Un mail a circulé ces jours-ci parmi notre réseau des convivialistes (à la suite il me semble de propos lancés par notre ami Edgar Morin) pour poser la question de la valeur, ou de la notion, d’humanité. Qu’en faisons-nous, l’entendons-nous encore ?
Déchirée, émiettée, foulée aux pieds par certains, elle n’a pas bonne presse depuis que le mouvement « woke » a récusé l’idéal universaliste des Lumières, et l’horizon philosophique dans lequel j’ai moi-même grandi. Dans les années 70-80, et pour combattre l’homophobie, le racisme, pour défendre les minorités opprimées ou la cause des femmes…, il était évident parmi nous qu’il convenait, contre toutes les discriminations, d’affirmer l’universalité des conditions et de ne rien céder sur leur foncière égalité (d’où découlerait la fraternité, et la reconnaissance des différences).
Ce rappel à l’universel n’était certes pas évident à démontrer, puisque nulle part on n’observe la tant désirée « égale dignité » des personnes. On ne peut que revendiquer celle-ci comme un idéal à réaliser, à défaut de la constater. Dans le monde moral comme en géométrie, où les cercles et les droites que nous traçons ne respectent pas empiriquement leurs définitions théoriques, l’universel ne se laisse nulle part observer ; il demeure une exigence de la raison, un horizon idéal vers lequel tendre, et non une donnée factuelle déjà accomplie. Mais c’était un motif de plus pour s’en réclamer ou, dirait un kantien, le postuler. Notre raison connaît des vérités auxquelles, laissées à elles-mêmes, nos perceptions n’accèdent pas.
Arc-boutés sur ce partage fondateur entre d’une part la loi morale en nous (et, ajoutait Kant, le ciel étoilé au-dessus de nos têtes), et d’autre part les accidents et tribulations du monde empirique, des générations de professeurs de philosophie se faisaient forts d’élever les jeunes consciences aux puissances et aux prestiges de l’idéal. La chute des corps ou la trajectoire du boulet de canon calculées par Galilée ne vérifiaient pas dans leur course la pureté de sa prédiction ? Pourtant c’est en s’accrochant aux idéalités mathématiques, malgré les démentis de l’expérience, que l’illustre promoteur de la physique classique ouvrait un boulevard à notre monde scientifique et technique, tendu vers la rigueur et la précision… « Que nul n’entre ici s’il n’est géomètre » : de Platon à Kant, l’exigence d’un monde idéal n’aura cessé de redresser le regard philosophique vers le ciel.
Ou pour le dire d’un mot, grec : dans le logos se rencontraient à la fois le langage, le calcul et la raison. Philosopher c’était logon dounai, rendre raison ou argument pour argument, et c’est ainsi (et seulement ainsi) qu’un horizon de pacification s’ouvrait pour cette humanité que nous avons en partage, l’espèce des animaux parlants et doués dans cette mesure d’un minimum de sens commun. Enseigner la philosophie s’identifiait à ce chemin de lumière (et des philosophes des Lumières) au terme duquel les hommes, aimantés par cet idéal universaliste, ne pourraient que tomber d’accord ― tant pis pour toi Calliclès, dégage Gorgias !
La montée de l’individualisme, et son moteur le néo-libéralisme qui ne cesse de ronger ou d’attaquer les institutions garantes d’une certaine égalité entre les hommes (au premier rang desquelles notre école laïque et républicaine), les revendications parallèles des cultures qui, dans l’universalisme jadis postulé, ne voient que le rouleau compresseur du colonialisme et de l’ethnocentrisme, et revendiquent fièrement leurs irréductibles différences…, tout ce soulèvement, qui a brandi avec Derrida mais aussi Deleuze, Foucault ou Judith Butler le mot d’ordre de la déconstruction, ont morcelé de mille façons notre paysage.
