A propos de :
François Jullien, De l’intime, Loin du bruyant amour
(Grasset, 2013)
Bien des années après Le Détour et l’accès (Grasset 1995), suivi d’une quinzaine d’autres ouvrages d’égale importance, voici une nouvelle réflexion sur l’accès qui pourrait s’appeler « Le puits et la ressource » tant l’expérience de l’intime y affleure, nappe phréatique, milieu ou condition de nos entretiens, ou en général de ce qui passe entre.
François Jullien n’a cessé de réfléchir aux enjeux de ce dernier mot : comment nous situer face à la Chine, comment entrer dans une pensée pour mieux saisir cet écart, ce dénivelé qui font que nous n’habitons pas, quelle que soit notre naïve bonne volonté d’hommes des Lumières, le même monde ? En abordant l’intime, il ne change donc pas de cap mais son étude se resserre : du macro (géographique, géopolitique ou interculturel) nous descendons au micro des relations personnelles, aussi vertigineuses ou aporétiques que le « dialogue des cultures ». Car à y regarder de près, l’homme est un Chinois pour l’homme, ou, comme l’avait pressenti Segalen, toutes les questions de l’exotisme se jouent déjà avec le couple (ou le traversent). Pour autant, tout espoir de communauté n’est pas perdu, et l’on voit les partenaires les plus improbables (l’homme et la femme du roman Le Train de Simenon par exemple, qui ouvrent ce livre) capables de dire nous, et former un couple en jetant par-dessus leurs différences un pont de singe.
Le thème ou l’expérience de l’intime résiste au concept, autant qu’à une description un peu objective des états qui lui correspondent. Jullien affronte donc ici, comme dans ses précédents livres consacrés à telles notions exotiques ou peu saisissables par nous de la pensée chinoise, un problème de méthode : comment dénombrer ou nommer avec précision ces « petis riens » qui peuplent l’intimité des amants ? Comment théoriser ou problématiser en philosophe l’intime ? On sent le défi qu’une telle saisie oppose à la théorie, au point qu’il arrive à Jullien, non de renoncer, mais de dire son goût ou sa préférence pour la littérature, mieux capable de cerner ici la chose à dire… Or l’enjeu n’est pas que philosophique, il s’agit d’abord avec ce livre de savoir, « loin du bruyant Amour », comment vivre à deux.
François Jullien introduit une disjonction capitale, et très originale (voire originaire) ; comme Kant traçant un ligne de partage critique entre le savoir et la foi, il propose de désenchevêtrer et de clairement distinguer deux états en effet différents, mais souvent confondus, la relation amoureuse et la relation intime. L’auteur écrit pour nous désenliser de l’amour, sentiment déclamatoire et valeur devenue encombrante ; et pour mieux comprendre la qualité de cette arche ou de cet abri constitués par le couple. « Que l’amour est aussi un théâtre », écrivait Aragon dans Théâtre/Roman… Là où l’amour avec ses déclarations, ses lettres, son inquisition ou sa casuistique (qu’on songe à Marivaux) risque toujours la pose, donc l’imposture, l’intime inaugure une relation sans phrase, donc un fonds d’entente ou une connivence, une transformation silencieuse – pour citer trois notions capitales (pp. 20, 21, 91) familières aux lecteurs de François Jullien. Le compas des enquêtes précédentes s’est resserré, pour mieux cerner ce qu’il s’agit une bonne fois de penser : le vivre (avec).
L’intime n’a que faire de se dire, il est index sui : celui qui entre dans ce partage tacite n’a plus rien à prouver, et tout argument fatiguerait une relation intime (comme les déclarations et les « preuves » fatiguent vite l’amour). L’intime toutefois exige précisément cette relation, nul n’y parvient seul, on n’est intime qu’à deux. Jullien insiste sur ce paradoxe ou ce nœud lexical : le plus secret, le fond ou fonds de nous-mêmes ne se révèlent qu’à la faveur d’une relation, d’une sortie de soi… Ou encore : ce qui me touche à l’intime – comme par exemple la lecture de ce livre – exige le partage, je ne peux le garder par-devers moi. Générosité du sens intime : le dedans déborde spontanément et cherche l’autre, l’intime veut et doit s’offrir, et il constitue le meilleur plan ou mode d’ouverture à l’autre.
