Le livre de Baptiste Morizot, Manières d’être vivant (Actes-sud 2020) semble connaître un grand succès depuis le passage de son auteur à « La grande librairie » au printemps, et je voudrais dire ici combien ce succès me semble mérité.
Il n’est pas fréquent de rencontrer un philosophe qui colle à ce point à son terrain, celui des hauts plateaux du Vercors sud où il dénombre le passage et les espèces des oiseaux (au col de la Bataille), à moins qu’il ne passe ses nuits à suivre et appeler une meute de loups, laquelle lui répond. Baptiste Morizot se consacre ainsi à entretenir un pacte avec les vivants, toutes sortes de vivants puisque, si ce livre fréquente particulièrement les loups qui y tiennent la vedette, il célèbre aussi beaucoup d’autres vivants de moindre envergure apparente, comme les insectes pollinisateurs, ou encore les éponges avec lesquelles il retrace nos liens de parenté.
Parenté pourrait être un fil rouge pour entrer dans ce livre, qui en élargit beaucoup la notion, en corrigeant l’acception toujours tellement étroite de notre famille ! Si je songe aux Structures élémentaires de la parenté, l’ouvrage princeps de Claude Lévi-Strauss qui fonda avec ce titre un courant majeur en anthropologie, je me dis que l’ouverture n’est pas moins impressionnante avec Manières d’être vivant ; mais alors que Lévi-Strauss, enchanté par sa rencontre avec le linguiste Roman Jakobson, et lui-même obsédé par l’énigme du langage, retraçait d’une main ferme la coupure entre nature et culture, Baptiste Morizot commence par remettre celle-ci en question, observant que le commode ghetto de la « nature » nous a trop servi à y enfermer et confondre pêle-mêle toutes sortes d’espèces qui certes ne « parlent » pas (au sens des structuralistes), mais qui n’en sont pas moins dotées d’un riche éventail d’expressions. En s’efforçant de capter celles-ci et d’écouter ce qu’elles ont à dire, ce livre ranime en nous, selon une formule récurrente, l’énigme d’être vivant.
Nature/culture, que de crimes on aura commis au nom de cette soi-disant coupure, écocides, déforestations, pollutions, hécatombes entre les espèces, conception bassement extractiviste et rentière qui programme, à terme, l’extinction de la vie sur cette Terre…
Ce livre de philosophe attaque frontalement par le maniement des concepts, mais aussi par les voies détournées des pistages et traçages de diverses empreintes sur la neige, notre naïf et ravageur anthropocentrisme : non, l’homme n’est pas au centre du monde, mais seulement au milieu. Vivant parmi d’autres vivants, en symbiose, selon les équilibres fragiles et combien improbables des boucles récursives qui constituent précisément ce ou ces milieux, et nous maintiennent parmi eux. Ou entre nous. Un nous prodigieusement élargi, enrichi de toutes sortes de parents qui nous arrivent au fil des pages.
De ces milieux (notion médiologique obscure et pas vraiment « bonne à penser »), les animaux sont les ambassadeurs, et nos intercesseurs. Mais eux, se demande Baptiste, comment se débrouillent-ils pour vivre ? Quels sont au juste les chemins de leur (impensable) sensibilité ? C’est une constante de notre culture, de la Bible jusqu’à, disons, Sigmund Freud, d’affirmer sans états d’âme que l’animal non seulement ne pense pas, mais qu’il occupe cette part de bestialité que notre culture consiste justement à refouler, à fièrement surmonter ou, schéma récurrent, à domestiquer. Dans ce partage millénaire, mais qui ne concerne pas toutes les civilisations (les Amérindiens ou les peuples de l’Inde ont développé pour lui quelques sympathies), l’animal est économiquement notre esclave, notre réserve alimentaire et/ou, moralement, notre repoussoir. Celui qui par la bêtise ou la bestialité fait la bête s’exclut du cercle de la raison, et nous persuade qu’il n’y a rien de ce côté à apprendre, à gagner.
Le premier mérite de ce livre est de renouer le dialogue avec l’animalité, en nous et hors de nous ; ou du moins de témoigner, par le récit des pistages et des hurlements croisés que son auteur entretient avec les loups, qu’un dialogue n’est pas impossible. Rafraîchissante fenêtre ouverte sur le vaste monde, bien plus vaste que ne l’imaginent les humains toujours confinés entre eux, ou dans leur petit cercle. Baptiste nous invite à rechercher et à trouver entre eux et nous du commun, donc des appuis ou des affinités pour mieux conduire notre propre vie, toujours menacée de sclérose et de recroquevillement. Il fait confiance aux dynamiques du vivant, il repasse avec eux une ancienne alliance, ou négocie de nouveaux contrats de cohabitation. (Puisque habiter c’est cohabiter ou composer avec, ou que vivre c’est co-évoluer.)
