Le cinéma Pathé-Gaumont Opéra projetait jeudi 27 au soir, en avant-première, le dernier film de Polanski présenté à Cannes, La Vénus à la fourrure, séance ouverte par Polanski lui-même, et ses deux interprètes Emmanuelle Seigner (qui est aussi sa femme) et Matthieu Amalric. Les trois complices ne se montrèrent pas bavard, « Vous allez voir ce que ce couple infernal m’a fait subir », déclara sobrement Amalric, et Polanski lança « Amusez-vous bien », comme pour nous rappeler qu’il s’agissait d’une comédie, voire d’une bonne blague – après quoi le noir se fit.
Car ce film est en effet très noir, avec des moments de franche hilarité ; comme dans son précédent (et excellent) Carnages, tiré d’une pièce de Yasmina Reza, Polanski suit ici l’adaptation théâtrale donnée du célèbre roman de Leopold Sacher-Masoch par David Ives (coscénariste du film). On connaît, depuis Le Couteau dans l’eau, Répulsion, La Jeune fille et la mort ou Rosemary’s baby, la prédilection du cinéaste pour les lieux ou huis-clos, ici la salle et la scène d’un théâtre dont les portes s’ouvrent et se ferment sur le début et la fin de toute l’histoire : celle d’une comédienne, d’abord légèrement paumée, qui se pointe en retard auprès d’un célèbre metteur en scène à la recherche d’une interprète pour le rôle-titre de sa pièce, La Vénus à la fourrure. Le temps des auditions est passé, Thomas va rentrer dîner chez lui, excédé de n’avoir vu défiler que des « pétasses » incapables d’articuler le texte, quand celle-ci qu’il traite d’abord de haut le supplie de lui donner sa chance. Le dialogue, puis bientôt le duel qui s’engage, autour des premières pages à dire, en passant par un divan, pour finir autour d’un cactus mexicain…, sont un régal de rebondissements, de retournements incongrus et de perversité, tant cette intrigue en effet très drôle sonde les abîmes et se joue des identités. Qui est ce metteur en scène d’abord dominateur, et qui cette pauvre gourde au prénom néanmoins prédestiné, Wanda, qui prétend lui apprendre son texte ?
Amalric double à merveille la position même de Polanski (sa petite taille, son visage vite éberlué, son absence définitive de prestance lui ressemblent), d’abord sûr de lui, puis très vite dépassé par les propositions perspicaces, malignes, scabreuses de celle qui ne semble qu’interpréter, mais où commence, où s’arrête le jeu ? Sur la frontière entre l’acteur et le personnage, entre la réalité et la fiction, le théâtre et « la vie », sur le retournement de l’autorité en étrange soumission, sur la confusion du fantasme et de l’objet du désir – Pirandello auquel on songe ici souvent est loin d’avoir tout dit. On connaît mal le masochisme, cette « pathologie » vénérienne à laquelle l’auteur princeps de cette pièce a donné son nom, parce que ce type de désir, ou de jouissance, semble prendre l’homme à contre-pied ; confronté à la femme, pour peu que celle-ci, drôlesse, Vénus ou comtesse, emprunte la carrure d’une Emmanuelle Seigner prompte à endosser le rôle de Wanda la maîtresse, l’homme maso dévisse, part en charpie, se fait petit ou étrangement féminin. C’est d’un chassé-croisé des genres, des rôles ou des demandes sexuelles que nous rions invinciblement, comme nous font rire l’arroseur-arrosé, ou le poursuivant-traqué, mais ce comique pose les questions les plus graves : de la séduction, de la perte d’identité, de la proximité d’eros et de thanatos, du consentement à la domination, du plaisir infini avec lequel un sujet accepte de devenir objet de l’autre…
Disons, pour ne pas trop déflorer la vision des spectateurs (nombreux sans doute) qui découvriront ce film en novembre, qu’on y survole, de bien près parfois, les abîmes d’une séduction, d’une soumission. L’accueil cannois fut, paraît-il, mitigé ; celui du Pathé-Gaumont m’a semblé chaleureux sans plus. Polanski, cinéaste toujours politique, installe indéniablement un malaise en scrutant la fêlure des êtres, la pente atroce de leur dépendance, l’impossible fidélité à soi-même, la malédiction d’être un sujet… Il travaille pour cela ses intrigues et cerne ses personnages au plus près : quatre dans Carnages (dont l’inquiétant, l’hilarant Christopher Waltz), deux avec cette Vénus, couple très suffisant pour observer, dans le tube à essais du théâtre, les précipités drolatiques et la clinique tragique d’une passion, ou d’une pathologie, qui jusqu’au grand Sacher-Masoch n’avait nulle part de nom.
Laisser un commentaire