Que veut l’intime ? S’épancher. Qu’on perde sa cuirasse, ses frontières ou sa bulle, qu’on ne s’appartienne plus. Cet état abolit le quant-à-soi, on n’a plus à monter la garde ; l’unisson d’un nous dispense deux consciences du fardeau de se penser comme moi-je, ou sujet – quel repos ! Or ce chemin, note finement Jullien, n’est pas celui que fraye eros : l’érotique nous tire vers l’extérieur, ou vers la relation d’objet, la sexualité peut se borner à la passe, on s’y referme, on n’accède pas au nous. La littérature amoureuse brode sans fin autour des thèmes de la conquête et de la perte, le sexuel y polarise la relation sur des objets ou des zones que l’intime au contraire dissémine ou diffracte. Contrairement à la possession amoureuse, et son corollaire la jalousie, l’intime n’a pas de but ni de propre, ni d’intention ni de programme – il arrive véritablement hors sujet, personne n’y tient aucun rôle, on n’y fait nulle pression sur l’autre. Les Grecs, note encore Jullien sur l’exemple d’Hector et d’Andromaque, n’y accèdaient pas ; amoureux des idées, passionnés du logos, ils ont développé l’argumentation et le théâtre au détriment de l’épanchement ou d’une rêverie intérieure, leur appétit de connaître leur a fermé la connivence, ils ont cultivé l’idée de limite au détriment du vague et de l’infinité…
Il a fallu attendre le christianisme, et singulièrement Augustin, pour qu’émerge l’intime en Occident. Dans une phrase décisive des Confessions, son auteur nomme Dieu comme cet Autre « plus intime à moi que moi-même », qui me fonde et m’assure ; au plus secret du repli je sors donc de moi, l’extérieur le plus exorbitant – une subjectivité infinie – m’attend au cœur de l’intime, qui exprime ainsi à la fois, contradictoirement, retraite et partage. La conscience de soi d’Augustin repose clairement sur une relation, elle s’identifie sans réserve à la confiance.
Or cette expérience de l’intime est toujours à notre portée ; par conversion du regard ou transformation silencieuse, il dépend de moi que cet événement ou ce miracle venant de l’Autre opère, et me révèle l’infini de mon intériorité ; le moi se connaît, ou plutôt se construit, dans cette adresse intérieure et proprement interminable : Augustin n’en a jamais fini de dire Toi à Dieu, « interior intimo meo », plus intérieur que mon intime… Ce dialogue paradoxal des Confessions, qui sera repris par Rousseau, est très différent des Essais de Montaigne, analyste sincère mais jamais intime si nous suivons Jullien : Montaigne s’adresse à tous mais à personne, il se peint, s’examine sans jamais se perdre de vue mais il ne s’épanche pas ; il veut se connaître et il se montre tel qu’il se découvre, mais sans jamais se confier, « sincérité (…) n’est pas intimité » (p. 97).La littérature et le roman classiques, par exemple La Princesse de Clèves, n’accèdent pas davantage à l’intime en traitant de chasses et d’objets amoureux : leurs amants n’entrent pas dans la confiance, ils ne s’épanchent pas. On s’est moqué de l’incipit des Confessions de Rousseau, « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur », mais pour le passé et à l’exception d’Augustin Jean-Jacques a raison, souligne François Jullien, et il est en effet le seul à oser se confier plutôt qu’à se connaître : à chercher ce fond(s) d’entente indistinct antérieur aux séparations subjectives, comme aux informations objectives. Ce qui résonne chez Rousseau, c’est ce primat d’une relation de confiance éperdue, ou vitale, très antérieure aux calculs de placement ou aux visées particulières : orphelin de mère dès sa naissance, l’enfant timide reconstitue naïvement auprès de sa tante Suzon, comme il cherchera auprès de ses lecteurs, l’enveloppe nourricière protectrice d’un abri inconditionnel, un substitut du sein. Et telle est l’exigence de l’intime : vivre auprès ou au plus près, sans autre demande. On y ex-siste, écrit Jullien, avec ou à partir de l’autre, sans fond ni fin, sans l’intérêt prédateur de l’amour, sans avoir à s’exprimer, à expliciter son état ni se mettre en valeur – dans la simple extase d’ex-sister (extase décrite ultérieurement dans les deuxième et cinquième Rêveries du promeneur solitaire).
