elwood hallucine (avec quelle tendre et sympathique fantaisie, il est le meilleur ami d’un lapin blanc géant !), toute sa stratégie est de faire ratifier son délire par son entourage. Celui qu’on déclare fou ne l’est qu’autant qu’il est seul de son avis ; mais si autour de lui on commence à apercevoir Harvey, ou simplement à en parler, la rêverie peu à peu s’étend, ou se socialise, et devient acceptable, voire normal… Les allers et retour entre la clinique et le petit appartement, tous deux progressivement et insidieusement hantés, grignotés par « Harvey », donnent à cette pièce son pitch et son délicieux vertige : si tout théâtre constitue un dispositif propice aux apparitions, discrètes, voire spectrales, Harvey où le lapin ici et là prend corps est de l’excellent théâtre !
Il est difficile à la scène comme au cinéma de nous faire éprouver et comme toucher du doigt la progression d’un délire, ou la consistance d’un imaginaire. Celui d’Elwood ne le désocialise pas, au contraire : il le rend héroïque, voire enviable, comme on voit par le retournemen du médecin en sa faveur, et par les comportements peu à peu border line de sa sœur. Une folie douce se socialise, elle n’existe ou ne consiste qu’à plusieurs, et cette pièce nous montre les ressorts comiques, sympathiques, de cette contagion. Qui voudrait enfermer Elwood, qui parle d’assassiner son lapin blanc ?
Ce lapin au fond incarne notre part manquante. Posons qu’il y a, dans la vie secrète de chacun, un partenaire caché, à la fois pôle d’identification et source d’infinies rêveries et de conversations – chaleureuses, consolantes comme le refuge de la fourrure d’Harvey. Elwood a de la chance d’avoir rencontré son compagnon du côté de Lewis Carroll – encore que le Pays des Merveilles se montre plus cruel et noir pour la petite Alice que le couple si gentiment fantasmé par l’oncle. Comment vivre sans partenaires cachés ? Comment ne pas s’inventer, dans la sécheresse environnante, une ou des créatures qu’on aime, qu’on promène à plaisir, qu’on interroge et qui nous répondent ! Oui, qui nous parlent : les lecteurs de ce blog n’ont pas de mal à nommer mes interlocuteurs successifs, spectres familiers ou frères de secours, partenaires d’un entretien infini qui fatigue ou agace peut-être ceux qui me suivent, Aragon, Woody Allen, aujourd’hui Leonard Cohen, que je détaille et vante à la ronde comme Elwood son lapin blanc…
Illustration pour Alice de John Tenniel
Et vous, qui est votre Harvey ?
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