Où le chercher ?

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La disparition nous confronte à quantité de reproductions où nous cherchons Brieuc en trébuchant. Parmi toutes les images fixées sur papier, sur écran ou présentes dans l’intimité du souvenir, lesquelles choisir de voir et revoir, de scruter dans leurs infinis détails avec prédilection ?

 

Bateau Corse

Au Cap corse, été 2012

Car un portrait trop vif, trop souriant ouvre grandes les vannes du chagrin ; jamais plus sa présence ne brillera ainsi, jamais nous ne partagerons avec lui ce halo de chaleur et de vivacité où nous nous retrouvions presque sans y penser, inconscients de participer à ce miracle éphémère et aujourd’hui hors de portée qu’il suscitait autour de lui. Inversement, les quatre photos que j’ai prises de son corps étendu au funérarium ne sont pas soutenables, ni montrables sur ce blog – même si les services des PFI (Pompes Funèbres de l’Isère) et les « thanatopracteurs » qui traitent les morts avant de les rendre aux familles sont au-dessus de tout éloge : d’un pantin disloqué dans ses habits de skieur déchiquetés, ils font un gisant très présentable, muré dans l’immobilité glacée du grand Ailleurs.

Si nous gardons les yeux fixés sur ce dernier visage, notre vie devient intenable, l’écart est trop insupportable entre cela et l’éclat ou la lumière qui irradiaient de la présence de Brieuc. La boîte vernie vissée devant nous, puis couverte de fleurs lors de la cérémonie, ou enfin le tumulus encore frais du petit cimetière de campagne ne sont pas davantage des objets cathartiques ni des « lieux de mémoire » : le corps vivant se cabre et résiste devant l’assignation à ce trou, l’intolérable exiguïté de ces « restes ». Il faut admettre que Brieuc ne vit plus qu’en nous, ou plutôt entre nous, au gré des lettres de soutien et des témoignages que nous recevons, des respirations croisées de ces mots, et de ces images qui soufflent alternativement le chaud et le froid.

« Faire son deuil » ne consiste certainement pas à s’obnubiler sur Brieuc mort, jusqu’à coller à sa dernière vision par une identification qui peut s’avérer fatale : nous connaissons bien cette puissance d’attraction des images qui nous invitent irrésistiblement à nous mêler, à pénétrer dans la photo. C’est le cas, excitant et frustrant, des images érotiques, comment ne pas regarder, ne pas céder à leur fascination ? Celle de Thanatos n’est pas moindre que la force de succion d’Eros, mais elle tire en sens contraire.

 

anniv chalet

Anniversaire (quarante ans !), mars 2013

Sur les chemins mortifères que peut prendre le deuil, il me vient l’envie d’évoquer ici le souvenir (bien lointain aujourd’hui) de mon parrain. Cet homme appelé Chappaz, et dont j’ai oublié le prénom, était dentiste à Ambert (Puy-de-Dôme) où il habitait une belle maison donnant sur un jardin. Mes parents me déposaient chez lui au cours des vacances que nous prenions chaque été dans les monts du Forez, au-dessus de Vertolaye où nous partagions avec oncles et tantes une propriété du grand-père. Je ne sais plus si je passais chez lui ces après-midi à ma demande, ou si l’on m’y conduisait pour divertir la fille de ce couple, plus âgée que moi et qui ne se déplaçait qu’en chaise roulante car elle avait contracté une maladie atrophiante (sclérose en plaques ?) dont elle devait mourir – Micheline je crois, on ne l’appelait que Mimi…