Fort de ces observations, Jullien nous propose un changement de morale. On croit la vie morale suspendue à des règles (conception coercitive ou rigoriste), alors qu’elle dépend de ressources, ou d’une ouverture. Ressource peut s’entendre comme un doublement de la source, une élation, un débordement ou un épanchement, sans intervention des mots d’ordres altruistes toujours suspects, sans obligation ni visée d’aucune idéalité ; au contraire, l’intime s’éprouve dans la connivence, et en pleine immanence. De la suspension des frontières clôturant le moi naît une nouvelle moralité ; il faut, souligne Jullien, oser l’intime sous peine de rater l’essentiel et de rester seul, comme ces couples sans rencontres ni épanchement où chacun vit à côté de l’autre, mais jamais auprès ni en symbiose. Inversement, on vérifie que l’expérience de la séparation et de la mort ne détruit pas entièrement une relation devenue intime.
A la morale fondée sur la maxime universalisable de Kant, qu’il déclare inhumaine, Jullien oppose donc une morale indicielle du contact, de l’échange et de la sous-conversation (le « babil intarissable » qui occupe Jean-Jacques chez « Maman » de Warens, ou les petits riens qui émaillent la relation de Lucien Leuwen et Bathilde chez Stendhal). Il n’est pas plus facile au romancier qu’au philosophe de dire l’intime, qui précisément ne dit rien, où rien n’arrive à proprement parler sinon la jouissance calme, sans déchirure, d’un être par un autre, auprès d’un autre. L’intime de même demeure indifférent à l’ascétisme, à la proposition platonicienne d’ascension de l’amour charnel vers l’amour spirituel, il ne s’encombre pas de ces dualismes ni n’aspire à aucune « purification » ni valeur. L’autre y est goûté indépendamment de ses mérites, élu sans raison. Vivre à deux ? Mais on ne peut vivre qu’à deux, ouvert à l’appel silencieux de l’autre. « Loin du bruyant amour », l’alternative n’est plus d’aimer ou d’être aimé ; ces renversements de l’actif au passif sont nivelés dans le partage ou la coopération intimes, où se désenlise la chétive existence du sujet. On ne fait pas les mêmes expériences esthétiques seul ou à deux ; ma réflexivité exige ce partage (étrange autoréférence coudée !), la clef du vivre passe par cette confiance inconditionnelle accordée à l’Autre, « un homme seul est toujours en mauvaise compagnie » (Valéry), ou n’est qu’un « roi sans divertissement » (Pascal). Inversement, on peut se regarder des heures les yeux dans les yeux, fixation intolérable plus de quelques secondes si l’on n’est pas « intimes » : la connivence a remplacé la fatale frontalité. On peut de même ne rien dire (panne réputée fatale en société) sans entraîner de gêne, l’intime a résorbé l’alternative entre parler et se taire, le silence est devenu bon conducteur.
Ce dernier livre de François Jullien, où Simenon se trouve plaisamment expliqué par Saint Augustin, et inversement, touche à l’essentiel, comment vivre à deux ? Et il pose à chacun la question cruciale : et vous, préférez-vous aimer, ou osez-vous avoir des relations (vraiment) intimes ?
Laisser un commentaire