L’enjeu est d’aboutir à une conception élargie de (ou du) soi, soigneux et soucieux envers les autres vies (fussent-elles des araignées ou des serpents !). Et cette question, souligne Baptiste, est d’abord politique : quels sont nos seuils touchant l’intolérable et comment les faire évoluer ? Un monarque de droit divin, longtemps perçu comme allant de soi, nous serait intolérable, comme aujourd’hui l’interdiction de l’IVG – mais non l’abattage animal, pourtant conduit dans des conditions épouvantables encore largement admises. Ces placements de l’attention, riches d’enjeux politiques et sociétaux mais qui ne s’opèrent pas par décret, rejoignent les travaux d’Yves Citton déjà discutés sur ce blog.
Notre modernité est largement animée par un idéal de mondialisation, c’est-à-dire d’homogénéisation d’une culture rendue technique, isotope, lisse et interchangeable : comment faire pour que partout où il atterrisse, le chef d’affaires ou le consultant puissent négliger la spécificité des lieux et des contextes ? Cette vision techno-centrée engendre un formidable renfermement de homo sapiens sur lui-même, un huis-clos dont on trouvait déjà l’écho dans les productions littéraires de l’existentialisme : les pièces de Sartre, La Nausée ou dans une moindre mesure les romans de Camus, alliés objectifs de la crise écologique et d’une désensibilisation (lisible par exemple chez le personnage de Meursault), nous avaient préparés à la solitude cosmique et à la perte de sens. Que ce livre, inversement, riche d’expériences à la source, retisse en explorant nos solidarités, nos affinités parmi les vivants.
Le logocentrisme des années structuralistes, et l’insistance des sémiologues à plaquer partout des grilles d’analyse valables pour le langage, ont contribué d’autre part à écraser dans notre culture le déchiffrement des indices (et à méconnaître la spécificité des images), donc et notamment ces commerces de signaux que nous entretenons avec les animaux, autant que les dialogues qu’un chasseur, un cultivateur ou un marin savent nouer d’instinct avec les vents, les humeurs du milieu ou la météorologie. Je n’ai cessé moi-même, dans mes recherches en sciences info-com, d’insister sur la dimension indicielle, qui demeure la part maudite ou mal dite de nos études. Si j’enseignais encore, je donnerais à lire à mes étudiants ces récits où Baptiste communique avec le monde animal par le déchiffrement des empreintes, des laissées ou de multiples traces, mais aussi par la modulation de la voix imitant l’appel, auquel les loups répondent ! Exaltants points de contacts, furtifs mais décisifs : le pisteur n’est jamais seul au monde, toute une moisson d’indices le repeuple et y fait bruire mille voix.
Redonner voix aux vivants, formulait ce livre à l’ouverture. C’est inviter nos partenaires, jusqu’aux plus cachés, à la table des négociations. Quand on trace une autoroute, ou qu’on aménage une station de ski, il est prudent de consulter les parties prenantes, riverains, anciens occupants, futurs usagers…, mais où s’arrête le cercle des intéressés ? Les crapauds ont reçu voix au chapitre avec le tracé, dans le marais poitevin, d’une route qui respecte leurs amours en ménageant, sous la chaussée, des voies de passage qui n’interdisent pas la reproduction. Et les écrevisses de la rivière menacée de pollution, une forêt de sapins ou un lac ont gagné ici ou là une personnalité juridique, voire remporté des procès : la cause des autres vivants progresse ! Même si cette prise de conscience en est encore aux balbutiements.
Cette question de la voix, au sens juridique autant que guttural, semble décidément décisive. C’est elle qui autorise le terme, surprenant, de diplomatie employé par Baptiste pour qualifier sa démarche : nous sommes avec les animaux en situation d’altérité, mais ni insurmontable ni intraduisible. Ces aliens s’expriment, leurs expressions nous touchent ou nous parlent. Il semble même, avec Baptiste, que la profondeur et l’étrangeté de ces « langues » venues d’ailleurs suscitent en lui un défi, une émulation : il trouve des formules superbes pour décrire un passage d’oiseaux, ou le train de la meute des loups qu’il traque et auxquels il s’identifie pour mieux les comprendre, les décrire. La langue des plumes, des crocs, des regards enrichit merveilleusement la sienne.
Quel effet cela ferait-il, demandait le philosophe américain Nagel pour une de ses « expériences de pensée », d’être une chauve-souris ? (What is it like to be a bat ?) Qu’est-ce que cela me ferait, se demande Baptiste Morizot, de courir, de chasser, de penser en meute ?
Réponse dans ce livre, indispensable facteur d’ouverture et d’équilibre pour nos vies chétives, tellement confinées !
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