A la conquête optique du monde !
La lunette de Galilée
J’ai beaucoup délaissé, dernièrement, ce blog, pris par des voyages, diverses conférenes et aussi le début de la rédaction d’un livre (étape qui demande une concentration inhabituelle)… Tout de même, il faut fournir ! Je viens d’enregistrer pour le journal La Marseillaise distribué dans les Bouches-du-Rhône et le Var ce petit entretien, préliminaire à une conférence que je donnerai à Toulon, lundi 9 mars, à l’invitation du Centre méditerranéen des libertés. J’avais fourni à Marie-Paule Daru et Jacques Martin l’argumentaire suivant pour présenter, sur un flyer, mon intervention :
« Paroles et images, ces deux canaux de la communication ordinaire se complètent autant qu’ils s’opposent : on ne dit pas les mêmes choses selon qu’on préfère l’un à l’autre : si « une image vaut mille mots », inversement le langage (« logos ») détient des ressources d’abstraction, de syntaxe et d’articulations logiques qui ont alimenté, au cours des siècles et selon les civilisations, une méfiance vis-à-vis des infirmités de la pensée visuelle, qui peut aller jusqu’à l’iconoclasme : comment circonscrire « Dieu », ou certaines idées, par la seule représentation des yeux ?
Le choc de ces deux vecteurs de notre pensée peut aller jusqu’au conflit des civilisations ; l’affaire dite « des caricatures », à l’origine de l’attentat contre Charlie hebdo, montre que leur distinction n’a rien perdu de sa virulence. La conférence permettra d’explorer les fondements de deux façons de penser, en mots, en images, à partir de quelques outils tirés de la sémiologie, de la psychanalyse et de l’histoire de l’art. »
A la suite de quoi une journaliste de La Marseillaise m’a envoyé quelques questions, auxquels je viens de répondre ceci :
– Vous affirmez que « paroles et images se complètent autant qu’elles s’opposent ». Qu’entendez-vous par là et notamment en quoi consiste cette « opposition » ?
On ne dit pas les mêmes choses selon l’un ou l’autre canal, et pourtant l’information est également forte et indispensable de part et d’autre : une photo de presse non sous-titrée ne veut rien dire, tel cliché d’une guerre, ou d’une manifestation peut avoir été pris n’importe où, il faut donc la légende du texte pour « ancrer » la signification du cliché. Mais celui-ci peut avoir un impact considérable, très au-delà des mots : une photo « volée », une caricature de presse (je ne pense pas nécessairement à celles qu’on a accusées bien à tort de blasphème), un album de photos de famille ont une valeur d’information ou d’expression inappéciable ; comme dit le proverbe, une image peut valoir mille mots. Ceci, très vérifiable dans le monde du reportage, est encore plus vrai des sciences : que seraient aujourd’hui les soins sans l’imagerie médicale, qui permet de visualiser les couches profondes du corps, inaccessibles au simple regard ? Ou l’astrophysique ? Ou les sciences de la nature en général ? On allongerait sans fin la liste de cette conquête optique du monde, qui concerne à la fois le progrès des sciences et de l’information en général : nous apprenons immensément par les images, notre culture est largement visuelle. Mais inversement, certains discours ne sont pas illustrables, le raisonnement ou la pensée par concepts se laissent mal visualiser : il est interdit, dans deux des trois monothéismes qui fondent notre culture, de montrer « Dieu » ; mais on ne montre pas davantage des notions abstraites (l’humanité, l’identité, le temps…), voire des catégories logiques ou grammaticales essentielles à nos phrases. Prenez le jeu du Pictionary : pas de problème pour en dessiner l’image si vous tirez la carte « parapluie », ou « soleil » – mais imaginez d’avoir à illustrer des mots comme « équanimité », « tolérance », ou pire « néanmoins » ou « longtemps »… Une zone de notre cerveau traite les mots, une autre les images, ce ne sont pas les mêmes fonctions, même si bien sûr elles coopèrent.
– Utilise-t-on plutôt la parole ou l’image selon le message que l’on souhaite véhiculer ?
Nous mettons sans cesse en circulation toutes sortes de messages, depuis la posture de notre corps, nos gestes ou notre « look », jusqu’aux discours que nous tenons, parfois très protocolaires ou codés (le cours d’un prof, la conférence d’un chef d’Etat, ou le texte qu’on tape sur son clavier d’ordinateur…). Il semble intéressant de rappeler, puisque l’envoi de messages commence avec le comportement, qu’on ne peut pas ne pas communiquer : on gardera par exemple le silence face à une question, mais ce refus de communiquer aura de vraies conséquences, et constitue donc une « réponse » majeure ! En règle générale et en accord avec notre culture désormais audio-visuelle, il est recommandé de marier les deux canaux : un discours illustré de visuels retiendra mieux l’attention qu’un cours magistral purement verbal ; un livre ou un magazine illustrés de photos « chic et choc » frappent davantage qu’une froide typographie, un film attire plus de monde qu’une conférence, etc. Mais que vaudrait aujourd’hui un film totalement muet ? Comment « regarder » la télé en coupant le son ? Inversement, il y a une indéniable désaffection frappant la littérature pure : les romans à succès sont rapidement transformés en films, et dans les éditions suivantes des images de celui-ci viennent soutenir le texte, ou la lecture ! De même, la BD s’empare de nos grands classiques ; pour beaucoup aujourd’hui, les Misérables ou Notre Dame de Paris sont d’abord des blockbusters ou une comédie musicale…
– Vous évoquez l’affaire des caricatures comme une illustration du « choc de ces deux vecteurs ». C’est-à-dire ?
Notre culture de l’image remonte loin ! Le catholicisme a toute une tradition iconophile (l’amour des images) depuis, au moins, le concile de Nicée qui au VIIIe siècle déclara licite l’illustration de l’Ecriture sainte, contrairement aux partisans de la culture iconoclaste, pour qui les images insultent à la majesté et à la trancendance divines. Nous avons donc appris à interpréter les images au deuxième degré, comme des symboles ou des arrangements calculés de signes (graphiques), alors que pour d’autres, qui regardent au premier degré, l’image est un coup de poing, elle engage tout de suite la réalité, sans recul. Si vous ajoutez la vitesse de diffusion (d’un clic, tel dessin de Plantu ou de Charb se trouve au Pakistan), la force de frappe ou de clash du dessin augmente, sans l’amortisseur du contexte ou du commentaire.
– Vous êtes l’auteur d’un ouvrage intitulé « La communication contre l’information ». La première serait-elle en passe de prendre le pas sur la seconde ?
Ces deux notions se font depuis longtemps la guerre : les valeurs de la communauté, de la bonne relation ou du consensus contre le tranchant de l’information (définie comme ce qui dérange, ou ce qu’il faut péniblement chercher, extraire, traiter)… Mais oui, il faut toujours défendre la seconde contre les empiètements de la première. Un film comme L’Enquête (sur l’affaire Clearstream) actuellement sur les écrans, montre le courage qu’il faut pour informer, contre les forces de la connivence ou des avantages acquis.
– Votre thèse portait sur « la communication circulaire ». Pouvez-vous nous éclairer sur ce concept ?
Sujet trop vaste ! Mais impliqué dans ce que je viens de rappeler : la communication fabrique souvent du cercle, je veux dire du consensus, de la chaleur participative contre lesquels se brisent les essais de critique, d’ouverture sur d’autres mondes ou sur d’autres façons de voir le « même » monde. Or, chacun de nous habite un monde différent, ou « propre » : ne sous-estimons pas par chauvinisme, par refermeture sur soi, cette diversité qui est une chance, y compris pour « la » communication.
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