La plaque de rue mise en circulation par les convivialistes, qui a inspiré le précédent blog, me rappelle qu’en 2019 j’avais posté ici même un billet intitulé « Humus, humanité », pour faire réflexion sur une étymologie, c’est le cas de le dire, fondamentale. J’en redonne l’essentiel :
En conversant avec Yves Citton à la suite de la mémorable journée passée à Vizille (à l’invitation de Philippe Mouillon et de la revue Local contemporain), côté parc ou côté château, j’ai compris combien avait marqué les esprits l’expérience des participants invités ce matin-là à se vautrer parmi un troupeau de vaches, que celles-ci traitaient comme leurs veaux en les léchant à la ronde. Nous côtoyons parfois de si près le règne animal sans qu’il nous touche vraiment ! Plus précisément, comme écrit Lamartine, « le monde des animaux est un océan de sympathies dont nous ne buvons qu’une goutte, quand nous pourrions en absorber par torrents ».
Pourquoi ce détour par l’animalité, pour traiter d’humanité ? Descendu du piédestal intellectuel où nous vivons tous plus ou moins juchés, notre ami ce jour-là avait touché terre. Expérience salutaire, et qui fut pour certains un véritable chemin de Damas ! Je ne sais plus qui a écrit sur les philosophes désarçonnés, Saint Paul, Montaigne tombant de cheval, Rousseau reprenant conscience après sa chute racontée dans la fameuse Cinquième rêverie et vivant l’extase d’une communion fugitive avec le retour à l’Ëtre, entre un talus mouillé et un ciel étoilé… Expériences fondatrices, c’est-à-dire proprement du fond. Un fond que nous ne voyons pas, que nous touchons rarement, mais que certaines expériences provoquées par l’art, l’accident, l’amour ou la maladie nous rappellent, auquel elles nous ramènent impérieusement.
Il est vital, il est salubre de se trouver ainsi catapulté, « envoyé par le fond ». Un fond que nous passons notre vie à méconnaître tellement nous évoluons parmi les figures, c’est-à-dire ce que nous savons percevoir, découper ou clairement nommer. Le fond n’a pas de visage, ne se tient pas en vis-à-vis, n’est décidément pas un objet. Mais un milieu indistinct, un magma ou un Ça dirait le psychanalyste, un médium pour le médiologue, la terre noire de nos songes, un falun à perte de vue ou de prise, généralement inatteignable, insoupçonné.
Falun, ce mot rare désigne le dépôt des tourbières, la poudre ou le gisement de nos déchets, ce qu’on expulse parfois du fond d’une poche ou qui s’accumule au creux des tiroirs, des caves que depuis longtemps on ne visite plus, qu’on n’a pas le temps de trier. « Zeitlos » comme disait Freud de l’inconscient, ce qui végète à l’écart du temps, des scansions de l’histoire, de ses récits ou de ses événements : inaperçu, court-circuité par la marche du monde, des affaires, des grandes nouveautés brillantes, bruyantes… Il n’y a pas de musique ou de bruit qui ne soient baignés de cette sourde rumeur, pas d’événement qui ne se double de ce halo d’indistinction, pas de figure derrière laquelle n’insiste, et ne germine, un fond. Qu’encore une fois et par définition nous ne voyons pas, s’il est vrai que voir (entendre, penser) c’est isoler, reconnaître, découper ou nommer.
Or ce mot « fond » s’écrit aussi avec une esse, le fonds désignant alors le fundus latin, la ressource comme on dit d’un musée, ou d’une bibliothèque. Cette proximité lexicale touche à la sémantique : tout fond(s) est capable de nous intéresser, de nous nourrir pour peu que nous l’approchions, ou fassions l’effort de le scruter. À vrai dire, cette expérience n’est pas rare, c’est même la plus ordinaire qui soit mais nous n’en avons pas conscience, elle ne s’inscrit pas sur le registre de nos pensées articulées ; elle borde notre conscience, elle veille sur elle ou sur nous comme le falun de nos rêves veille sur notre pensée diurne, et peut-être la vivifie. « Travail du rêve », énonçait Freud assez paradoxalement pour nous rappeler cette ressource de germination, en marge ou à l’écart du grand train des choses ou des affaires. Un fond(s) ne cesse d’insister à bas bruit en nous, entre nous, à la façon aussi dont l’humus ne cesse de travailler sous nos pieds (pétri par les vers de terre, comme le rappelle en cette rentrée littéraire de novembre 2023 le roman Humus de Gaspard Koenig), et de nourrir notre humanité.
