Le dernier film de Stephen Frears, Philomena, très touchant et appelé à une belle carrière, n’appelle peut-être pas un long commentaire ; chacun pourra y vibrer sans restriction en s’identifiant à cette quête d’une mère (Judi Dench) qui fut, cinquante ans auparavant, dépouillée de son enfant par un couvent de nonnes.
Deux particularités me semblent ici à relever : la façon dont Steve Coogan, qui joue à l’écran le journaliste Sixsmith, a précisément tenu le rôle de celui-ci dans la découverte de cette histoire. Coogan ne se contente pas de jouer, il a scénarisé et coproduit le film, en persuadant Frears de son formidable intérêt ; nous le voyons, dans les scènes d’exposition, journaliste parlementaire en rupture du parti travailliste, caresser le projet d’un livre sur l’URSS, et refuser d’abord le scenario trop sentimental de cette mère à la recherche de son fils, que lui raconte pour le tenter la propre fille de Philomena, rencontrée lors d’une soirée.
Le film que nous voyons nous montre ainsi ses propres conditions de production, ou de faisabilité : ce n’est qu’en rencontrant Philomena amenée au restaurant par sa fille que le journaliste va s’emballer, et se persuader qu’il a mis la main sur un formidable sujet. Or le même Steve Coogan qui joue l’enquêteur s’était d’abord, le premier, passionné pour cette histoire et sa conviction a permis d’en tirer ce film – ou, dans la transposition portée à l’écran, un reportage pour un grand magazine.
La passion du journaliste épouse celle de la vieille dame, et tous deux vont composer, au fil des péripéties, un couple d’enquêteurs aux échanges savoureux, la vie de l’obscure fille-mère devenue nurse n’ayant pas précisément évolué dans les sphères fréquentées par un Sixsmith fraîchement débarqué d’une jetset branchée. Mais au-delà du choc des deux conditions, et de leurs caractères également affirmés, une différence de taille les sépare : Sixsmith est mû par un intérêt journalistique qui tourne à la passion, mais qui ne le concerne pas dans son histoire ni dans sa chair ; il ne poursuit qu’un scoop là où Philomena, avec toute sa douleur et sa tendresse, est à la recherche de son fils Anthony. L’un veut raconter fortement une histoire, l’autre retrouver son fils ou, puisque l’enquête assez tôt établit qu’il est mort à quarante-deux ans du Sida, découvrir des signes qui attestent d’une façon ou d’une autre que lui aussi l’aurait recherchée. Un des sujets de leur sous-conversation tient donc à la déontologie du journaliste : comment va-t-il raconter, quoi dire et jusqu’où ? Et d’abord, publiera-t-il cette histoire (comme sa rédac’chef émoustillée l’y pousse) si Philomena finalement s’y oppose ?
Une autre différence de taille oppose Philomena à Sixsmith : elle, qui fut l’humble servante et le souffre-douleur des sœurs, malgré les mauvais traitements infligés au couvent irlandais de Roscrea est demeurée croyante, pas lui. De sorte que la foi conservée de Philomena nimbe ce personnage, et ce film, d’une entêtante et persévérante douceur : c’est cette douceur qui pousse les portes, celle de Pete Olsson d’abord (qui vécut avec Anthony et ouvre à a mère ses archives vidéo), puis celle du cimetière final où repose Michael Hess/Anthony Lee, « man of two countries and of many gifts »… Confrontée à l’indignation et aux emportements de son fougueux compagnon, nous la voyons rentrer en elle-même pour méditer, pour se souvenir, cramponnée à une unique photo jaunie (étonnante scène du balcon) et – dans la poignante scène finale – pour pardonner.
Il y a un mystère-Philomena, comment réussit-elle à surmonter sa douleur ? Par petites touches, doucement ici encore, le film le suggère : si Anthony a gagné en la quittant une meilleure vie, elle peut donc trouver en elle ce rôle de mère-donnante qui consent après coup à l’arrachement, elle parvient, du fond de sa misère et en s’inventant par bribes la vie dérobée de ce fils, à séparer le souvenir du trauma.
Lors de cette confrontation ultime qui achève l’enquête là où elle avait commencé, le film nous emporte assez loin d’une detective story aux rebondissements divertissants, il prend le spectateur à la gorge par l’évidence d’un véritable acte de grâce : pardonnant à la sœur Hildegarde qui, dans son fauteuil roulant, n’a rien perdu de sa vindicte contre les filles-mères et contre le sexe en général, Philomena peut accéder à la tombe où Anthony a voulu qu’on l’enterre, pour qu’un jour sa mère comprenne que lui aussi l’avait cherchée. La colère de Sixsmith contre les sœurs est terrible, il refuse haut et fort de leur pardonner cinquante années de mensonges et de dissimulation. Et nous lui donnons raison, comment, après Magdalena sisters, les catholiques irlandais se remettront-ils de ce nouveau réquisitoire ? Le pardon accordé par Philomena pourtant, in extremis, nous ouvre à une autre dimension, en nous faisant passer d’une dénonciation à une morale finale qui rappelle aux religieuses (et à nous-mêmes) le message évangélique plus fort que les horreurs du couvent : cela, décidément, s’appelle la grâce.
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