La déconstruction soupçonne ou met en évidence, sous le jeu réglé des échanges d’une raison apparemment une et pacifique, les dénivelés parfois abyssaux des conditions d’énonciation, ou d’interlocution. Chacun identifie sa culture à l’horizon commun, alors qu’il parle et pense depuis une clôture irrémédiable ; nos mondes propres se font la guerre, bien loin de conspirer ou de travailler en direction d’un « propre de l’homme », ou d’un univers commun. Il est bien vrai que le monde masculin n’est pas celui d’une femme, le monde de l’hétérosexuel pas celui des communautés LGBT, que l’horizon du colonisateur européen ou américain ne coïncide pas avec celui de l’indigène africain ou amérindien, etc. De sorte que le beau mot de culture, fièrement décliné au singulier (dans un monde ancien), s’abime sous nos yeux en un pluriel irréversible qui en retourne la signification : jadis principe d’ouverture et d’entente par le haut, les cultures désignent leur fermeture, et nous imposent d’associer, par allitération, culture à clôture…
Déconstruire, ce maître-mot d’une philosophie qui se répandit aux Etats-Unis comme une traînée de feu (jusqu’à inspirer à Woody Allen un titre de film, Deconstructing Harry), c’était donc faire droit aux conditions toujours particulières de l’énonciation, en élaborant un peu mieux la question de savoir « qui parle », ou d’où-tu-parles. C’était, sous un universel de surface qui eut parfois la main bien lourde, faire droit aux irréductibles existences individuelles, aux résistances particulières. Déconstruire n’est pas détruire mais détisser, désenchevêtrer une parole de son contexte pour faire surgir l’impensé, le connoté, et ainsi se projeter plus loin. Là où une pensée binaire s’obstine dans ses oppositions reçues, la déconstruction derridienne proposait un enrichissement du débat, un geste de paix ou un dénouement bienvenu. Contre la crampe identitaire accrochée à son chez soi, Derrida questionnait sans relâche la valeur d’hospitalité, et brouillait notre perception des frontières.
Ce philosophe eut toujours, devant les communautés refermées sur leurs dogmes, un mouvement de recul ; Derrida détestait appartenir. Or le paradoxe de son fulgurant essor aux Etats-Unis est d’avoir contribué (dans la mesure où l’on peut prêter à une philosophie une efficace) au morcellement communautariste de la société qui vient, et au marquage renforcé des mondes propres.
En se réclamant de la déconstruction, la femme peut dire à l’homme, ou le noir au blanc, ou le LGBT à l’hétérosexuel…, qu’ils n’ont décidément rien en commun et que discuter de leurs différences ne mène nulle part. Pire : qu’il n’y a rien à apprendre du territoire de l’autre, et que (pour une néo-féministe) ouvrir un livre rédigé par un homme présente un risque de pollution…
La couleur de peau, le choix sexuel, mais aussi la religion, ou le passé historique, donnent un tour d’écrou supplémentaire à ces verrouillages identitaires. Comment s’entendre désormais avec un partisan du wokisme ? Ce mouvement, apparemment irrésistible, a pour lui quelques évidences bien lisibles dans la géographie, l’histoire ou la langue ; une ligne-chair supplante l’antique ligne-verbe, on met en avant son corps, par définition singulier, unique et ineffable, on s’enferme dans son particularisme, on célèbre en rond « le narcissisme des petites différences » (comme les appelait Freud) – sans élever plus haut le regard, ni le débat. Leur vie s’est arrêtée là ! (Pour le chanter avec Alain Souchon.)
Dans ce monde où la guerre plus que jamais fait rage, comment croire qu’un pareil morcellement favorise l’empathie, qu’il soit vecteur de pitié, de charité ou de respect ? L’atroce conflit israëlo-palestinien rend ses commentateurs ou ses témoins hémiplégiques, rares sont les observateurs qui tentent de faire valoir les raisons de chaque camp, c’est l’un ou l’autre, il n’y a pas de « « oui mais » ni de compromis !
Et notre humanité un peu plus chaque jour s’émiette et s’effondre.
(à suivre)
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