Je me revois face à Mimi et sa mère, une femme d’allure paysanne toujours fagotée de noir et dont les yeux semblaient en permanence barbouillés de larmes, dans cette grande maison surtout remarquable, à mon souvenir, pour ses carillons : il y avait entre le salon du bas, où l’on me recevait, et l’étage un concert de pendules qui marquaient sur quatre notes les quarts d’heure, selon une progression régulière : mi-do-ré-la (premier quart d’heure), suivi de : do-ré-mi-do (demi-heure) ; mi-ré-do-sol (grave) … do-ré-mi-do, puis sonnait l’heure battue sur une note grave… Que faisais-je d’autre qu’écouter cette ponctuation d’un temps ici arrêté, à feindre l’intérêt pour le babillage faussement gai de Mimi avec laquelle il m’arrivait de feuilleter les ouvrages d’Henri Pourrat, écrivain bien connu de mon parrain auquel il avait dédicacé longuement ses éditions de luxe, tirées sur le papier Richard-de-Bas qu’on fabriquait sur les pentes mêmes de cette petite ville ? Sinon fixer sur la cheminée, ou disposé en plusieurs endroits de cette pièce, le visage souriant de François dans son cadre ?

François Chappaz, frère aîné de Mimi, étudiait la médecine à Clermont-Ferrand lorsqu’un soir de 1943, lors d’une réunion amicale des étudiants catholiques, des FFI lancèrent du toit de l’immeuble qui les abritait des grenades sur une troupe d’Allemands qui patrouillaient ou défilaient au-dessous. Le pâté de maison fut aussitôt bouclé, et tous les étudiants embarqués malgré la protestation du prêtre qui s’avança en se portant garant, et suppliant qu’on le prenne lui au lieu des trente jeunes gens. Accouru en hâte, mon parrain eut le temps de voir son fils enchaîné transféré avec ses camarades dans un fourgon à bestiaux ; le large manteau de fourrure qu’il lui jeta au passage sur les épaules lui fut courtoisement retourné par l’officier, Kein gift für die Gefangenen

François fut déporté au camp de Mauthausen, où il mourut du typhus peu avant la libération. Je connais l’horreur de ce lieu où périrent plus de quatre-vingt mille déportés pour en avoir fait la visite, il y a vingt ans. Or mon parrain et sa femme s’y rendirent ponctuellement, chaque année. Je ne peux imaginer leur long voyage en voiture, pour retrouver inchangés au bout de la route les barraquements, les clôtures barbelées, les bâtiments de « l’infirmerie » et l’affreuse carrière où des corps squelettiques remuaient à longueur de journée des pierres qu’on les forçait à porter en haut, sur le plateau. Quel souvenir de François venaient-ils raviver dans ce lieu atroce, qui ne pouvait à aucun degré représenter leur fils ? Où ils n’avaient aucune tombe à fleurir, sinon le « quartier » des déportés français. En y cherchant moi-même (vainement) la plaque de François, je suis tombé avec émotion sur une autre, qui portait quatre vers signés Aragon. Je les recopie ici, car ne figurant à ma connaissance dans aucun texte connu du poète ils constituent donc un hapax (non recueilli dans les Œuvres poétique complètes éditées par Olivier Barbarant en Pléiade) :

                    Les morts ne dorment pas Ils n’ont que cette pierre

                   Impuissante à graver la foule de leurs noms

                   Le souvenir du crime est la seule prière

                   Passant que nous te demandons

Mimi a été emportée au début des années soixante, suivie de peu par sa mère. Quand j’ai voulu pour lui présenter nos trois enfants revoir mon parrain, homme jovial et d’une forte constitution en dépit des malheurs qui jalonnèrent sa vie, la maison du dentiste et l’odorant jardin avaient été vendus, et l’on me dirigea sur la clinique d’Ambert où il partageait une chambre. J’ai poussé sa porte en demandant au premier vieillard allongé le lit de « Monsieur Chappaz », il me désigna en grimaçant son voisin, un gisant hébété, méconnaissable – nous nous sommes je crois enfuis de ce mouroir aussi vite que possible.

