On connaît la maxime énoncée par Tancrède à l’intention de son oncle Fabrizio, prince de Salina, aristocrate au bord de la déchéance dans le roman de Lampedusa, Le Guépard, « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Formulé par le fougueux neveu enivré de caracolades dans les troupes de Garibaldi, où il joue à la Révolution, cet adage qu’on peut trouver cynique, ou désabusé, exprime une concession du jeune « révolutionnaire » à l’ordre ancien, et un conseil au vieil homme qui le représente : si nous voulons conserver cette culture, ce passé brillant et tout ce que toi et moi aimons dans nos traditions, il faut consentir aux réformes et aux sacrifices que nous impose le Risorgimento.
Autre contexte, la même phrase atterrit ces jours-ci dans les commentaires de quelques éditorialistes pour décrire notre situation politique, et le résultat d’un singulier coup de force présidentiel : il aura donc fallu un vote majoritairement de gauche aux dernières élections pour que nous héritions d’un des gouvernements les plus conservateurs de la Cinquième République !
On fait souvent cette citation, approximativement et sans toujours bien l’entendre ; façon d’orner d’un vernis de respectabilité la maxime plus populaire « Plus ça change et plus c’est la même chose », ou « Rien de nouveau sous le soleil » ? Aussi convient-il peut-être de l’éclairer dans son ambiguïté, ou son mystère.
Je m’interrogeais dans un précédent billet, « Eclabousser l’écran » et consacré au si beau film de Jacques Audiard Emilia Perez, sur (justement) la problématique du changement. Changer de corps, mais encore – nous demande ironiquement cette œuvre. Où le petit garçon, malgré la transformation de son père, persiste à reconnaître son odeur dans la femme qu’il est devenu !… Tout est affaire de décor / Changer de lit changer de corps / À quoi bon puisque c’est encore / Moi qui moi-même me trahit, écrivait de son côté Aragon dans un poème du Roman inachevé (chanté par Léo Ferré). Aragon a défendu avec ardeur le roman de Lampedusa, auteur inconnu des milieux littéraires et dont deux éditeurs refusèrent d’abord le manuscrit ; je serais curieux de relire sa tribune dans Les Lettres françaises, et l’interprétation qu’il dut y donner de cette célèbre phrase.
Je remarque d’abord que celle-ci, « tout change (…) rien ne change », tourne sur elle-même avec la majesté des danseurs emportés par la valse du film de Visconti. Mais comment passe-t-on de ce tout à ce rien, comment entendre et que recouvrent précisément ces deux mots ? Tout et rien appartiennent d’évidence ici (ou renvoient) à deux sphères distinctes ; vous aurez beau tout changer d’un côté, rien ne bougera (ou si peu) de l’autre.
Cette reformulation m’évoque aussitôt une distinction familière dans mes cours d’info-com, celle du monde technique et du monde pragmatique, c’est-à-dire de nos relations aux objets (qui peuvent se révéler très changeantes, voire révolutionnaires), bien distinctes de nos relations entre sujets, désespérément stables et répétitives. La presse à imprimer (mais nous pourrions citer l’électricité, l’automobile ou l’ordinateur) ont permis un considérable essor ou changement de nos façons de faire, d’agir ou de penser, sans que les relations proprement dites de sujet à sujet en soient bien modifiées : face au monde technique, qu’on peut définir comme ce qui ne peut pas ne pas changer (car nos outils participent d’une compétition permanente ou d’une course au rendement), nos façons d’aimer et de haïr, les chiffres de la criminalité ou l’angoisse devant la mort ont-ils vraiment évolué au fil des générations ? Pas au même rythme en tout cas. Et c’est pourquoi, tout changement technique se trouvant engaîné voire englué dans des relations pragmatiques, il est illusoire (illusion typiquement technocratique) d’attendre un changement révolutionnaire d’une mutation simplement technique, comme par exemple l’achat de matériels informatiques dans une école, ou l’exportation d’un hôpital dans un pays d’Afrique… Si l’on composait un dictionnaire des grands mots grisants et magnétisants, Révolution y tiendrait une place de choix entre Rêve, qui lui donne ses premières lettres, et par exemple Rien.
L’illusion lyrique qui grise les révolutionnaires méconnaît généralement l’inertie propre aux nouages du nous et du vivre-ensemble, ou le temps long, désespérément stable penseront certains, de nos relations pragmatiques qui, régulièrement, remettent nos pendules à l’heure. D’où combien d’ironiques marches arrière, ou retours de bâton ? Mes camarades gauchistes qui dépavaient en mai 1968 la rue Gay-Lussac et s’enivraient d’édifier leurs barricades songeaient-ils que s’ils préparaient en effet la chute du Général, c’était pour mieux le remplacer par Pompidou, puis Giscard qui convertit l’enthousiasme de quelques libertaires aux vertus d’un libéralisme qui fit lui-même le lit de notre individualisme consumériste ? On énumérerait sans fin ces ruses de l’Histoire, laquelle se joue ou opère toujours sur deux niveaux, le temps rapide, spectaculaire voire vertigineux de nos changements techniques, et celui tellement plus lent de nos us et coutumes…
La maxime si forte du Guépard pourrait donc exprimer une sorte de théorème, selon lequel tout changement rapide voire « révolutionnaire » de surface ne fait que dénuder un autre temps moins sensible ou jusque là inaperçu, un socle tenace, archaïque, au niveau duquel nous végétons, comme si cet humus ou ce sol sous-jacent était consubstantiel à notre humanité. Ou pour le dire un peu autrement : peut-être passons-nous, dans ces temps de rechute, d’un Etat superficiel à la meilleure perception d’un Etat profond, ou permanent, ce dernier terme désignant l’ensemble des forces qui nous conditionnent, et sur lesquelles le temps et la volonté humaine ont relativement peu de prise. En faisant table rase des ordres féodaux de l’Ancien Régime, la bourgeoisie a rendu explicites et bien visibles les servitudes du pouvoir économique et de l’argent – mais a-t-elle, en remplaçant une hiérarchie par une autre, œuvré à davantage d’égalité entre les hommes ?
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