Dans la sélection que je fais ici (très arbitrairement) d’une douzaine de films de Woody Allen pour en proposer une analyse, Ombres et brouillards (Shadows and fog, 1991) est, à mes yeux, l’un de ses plus accomplis, pourquoi ?
Il n’est pas difficile, au fil de sa filmographie, d’y repérer l’incessante bascule du monde réel au monde imaginaire, de la veille et du rêve, et toujours la menace des monstres qui circulent de l’un à l’autre, et menacent d’envahir l’écran. Au début de Ombres et brouillards (film tourné en noir et blanc), on réveille un petit homme, Kleinman (Woody Allen), pour le jeter dans les rues d’une ville ténébreuse assez semblable à quelque Prague, grosse de fantômes et de sortilèges ; les crimes en série d’un étrangleur y suscitent la panique, contre laquelle s’organisent en retour des milices sorties de l’ombre, promptes à se faire elles-mêmes justice, voire à exécuter préventivement les tièdes ou les suspects – et l’on devient très vite suspect quand le brouillard monte du fleuve pour confondre toutes les silhouettes, et change le décor urbain en un théâtre du cauchemar.
Les hommes qui tirent Kleinman de son lit, vite évanouis dans la brume, veulent-ils faire de lui un limier, ou plus bonnement un appât pour attirer le tueur ? Le malheureux ainsi promu chasseur se change aussitôt en gibier ou en proie ; voit-il mal, myope congénital incapable de distinguer ses alliés de ses adversaires ? À quels recours se vouer ? Il détale à travers cette obscurité d’épouvante pour échapper à un danger omniprésent, il se heurte à des murs où les rencontres semblent autant de pièges.
Qu’est-ce qui fait courir Kleinman à travers ce décor où rien ne se ressemble, qu’est-ce qui fait courir Woody de film en film, plus de cinquante à ce jour ? Lui-même le répète dans ses entretiens comme dans son autobiographie, travailler, créer un monde à lui le rassure, et nous devons en effet admettre ses raisons : le cinéma aura été son plus sûr refuge, depuis ses visites aux grottes fraîches de son enfance où il assistait pour quelques cents, comme la Cecilia de La Rose pourpre du Caire, aux projections de la lanterne magique. Son refuge et sa riposte contre ce que le monde réel recèle de potentiellement atroce avec ses routines, ses activités machinales, sa prévisibilité, ses personnages borgnes, bornés ou privés d’aventures. Woody hait la réalité, même, il l’admet, si c’est le seul endroit où déguster un bon steak…
On est surpris, lisant son autobiographie (Soit dit en passant, Stock 2020), d’y voir mentionner quelques-unes de ses bizarres phobies, entrer dans une pièce, partager avec un homme une salle de bains, ou entretenir sur le plateau avec ses acteurs une relation simplement, socialement cordiale… Un fond de terreur aura hanté l’existence du petit binoclard rouquin de Brooklyn, à commencer sans doute par l’enlisement, l’ennui qui poussent notre cinéaste à créer cette œuvre foisonnante, d’une richesse incomparable, pour conjurer ce que sa vie avait d’intolérable, pour terrasser les monstres nés de l’oisiveté ou du face-à-face avec un angoissant soi-même.
Ombres et brouillards pose une loupe grossissante sur ce cauchemar familier, si vite atteint, en le transposant dans un décor entièrement construit en studio, à l’inverse du film Manhattan pieusement tourné dans les lieux mêmes. Soit dit en passant, Woody ne nous offre pas un film d’horreur, sinon toujours au deuxième degré, et rien dans son intrigue et les images ici montrées ne peut nous faire peur, même si ce décor, remarquablement estompé pour les scènes d’extérieur, s’avère très propice aux fantômes venus des romans de Kafka, des films de Fritz Lang, de Murnau ou d’un expressionnisme allemand suggéré dès l’ouverture par la musique empruntée au Kurt Weill de L’Opéra de quat’sous. Mais ces références elles-mêmes, évidentes dès les premières minutes, tirent la mémoire du cinéphile vers des images plus atroces qu’elles contiennent aux deux sens de ce verbe : la chasse aux Juifs de la nuit de cristal, le lynchage, la persécution toujours prompte à renaître et à se propager dans le regard des hommes saisis par une sourde terreur, qu’ils provoquent et déchaînent en retour en brandissant leurs torches et leurs cordes.