Humus, humanité : lumineuse étymologie, où la proximité sémantique pour le coup éclate ! Et nous rappelle à quel point nous sommes fils de la glèbe, et solidaires de tout un milieu loin duquel, sans lequel toute vie individuelle aurait vite fait de s’étioler et disparaître. Or nous percevons mal ce milieu, et dans cette mesure nous le maltraitons, nous ne lui rendons pas justice ni hommage, nous n’en faisons pas le partenaire qu’il est pourtant, bien réel, de la moindre de nos interactions. Comment traitons-nous l’air de nos villes, les bas-côtés de l’autoroute, l’eau des rivières ou des mers et tous les animaux qui les peuplent, qui en vivent aussi ? Quelle négligence est la nôtre dans le traitement de ces boucles trophiques, de ces partenaires cachés qui nous regardent et que nous regardons et gardons en retour si mal, si désastreusement !
Non seulement la Terre souffre mais elle se dérobe, se rétracte ; notre monde est devenu dense au fil de nos voyages, de nos commerces et de nos communications, les espaces vierges ou sauvages fondent comme glaciers au soleil ou brûlent comme nos forêts, nous ne saurons bientôt plus où aller pour refaire l’expérience de ce contact régénérateur avec l’humus, vecteur et pourvoyeur de l’humaine condition. Tel est notamment l’argument de Bruno Latour dans un petit livre aigu et militant, Où atterrir ? (La Découverte, 2018), où il prophétise l’extension à chacun de l’épreuve des migrants, qui n’ont plus de terre habitable. Qui ont vu, comme un tapis, l’humus ou le sol se dérober sous eux.
La Terre nous quitte. Impensable divorce, n’est-elle pas notre fonds, notre commun par excellence ? Notre maison ? Et de cette fracture, un Donald Trump a pu se réjouir en refusant de respecter les accords de Paris sur le climat : votre terre n’est pas la nôtre, a-t-il pu marteler à longueur de tweets, vous et nous n’avons rien de commun – et c’est à établir cela que servent aussi les fake news, à chacun sa vérité, l’objectivité n’est pas un objectif et les problèmes de Paris ne concernent pas Washington !
Contre ce déni de solidarité, comment réagir ? Quoi opposer à la vision étroitement comptable, bassement immédiate du bien-être ou du profit ? Avec un Trump et ses semblables comme interlocuteurs, Bolsonaro au Brésil ou l’ultra-libertaire Javier Milei en Argentine, il ne sert pas à grand-chose d’argumenter, en rappelant par exemple que l’écologie c’est l’économie au sens large, la prise en compte de biens, et de dons (l’eau, l’air, la terre) qui n’entrent pas dans les circuits marchands mais qui en sont la condition d’exercice, et de maintenance. Comment amener tous les Trump qui nous accablent à réaliser ?
En faisant donner contre eux le fonds, cette rumeur grondante qu’ils n’entendent pas mais qui enfle, et qui pourrait se déchaîner. Quand une Greta Thunberg par exemple croise le Président, celui-ci peut bien la traiter de gamine, c’est une vague de jeunes qui déferle avec elle dans les rues en scandant des slogans au nom de leur avenir, qu’on ne voit pas mais qui constitue bien notre fonds, ou notre horizon. De cet humus que je disais participe au premier chef la ressource de la jeunesse, ce qui pousse. Qui ne saurait donc penser ni agir hors sol, qui ne s’en est pas encore détachée, qui s’éprouve intimement solidaire ou concernée, reliée.
Deux manifestations ont frappé les participants de la rencontre de Vizille, en marge des débats, l’approche du troupeau mais celle aussi, symétrique et comme inversée, d’un Abraham Poincheval juché sept jours sur son mât de vigie, isolé en plein ciel. On a glosé sa prestation par le retirement du stylite, ce moine méditant qui passait sa vie édifiante en haut d’un fût de pierre, comme Saint Siméon dont on peut voir encore la colonne tronquée au nord d’Alep, quelque part au seuil du désert. Abraham fait-il vœu d’isolement, avec cette expérience en effet peu commune d’une vie quelques jours passée sur cet étroit îlot rincé des pluies et balancé par les vents ?
Je dirais plutôt que sa performance pose une loupe grossissante sur ce travers, ou cette postulation dont nous souffrons, d’une vie hors sol. Isolée dans sa bulle, postmoderne, ce piédestal anrelique emblématise le comble de l’individualisme ; un détachement dont il faut, assez vite, redescendre tellement cela n’est pas soutenable. En regagnant tôt ou tard, Poincheval, le plancher des vaches !…
Pascal, « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ».
Le titre de ce billet posté en 2019 récapitule donc notre tension entre deux invisibles, l’humus que nous voyons si mal et dans cette mesure maltraitons, l’humanité encore plus malaisée à discerner, mais qu’il serait vital de rappeler à tous les partisans du woke, prompts à dénoncer dans l’universel une ruse de l’impérialisme, fiers de circonscrire leurs rapports sociaux à leurs chétives communautés. Quel fatal recroquevillement, quelle restriction de nos curiosités, n’y a-t-il, vraiment, rien à voir, à sentir ni à penser au-delà ?
(à suivre)
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