Comment ces deux forçats du deuil eurent-ils, pendant tant d’années, le triste courage de chercher François au pire endroit de sa courte existence ? Mimi prit-elle quelquefois part à l’expédition ? N’avaient-il pas d’autres souvenirs à chérir, à remuer ? Et que trouvaient-ils à se dire en dînant, en prenant une chambre d’hôtel à Linz, la ville proche dont le nom associé à une symphonie de Mozart jouxte cet enfer ?

7 réponses à “Où le chercher ?”

  1. Avatar de Chaland
    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Non hélas, seulement une image assez floue dans ma tête… Pourquoi, avez-vous la moindre connaissance de sa malheureuse histoire ?

  2. Avatar de Chaland
    Chaland

    Ambert, Pourrat, Vialatte, des voisins… et cette histoire qu’on ne doit pas oublier…(cf le lien et la recherche de photo…)…

  3. Avatar de Daniel Bougnoux

    WordPress, qui gouverne ce blog ouvert voici quatorze mois, m’apprend que ce dernier billet y porte le numéro cent ; à quoi s’ajoutent deux à trois fois plus de « commentaires ». J’ai conscience que le blog s’est emballé depuis la mort de Brieuc : plus de texte de ma part, et une audience plus large (vos consultations dépassent les mille par semaine). Nous aurons payé cher ce regain d’attention…
    En ce jour anniversaire de la naissance de notre fils (il aurait eu 41 ans), Nicolas Mouton m’envoie deux disques, un court ouvrage paru sur « Jibé » Pontalis, et cette lettre-mail qui trouve ici sa place :

    Cher Daniel,

    Un petit signe pour vous dire que je pense bien à vous et votre femme en cette journée qui sera sans doute plus difficile encore que les autres à passer.

    J’espère cependant qu’au cours de votre méditation et de l’inévitable tentation d’imaginer ce qu’aurait pu être la suite de sa vie si…, vous trouverez quelques moments d’éclaircie. De Brieuc il faut que vous gardiez bien à l’esprit une image vivante : il semblait être un homme très sain, sportif, actif, avec une vie de famille pleine. Ces souvenirs sont un héritage qu’il vous laisse, ainsi qu’à sa femme, et il faut bien les préserver. Ses filles auront besoin de les recevoir de vous. Si votre fils a vécu d’une certaine manière, avec ce caractère chaleureux, c’est qu’il avait dans la vie une morale ; et cela non plus n’est pas perdu. Comment ferez-vous en ce jour pour « fêter » Brieuc ? Sans doute en évoquant les moments heureux que vous avez partagés.

    Je comprends bien le geste qui vous a poussé à fixer ces quatre images de votre fils au funérarium (dont vous parlez dans le dernier bilet de votre blog). Mais vous devez les mettre de côté et ne plus les regarder : cela ne peut vous faire que du mal, ainsi qu’à votre femme. Car dans le fond, celui-là ne veut rien dire. Le Brieuc vivant dans votre esprit, ou sur les photos de sa vie, celui-là peut sans doute encore dialoguer avec vous par la remémoration. Nous prenons soin de nos morts aimés ; je me demande si eux aussi ne prennent pas soin de nous.

    Tout ce que je vous dis là ne sont que des banalités, je le sais bien, et je suis bien en deça de pouvoir imaginer quelle douleur est la vôtre. Mais je puis toujours penser que si dans cette journée vous faites une promenade, même brêve, dans la nature avec votre femme, si vous lisez ou vous récitez un poème, si vous passez un peu de temps avec les enfants ou partagez un déjeuner avec un ami cher, vous aurez agi comme il faut, en philosophe.

    Peut-être vous faudra-t-il tout un week-end pour digérer ce vendredi d’un cruel printemps. Mais lundi vous aurez le loisir de vous replonger un peu dans l’ami Aragon pour préparer votre intervention de samedi : et quand vous serez bien plongé dans la relecture de ses textes, et l’élaboration de votre pensée, peut-être sentirez vous la vieille main du poète faire rouler sur votre bras une petite voiture en disant « teuf teuf ! ». Ce qui signifie peut-être qu’il faut continuer d’avancer sur ce chemin difficile, même si la vie ressemble parfois à un vieux tacot.