Serti par le brouillard comme le joyau dans sa gangue, ce film d’apparitions successives découpe et nous offre quelques scènes inoubliables, qui brillent comme autant de clairières par contraste avec la course fuligineuse du petit homme. La halte chez le médecin rationaliste entouré de ses cadavres qu’il autopsie, découpe et étiquette avec l’optimisme du bon docteur Frankenstein, avant de tomber comme lui victime du monstre. La visite à sa logeuse, qui faute de retenir Kleinman lui glisse dans les poches le poivre à jeter dans les yeux du monstre pour le mettre en fuite. La scène du bistro où l’étudiant fait au clown une confidence qui le bouleverse. Mais surtout les pauses merveilleuses du bordel où pénètre, incrédule, Irmy (Mia Farrow) ; et le moment pour finir où Kleinman rejoint, sur la piste du cirque, le magicien Almstead qui lèvera les sortilèges de cette nuit d’épouvante… Tandis qu’Irmy se réconcilie avec le clown (étonnant John Malkovich ici très jeune) en recueillant un bébé abandonné par sa mère Marie. Le monde féminin du bordel, la magie du cirque et l’adoption du bébé constituent ainsi les trois figures, exorcistes ou antagonistes, opposées par Woody aux démons de l’angoisse et de la terreur.
Autour de la table du bordel où trouvent successivement refuge Irmy et Kleinman, les filles attablées dans une atmosphère chaleureuse boivent et plaisantent sur les manies sexuelles de leurs clients ; rarement la caméra (Carlo di Palma) qui les enveloppe de sa ronde se sera attardée avec plus de sensualité sur le cercle des épaules, des étoffes ou des chevelures, comme si ce traveling circulaire voulait parfaire la clôture de ce gynécée débordant de caresses, en tout point opposé aux terreurs du dehors ; la piste du cirque de même, que finit par atteindre au terme à sa course et de ses folles tribulations le maladroit Kleinman, oppose à la ville mortifère sa clôture enchantée, son espace sacré au-delà des roulottes des saltimbanques dont les enseignes rendent hommage à La Nuit des forains de Bergman.
Avaleuse de sabre au cirque, Irmy déclenche l’hilarité quand elle annonce aux filles sa spécialité, qui fait d’elle leur « collègue » ! Un fond d’innocence et d’’enfance chez les femmes, les vagissements du bébé, le visage incrédule d’Irmy devant les avances de l’étudiant qui, la choisissant parmi les pensionnaires du bordel, lui propose des sommes de plus en plus élevées que d’abord elle repousse, jusqu’à une offre astronomique qu’elle se résoud à accepter avec un sourire désarmant, « Montrez-moi les billets… », mais aussi les désarrois de Kleinman, sa silhouette de pantin débordé, nous rappellent que la tendresse enfantine et la peur vont de pair, dans la vie comme dans ce film si habile à les conjuguer, à les soutenir et les conjurer l’une par l’autre. Woody si peu bavard sur son œuvre, si pudique dans ses commentaires, ne consacre à ce chef d’œuvre qu’une demi-page dans son autobiographie ; le magicien répugne à étaler ses secrets.
Le personnage de Kleiman (comme son interprète) a pratiqué la magie dans son enfance, il apprendra vite les tours que va lui enseigner Almstead qui le prend pour assistant ; qu’importe son maigre salaire, le petit homme a rejoint sa terre promise où, à la dernière image, le doigt levé du magicien sur la piste annonce le lever du jour, et dissipe par enchantement souverain toutes les peurs.
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