Lors d’un passage à Venise en mai dernier, nous avions visité à la Dogana l’imposante installation de Damien Hirst, « Treasures from the Wreck of the Unbelievable ». Ce déballage m’a remis en mémoire l’ouverture en 2006 du Palazzo Grassi pareillement dédié aux collections Pinault, à laquelle j’avais assisté, et ce texte alors publié dans Médium (numéro 8). Je le redonne ici, avant d’évoquer la dernière prestation de l’artiste le plus cher de Grande-Bretagne.
Au matin du 29 avril 2006, la France a effectué à Venise un retour par la grande porte avec la tapageuse ouverture de la collection de François Pinault, au Palazzo Grassi. Plusieurs centaines d’invités purent ainsi découvrir, sur trois étages, un dizième environ des acquisitions de l’industriel. Ni le contenu des salles (froidement rénovées par l’architecte japonais Tadao Ando), ni les déclarations convenues du mécène dans la longue interview du Monde de la veille ne permettent vraiment de connaître ses goûts. Qu’a-t-il à dire des œuvres qu’il achète ? Ou de celles ici prioritairement exhibées ? « Matériaux mixtes » et untitled dominent, jusque dans les commentaires… À deux pas de l’Accademia aux salles vieillottes, mal éclairées mais riches de quels trésors ! qui lui fait face de l’autre côté du Grand Canal, le Palais Grassi propose un modèle de circulation fonctionnelle, de lumières implacables et de show-rooms climatisées pour voir – quoi ? Un toutou géant en plastique fluo, posé sur un caisson flottant à l’entrée du Palais, et, suspendu sous le porche, un énorme cœur du même matériau et du même Jeff Koons, donnent le ton : miroirs kitsch, baudruches pop, vous qui entrez laissez toute espérance…
Ces deux « œuvres » ainsi placées pour accrocher les regards des touristes du vaporetto figurent à Venise ce que les boules de chocolat « Amadeus », vendues à Salzbourg, sont à la musique de Mozart, que retenir de cette confiserie vite sucée ? Le prix des œuvres exposées semble l’ingrédient essentiel de leur valeur, et la critique-marketing tient désormais tout entière dans la question du populaire Jean-Pierre Pernaud, combien ça coûte ? Une salle de Damien Hirst (l’artiste-le-plus-cher-de-Grande-Bretagne) montre deux vaches débitées en tranches comprimées dans du plexiglass (entre lesquelles on circule pour ne rien perdre du détail des viscères) : matériau mixte, vache, formol, matières plastiques… Dans la salle voisine, le même expose des rayonnages de pillules et de médicaments. Ailleurs deux Rothko, aussi chers paraît-il que le Palais lui-même (vraiment ?) ; l’inévitable Maurizio Cattelan (pour un petit Hitler agenouillé en prière, évidemment très cher) ; des installations métalliques de Donald Judd, forcément à l’étroit ; et bien sûr Warhol (beau portrait de Mao), Manzoni, Fontana, Ryman… Dans un angle, un « Cochon mécanique » de Paul McCarthy crée l’attroupement : couché sur un pupitre hérissé de branchements électriques, il semble respirer et chacun guette les mouvements de sa queue ; une « Aluminium girl » (Charles Ray, 2003), nue et grandeur nature, se tient debout dans le couloir, protégée de la foule par une hôtesse (vêtue), elle-même de petite taille et qui lui ressemble étrangement. Je fais remarquer à la jeune femme ce mimétisme troublant, elle rougit, toute ressemblance avec le mannequin blafard disparaît aussitôt.
Matériaux mixtes, vache, formol, plexi-glass
De l’autre côté du pont de l’Académie, le vernissage se prolonge par une réception à la Fondation Gugenheim décorée du Collier de Peggy, une guirlande de géantes boules de verre « de Murano » qui ceignent le bâtiment en plongeant jusqu’à l’eau. Une société largement française se presse sur la terrasse, autour d’un copieux buffet ; un conservateur de musée me parle de l’opération Pinault où il voit une chance pour la création contemporaine, pas de rupture, « Con-ti-nui-té » insiste-t-il en avalant son risotto. D’où nous sommes, le regard embrasse le Grand Canal du Palazzo Grassi à la Douane de mer : quelle vue aura inspiré autant d’images, suscité autant de rêveries littéraires ? Sous nos pieds, la collection présente quelques tableaux, notamment de Tanguy et de Chirico (une toile métaphysique à la tour rose) devant lesquels longuement rêver. Là-bas sur son baquet, le « Balloon dog » de l’ancien broker salue d’une oscillation cynique chaque passage de bateau. « Where are we going ? », questionne sobrement la façade. Continuité ! Mais Venise a survécu aux pollutions, aux provocations, aux injures (dont un méchant pamphlet de Régis Debray)…, elle en verra d’autres.