    A bientôt cher Daniel ; mes amitiés à Françoise.

    Nicolas.

    Quelle infinie délicatesse dans les envois de Nicolas ! Le précédent billet m’a valu aussi quelques précisions d’une cousine, mon parrain se prénommait Marcel, sa fille Anne-Marie, et le carillon de leur maison qui tinte encore à mes oreilles imitait celui de Big Ben…
    Une autre correspondante que je ne connais pas, mais qui a « commenté » ci-dessous, Catherine Chaland, a découvert ce lien qui précise mieux que je ne l’ai fait les circonstances de l’arrestation et de la déportation de François Chappaz (dont j’ai avancé les dates, ici restituées) : http://www.afmd-allier.com/PBCPPlayer.asp?ID=941093. Elle-même, qui circule entre Lyon, Saint-Etienne et Ambert m’apprend aussi qu’il y a dans cette ville une rue qui porte son nom.

  4. Avatar de Bernadette
    Bernadette

    Ce matin dans « Répliques », Alain Finkielkraut a cité un passage de Milan Kundera dans « Les testaments trahis »:

    « Un mort que j’aime ne sera jamais mort pour moi. Je ne peux même pas dire que je l’ai aimé. Non – je l’aime et si je refuse de parler de mon amour pour lui aux temps du passé, cela veut dire que celui qui est mort est .
    C’est là, que peut-être se trouve la dimension religieuse de l’homme »

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Merci Bernadette, j’étais moi aussi ce matin à l’écoute de cette (belle) émission, et ce passage m’avait alerté – je vais me procurer « Les Testaments trahis », que je ne connais toujours pas.

  5. Avatar de Louise Merzeau

    Cher Daniel, une nouvelle fois tes mots me renvoient à mes propres divagations et chagrins, qui tournent comme pour toi autour de ces images, omniprésentes et manquantes…
    Au XIXe siècle, il était fréquent de faire des « portraits après décès ». L’acte photographique s’entourait de tout un protocole dramaturgique : la lumière en particulier, était travaillée afin de donner au défunt un beau visage marmoréen, déjà gagné par la spiritualité.
    Aujourd’hui, nos morts sans sans visage et cela passe pour une obscénité de prendre en photo la dépouille de nos proches. Pourtant, sans doute sommes-nous plus nombreux qu’on le croit à outrepasser cette inconvenance et à commettre cet acte étrange.
    Moi aussi, j’ai photographié ma mère sur son lit de mort, en me cachant des membres de ma famille pour le faire. Je devais fixer ce que je n’arrivais pas à voir, à imaginer, à comprendre. Je devais saisir cet au-delà du possible, cet au-delà du présent, ce corps encore là, que je ne voulais pas abandonner.
    Les jours suivants et jusqu’à aujourd’hui, je fouille passionnément les cartons de photos et les vieilles boîtes de diapositives à la recherche de sa jeunesse (de ma jeunesse), de ses expressions, de sa vie.
    J’évite de regarder les deux portraits que j’ai faits dans cette chambre où elle reposait. Mais je les regarde quand même, en me cachant presque de moi-même comme si c’était un acte ignoble.
    Pourtant ces photos ne me font pas horreur. Elles me donnent simplement envie de la bercer, de la toucher, de la retenir…
    De son vivant, je n’arrivais pas à la photographier. Je n’arrivais pas à regarder en face la vérité de cette relation d’amour qui me relie à elle, et surtout à la lui faire avouer à elle-même par un acte aussi explicite.
    Je n’ai pas assez de photos d’elle : pourquoi m’escrimais-je à ne photographier que des paysages et des objets en prétendant faire de « belles photos », alors que ses visages et ses attitudes me font si cruellement défaut aujourd’hui ?
    Il me faut trouver un chemin photographique pour fabriquer cette image de sa présence dans une vie où elle est morte…

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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