La nouvelle des aveux des Jérôme Cahuzac, mardi soir, a éclaté comme une bombe et s’annonce d’une exceptionnelle gravité. « Je suis dévasté par le remords », écrit l’ex-ministre sur son blog, à quoi un commentateur aussitôt rétorque en se déclarant « dévasté par le rire ». Il n’y a vraiment pas de quoi rire, pourquoi ?
Le pouvoir en démocratie, depuis l’invention de ce régime par les Grecs, est fondé sur l’usage persuasif de la parole, donc sur la confiance en sa véracité : si ce contrat élémentaire de loyauté se trouve entamé, c’est tout notre régime de croyance, de crédit, d’autorité ou de simplicité dans les affaires humaines qui s’effiloche, et se défait. On a reproché à François Hollande, lors de son intervention télévisée du jeudi 28 mars, l’innovation en effet gadget du « choc de simplification » ; mesure-t-on le choc de complication auquel lui-même se trouve à présent affronté ? La présomption d’innocence, comme la présomption de transparence, ou de véracité constituent en effet la façon dont nous gérons ordinairement, au jour le jour, nos rapports : vérifier chaque propos tenu ou entendu nous serait, à l’échelle d’une journée, un fardeau épouvantable, dont nous nous déchargeons très normalement par la confiance, principe du lien social et de toute communauté, pas seulement politique. Il est généralement plus simple de dire la vérité que de mentir, et cette loyauté normale, ou foncière, que nous apportons dans les affaires humaines, qui est sans doute une vertu, obéit aussi à un principe économique de simplification : qu’il serait compliqué de toujours dissimuler ou mentir !
Ce pieux raisonnement, que nous contestons rarement tant il allège nos relations, ouvre pourtant du côté des « malins » la voie qu’on n’ose dise royale du mensonge : plus celui-ci semblerait gros et mieux il « passe », en vertu de la vertu précisément des gens honnêtes qui pensent spontanément que l’autre n’oserait pas, que ce serait décidément trop énorme… C’est ainsi que les braves communistes ont refusé de croire aux crimes et mensonges de Staline, sacré une fois pour toutes source de clairvoyance, et de bonté ; si le chef bien-aimé lui aussi mentait, alors Eluard « ouvrait le gaz », sans voir que le cynisme en politique s’alimente de ce dénivelé : ceux qui ne savent pas sont contraints de suivre ceux qui savent, un inéliminable mimétisme, ou suivisme, gît au cœur de nos relations politiques ou sociales. Ou pour le dire autrement, un certain niveau de responsabilité entraîne génétiquement la présomption de véracité : nous nous en remettons à « la raison du plus fort » propre à nos dirigeants, auxquels nous nous identifions toujours un peu, dans la mesure où nous les avons choisis ; les soupçonner serait nous déjuger, et ce serait d’ailleurs trop compliqué. Parce que les affaires des puissants par définition nous échappent, nous préférons les croire à toujours inlassablement enquêter, recouper… La tâche critique de l’information ou de la vérification, jamais achevée, nous fatigue ; nous nous rassurons avec le mol oreiller de la communication, c’est-à-dire à travers les mille et une formes de la connivence communautaire, ou du crédit (la sphère économique est ici toute proche, et c’est à une économie générale de la parole que nous songeons).
Dans le cas Cahuzac, son bouclier semblait d’autant plus inattaquable qu’il occupait précisément la fonction de traquer les fraudeurs : comment celui qui incarnait la clé de voûte des lois anti-fraude aurait-il pu tomber lui-même sous pareil soupçon ? Dans l’échelle du mensonge, articulé « les yeux dans les yeux » devant François Hollande, puis face à l’Assemblée nationale, il faut reconnaître au ministre du budget une performance hors du commun : tellement énorme en effet qu’elle blanchit apparemment ses interlocuteurs.
Il n’en est malheureusement rien, car nous avons glissé – depuis exactement quand, et selon quel rythme ? – de la confiance, normale dans les affaires humaines, à une défiance qui nous semble non moins nécessaire, mais fort dangereuse. Le soupçon, puis la révolte des gens d’en bas contre ses « élites » est à la fois la meilleure et la pire des attitudes ; il faut, en politique, à la fois croire et dé-croire ou mécroire, et l’économie du soupçon n’est pas moins nécessaire que celle de la croyance à l’alchimie du bon gouvernement. Hollande, Ayrault et depuis ce matin mercredi, surtout Pierre Moscovici sont exposés en première ligne au soupçon d’avoir couvert le mensonge, l’impensable imposture. Soupçon dévastateur mais difficile à endiguer, selon les mécanismes propagateurs du mimétisme précisément, ou de la panique : celui qui acceptera désormais pour argent comptant la parole des gens d’en haut risque de passer depuis hier pour un triste gogo. On voit d’ici le boulevard ouvert aux démagogues, autant qu’aux amuseurs qui nous inculquent de leur mieux la démission d’en rire. Il n’y a pas de quoi rire ? En effet, puisque le cœur de notre culture se trouve ici atteint, ou menacé : comment encore une fois vivre, agir ou gouverner sans un minimum de confiance donnée et partagée ? Notre future confiance, celle que nous nous résignerons à concéder, devra être plus exigeante ; nous devrons nous méfier plus que jamais des pièges de la connivence. C’est elle qui a installé, et maintenu, Cahuzac à son poste, elle qui a alimenté contre le journalisme d’investigation, et Edwy Plenel en particulier, des soupçons qui auraient dû frapper en priorité le ministre. La « gauche morale », la « République exemplaire », ces formules incantatoires ou d’un wishfull thinking narcissique ont servi d’opium, comme toutes les incantations ou les chants sacrés ; l’homme forcément, consubstantiellement religieux de la politique tirait, en les proférant, un cordon sanitaire face aux contre-poisons de l’information. Or l’hyper-soupçon n’et pas moins délétère que la crédulité précédente, et ce sont les mêmes qu’on verra sans doute basculer d’un excès dans l’autre, et reprendre sans en mesurer les ravages le slogan du « tous pourris ».
J’avais publié, en 1995, un ouvrage intitulé La Communication contre l’information pour détailler les biais, les fatigues et les complications qui nous font préférer, quotidiennement, normalement, la première à la seconde. Et comment les mille et un « nouages du nous » empêtrent ou retardent dans les détours du sérail et le secret des décisions, des préférences, des urgences ou des négligences délibérées le goût de l’investigation. Hollande sans doute ne savait pas ; mais par une connivence presque irrépressible il ne voulait pas soupçonner ni savoir, la chose à éclaircir tombait dans une zone grise, prescrite ou jugée d’avance, un angle mort de l’examen politique – qui le rattrape durement aujourd’hui. Démocrates, encore un effort ! Il n’y a pas de recherche plus urgente à faire, bêtement, inlassablement, au jour le jour, que celle « entre nous » d’une élémentaire vérité, hors de laquelle…
(Mercredi 3 avril, 11 h.)
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