Au XVIIIe siècle, un riche banquier s’illustra devant ses invités en jetant, dit-on, des pièces d’or par les fenêtres – un filet était tendu sous l’eau, qu’il relevait après leur départ. La rencontre des badauds, des bouffons et des money makers, aussi vieille que la Sérénissime, ne s’arrêtera pas à ce Pinault-show.
Qui reprend donc (mai 2017) dans cette Punta della Dogana plus récemment acquise, pièces claires, très aérées en hauteur, magnifique architecture de briques et de poutres séculaires entièrement dédiée au dernier projet de Damien Hirst : exposer les épaves fabuleuses qui viendraient non d’un seul naufrage, mais qui seraient un peu les épars flottant à la dérive de nos souvenirs muséaux, voire de fantasmes venus de la BD ou de la culture pop, bijoux assyriens, buste de Nefertiti, bouclier d’Achille, gorgones ou Godzilla géant, chaque pièce dûement coulée en « matériaux mixtes », métal doré, résine, pâte de verre… Hirst propose évidemment une méta-exposition ; sa fable des épaves, explicitée à grand renfort de vidéos filmant des équipes de plongeurs affairés à localiser et à extraire des fonds marins les supposés « trésors », invite à réfléchir aux différents états de la conservation, et à la question de savoir quoi montrer (ou enregistrer) : depuis une humble pièce de monnaie ou une bague remontées des abysses où elles auraient coulé « 500 years BC », jusqu’à des ours gigantesques, au corps hérissé de coraux, ou au combat titanesque d’une déesse à dix bras contre une hydre à plusieurs têtes (cette pièce monumentale est disponible sous deux espèces, en métal poli puis en version sous-marine, rongée de mousses et de coquillages)…
Chaque petit cartel constitue un clin d’œil de (fausse) érudition, et donne une incontestable saveur à ce déballage de trucages, de faux témoignages ou d’à peu près ; prise au piège, notre mémoire scolaire ou muséale peut entrer dans le jeu des semblances, et plus d’un spectateur dut repartir content d’avoir assisté, vraie ou fausse peu importe, à une telle reconstitution. Mais on ne s’empressera pas de citer Borgès, qu’on diminuerait considérablement en l’évoquant à l’appui de cette exhibition ; l’opération de renflouage, et de flouage, ici menée par Hirst flirte avec le vertige des abysses mais ne s’y risque guère, les références mises en oeuvre demeurent solidement amarrées aux filets du goût et du lieu communs, ou aux « trésors » de la culture de masse ; les contenus de cette Mostra, et les questions posées, relèveraient davantage de Paolo Coelho que de l’auteur autrement dérangeant de Fictions.
Notre groupe était partagé sur l’intérêt de ces coruscantes trouvailles. « C’est fabuleux, ces couches d’histoire qu’il nous fait traverser, et cette idée de sauver toute cette mémoire des eaux !… – Tu sais, je trouve que l’histoire a bon dos, et que chez Hirst la mémoire est plutôt malmenée ! – Comment, tu n’es pas sensible à tout ce qu’on reconnaît, les Grecs, les Perses, l’Inde, les mythologies… – Oui, on peut même parler d’une auberge espagnole ou d’un bric-à-brac. Cette reconnaissance est toujours le degré-zéro du goût ou de la critique, elle me fait penser à ce film auquel nous avons assisté ensemble dans un village corse, projeté sur les lieux mêmes de son tournage, les gens reconnaissaient le pépé, le gamin du coin, ils s’esclaffaient devant l’écran mais sur le fond – rien à dire ! J’attends des œuvres non des citations, du déjà-vu, mais qu’elles nous fassent véritablement connaître quelque chose. Quel est le message de Damien Hirst et de François Pinault à travers ce déballez-moi ça du toc et du tape-à-l’œil? Que ces dégoulinades d’or, d’argent et de faux coraux coûtent très cher ; et que tout est toc ! Mais les badauds raffolent du spectacle de la richesse, qui leur semble justifier le prix du billet (on en a pour son argent), et plus c’est grand plus c’est fort. Sans lésiner sur les moyens, notre camelot du cliché chic et choc a donc édifié au Palais Grassi, où se prolonge l’exposition, un « démon mésopotamien » (sans tête) de dix-huit mètres, bien conçu pour forcer l’admiration du chaland. Cette démesure n’est pas forcément la marque du génie car à ce compte Jean-Pierre Pernaud (encore !), avec son concours de « la saucisse la plus longue », déclenchait avant lui l’ébahissement des foules…
Les chercheurs de trésors engloutis risquent d’être déçus, voire irrités par cet étalage rutilant ; rarement une Mostra aura mis autant de moyens au service d’un imaginaire artistique aussi pauvre, ou consensuel. Mais le couple Hirst-Pinault, fier de camper en de pareils lieux, reflète fidèlement son époque : une culture exténuée, ou creuse, compense par l’accumulation écrasante des copies, et par un encombrant gigantisme, son absence criante de génie.
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