Marc Ogeret (1932-2018) ne chantera donc plus, même si depuis hier je ré-écoute en boucle ses disques des poèmes d’Aragon. Le plus beau est vraiment le premier, prix de l’Académie Charles-Cros. En édition vinyl, il est enrichi de quatre lectures, non reprises dans le CD qui porte la même couverture d’un vieil Aragon d’au-delà Elsa. Ce disque contient une succession de chefs d’œuvre, rarement ou jamais chantés par d’autres : Ogeret est le seul (avec parfois Hélène Martin) à nous donner « Les mains d’Elsa », « Ainsi Prague a perdu… » (sur Nezval), « Chanson noire », « Il faisait si beau ce matin » (sur le bombardement US du Guatemala en 1954), ou « Maintenant que la jeunesse ».
Sur sa page Facebook, Nicolas Mouton a posté hier un document bouleversant : Ogeret jeune (1966) chantant devant Aragon et Elsa, à l’émission Bienvenue de Guy Béart, ce poème mis en musique par Lino Leonardi. Il le chante comme pour lui-même, sans aucun effet lyrique mais avec une sorte d’obstination intérieure, de concentration ; autour de lui, un plateau de jeunes gens semblent également concentrés, concernés – même si leurs semblables, deux ans plus tard, iront place de Sorbonne conspuer un Aragon venu crânement à leur rencontre. On aperçoit furtivement dans cet enregistrement le visage d’Aragon, rentré en lui-même et qui semble suivre avec passion, et celui d’Elsa, toujours un peu fermé et douloureux.
J’écoute Ogeret dire certains textes non chantés, « Transfiguration de Paris », ou bien tiré de la section « La Grotte » du Fou d’Elsa la page déchirante « Et je suis là debout dans ce qui somme toute ne fut que ce qui fut… » (Pléiade pp. 869-870), une plainte qui vient de si loin et vous prend à la gorge… La voix du récitant donne dans ces lectures toute sa mesure, mieux que dans les chansons. Voix toujours grave (au sens de la gravité), parfois rauque, un peu monotone, sans recherche d’effets mais soutenue par une respiration profonde, une réserve de force qui semble puiser son souffle à la source même de l’inspiration poétique : Ogeret mieux que d’autres me semble s’identifier par sa voix, si respectueuse des méandres et de l’épaisseur du texte, avec la voix enfouie de l’auteur (celle qu’on n’entendait pas mais qui présidait à sa création, bien différente de la voix publique d’Aragon qui lisait lui-même ses textes sur un ton d’emphase souvent insupportable).
Ogeret tient pour moi le milieu, en équilibre entre la voix Ferré/la voix Ferrat (comme chante Reggiani) : moins de rage ou de flamboyance que le premier, moins de roucoulades et de violons que l’autre – j’exagère, Ferrat a tiré d’Aragon des chefs d’œuvre absolus, particulièrement dans son deuxième disque, moins connu. Mais sa couleur généreuse, lyrique, parfois moqueuse ne rend pas entièrement compte de la noirceur, ou du vertige, qui caractérisent aussi un poète qui se présente en Fou, en Medjnoûn loqueteux, en clochard prophétique.
Ferré autant que Ferrat furent deux flamboyants, d’où leur rencontre sans doute avec Aragon. Ogeret ne brillait pas, ne faisait guère de bruit. Les funérailles de Ferrat à Entraigue furent quasi nationales, portées par un déferlement de ferveur bien mérité, n’avait-il pas par des chansons qui sont dans toutes les gorges rencontré et brassé l’âme populaire ? Le décès d’Ogeret passe inaperçu. D’ailleurs, cela fait quinze ans peut-être qu’il ne paraissait plus en concert, où son répertoire (la Commune, les chants de marin, Aristide Bruant, Aragon…) pouvait paraître daté.
Je l’ai rencontré une seule fois, au Moulin d’Aragon à Saint-Arnoult en Yvelines où son direteur avait dressé dans le parc un chapiteau. Je revois Ogeret s’aventurant sur la scène, pas très sûr de lui ; il eut plusieurs pannes de mémoire, et sa voix flanchait. Mais le public le portait, littéralement : on lui soufflait son texte, on soutenait à bout de bras ce témoin de combats et d’espoirs eux-mêmes délabrés, passés à la moulinette de l’Histoire ; sur scène, devant nous, c’était un peu la Butte rouge qui se délitait et roulait au ravin…
Dans le fond de la tente, près de la sortie, sa femme vendait ses disques, cela faisait un peu patronage mais enfin… Il m’a dédicacé le CD blanc au masque, celui où figurent « Enfer les mines » et « Les larmes se ressemblent ». Et surtout « Second intermède », le plus beau poème d’Aragon ou de la langue française selon Franz-Olivier Giesbert ! J’avais une question précise à lui poser, au sujet de son enregistrement de « Le jour de Sacco-Vanzetti » (« Intermède français » dans Le Roman inachevé).
Marc, vous avez dans votre interprétation ajouté une strophe à ce poème, la dernière :
« La nuit d’après tu t’es menti
Dans ce vulgaire hôtel de Dieppe
Indifférent à la partie
Qu’avaient bien pu jouer les guêpes
Le jour de Sacco-Vanzetti ».
Ces cinq vers chantés par vous ne figurent nulle part dans les éditions connues de ce poème, Barbarant n’en souffle mot en Pléiade, et j’ai été vérifier sur le manuscrit déposé à la BN, pas trace… D’où avez-vous tiré ça, que vous n’avez tout de même pas inventé ?
La question est d’autant plus brûlante que ces vers évoquent à demi-mot un drame sur lequel reviendra Théâtre/roman : en août 1927, lors des manifestations communistes pour empêcher aux Etats-Unis l’exécution de Sacco et Vanzetti, Louis se trouve à Dieppe ou plus précisément à Varengeville avec Nancy Cunard. Leur couple passe par une crise, dont Breton profita peut-être pour consoler Nancy dans la chambre d’hôtel voisine de la leur… Quel que soit « le mystère du manoir d’Ango » , comme titre Maryse Vassevière qui tente dans un article de débrouiller cet écheveau d’allusions, ces derniers vers sont lourds de sens. Mais où Marc Ogeret a-t-il été les pêcher ?
A ma grande déception, il m’avoua ce soir-là qu’il ne se souvenait pas…
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