Impossible de dormir depuis 2 h ce matin, je me relève pour écouter France inter et les plateaux transatlantiques coordonnés par Fabienne Sintès, qui annoncent la Floride perdue, mais que Joe Biden peut encore gagner le Texas où les deux adversaires semblent au coude à coude, et que l’Ohio, la Pennsylvanie, l’Arizona ou le Michigan (la « voie du nord ») peuvent lui apporter dans quelques heures la victoire. Le temps de dépouiller tous les votes des fameux « swinging states », mais ce décompte a commencé par les villes, plus favorables aux démocrates, et au fur et à mesure qu’apparaissent les votes des campagnes, Donald Trump remonte, le rouge républicain s’étend sur la carte, pénible suspense…
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Une deuxième victoire de Trump nous ravagerait, pourquoi ? Je me rappelle ma gueule de bois au petit matin du 4 novembre 2016 quand, contre toute attente, ce fut irrémédiablement et décidément Trump qui s’imposa contre une Hilary Clinton à laquelle, au moment de nous coucher tranquillement, nous avions donné nos suffrages. Pourquoi, comment un Trump peut-il à ce point l’emporter, et cette nuit encore nous faire trembler pour son pays, et au-delà de celui-ci pour tant d’autres ?
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Trump a tout pour nous dégoûter. Qu’une presque majorité des Américains cette nuit le choisisse encore montre l’état lamentable de la plus grande démocratie du monde, ses partisans n’ont-ils aucune notion des intérêts de la planète et de la politique étrangère, comment peut-on être à ce point indifférent au danger climatique et aux ravages écologiques, ou à la crise sanitaire qui place les E.U. en tête des morts par Covid (200 000 ? Que de cadavres, que de sang sur les mains pour cet homme qui n’a pas su protéger ses concitoyens du danger, que de souffrances chez toutes ces victimes !)… Cela pèse donc si peu au moment du choix face à l’inepte slogan « America great again » ? Quelle idée primaire se font ces partisans de la grandeur ? Les dernières images de la campagne soulèvent le cœur, Trump contorsionnant son corps obèse sur l’estrade pour accompagner les flonflons d’une foire noyée dans les petits drapeaux étoilés, cette confusion entre programme électoral et parade de cirque, ou, lors du duel avec Biden, avec un ring de boxe ou un stade de foot, ces modèles sportifs constituant, à l’évidence, l’horizon culturel que leur champion offre à ses supporters. « He is cash ! », ai-je entendu chez ceux qui expliquent leur vote républicain, il est brut de décoffrage – ce mot suggérant donc qu’il est franc, pas comme ces politiciens qui nous entortillent de leurs bonnes paroles. Cash, il pense et il parle comme nous, et c’est tout ce qu’on lui demande…
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Cette justification montre à quel point le vote demeure prisonnier de considérations psychologiques primaires, narcissiques ou « horizontales » : on n’élit pas un leader pour ses bonnes manières, son intelligence ou son éducation supérieure qui pourrait élever la nôtre (ce que fut, dans une large mesure, le choix d’Obama, personnalité édifiante), mais pour au contraire confirmer, enfoncer ses supporters dans leur condition. Voter Trump ne permet pas d’accéder à la représentation, ou du moins traite celle-ci en miroir : on élit non un programme (détour laborieux, antipathique aux masses) mais un homme fertile en humeurs et en imprévisibles saillies, choisi pour sa proximité, sa jactance cash ! Trump est idiot, dégoûtant, insupportable dans ses manières de parler ? Oui, comme toute la politique, chose lointaine et pestilentielle, he’s the right guy in the right place ! Pour bousculer l’establishment ou lui faire honte, les masses se vengent en y collant sans autre considération un Trump, autant dire Ubu.
Pour celui qui n’accède pas au niveau d’une pensée véritablement politique, exercice rare ou difficile à partager, qui se soucie du bien commun et raisonne pour cela en termes de compromis et d’équilibres à construire dans un monde mouvant, complexe ou toujours différent, Trump propose en effet la plus enfantine des solutions. « Moi d’abord », ou le gros bâton, du bruit et des mensonges pour noyer l’adversaire au lieu d’argumenter. On voit par ce qui arrive cette nuit que la moitié des votants américains accède mal à l’argumentation, ils préfèrent l’étalage du fric et de la force, de l’intimidation, d’une autosatisfaction là où il n’y a pas de quoi se vanter. L’annonce, par Trump, qu’il ne reconnaîtrait pas le résultat des votes s’il perdait aurait dû suffire à disqualifier ce mauvais joueur ; de même son appel à peine déguisé aux milices qu’il tient en réserve, son chantage à la guerre civile ou aux émeutes, ou encore son recours à ces bataillons d’avocats prêts à surgir partout où les urnes le mettront en difficulté… « Great again », cette démocratie ? Trump est un cas d’école pour saisir avec quelle facilité celle-ci glisse au caniveau.
Mais sa victoire redoublée constituerait aussi le plus déplorable des signaux : avis aux petits dictateurs en puissance qui n’attendent que cela partout sur la planète, pourquoi faire l’effort de se montrer juste, tempéré, capable de raisonnements et de prises de décisions difficiles, quand c’est une immédiateté primaire, l’étalage de la vulgarité et le mépris de la vérité qui permettent de l’emporter ? Je ne sais sur quel dénouement va se lever le matin du 4, cette nuit américaine me fait, jusqu’ici, l’effet d’être bien sombre.
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