Et parmi les courriers qui s’entassaient en cette rentrée de voyage, il y avait le volume de nos actes du colloque de Cerisy consacré en juin 2021 à Edgar Morin, Les cent premières années (sous la direction de Claude Fischler et Pascal Ory, aux éditions Hermann), dont la couverture s’orne d’une superbe photo de notre ami, bien faite pour évoquer l’apostrophe de Saint-John Perse qui, à sa vue, me remonte en mémoire, « Grand âge nous voici ! ».
Affluent surtout à ma mémoire les éclats (de pensées, de lumière, de rires) de notre précédent colloque Morin de Cerisy (juin 1986), que j’ai eu le bonheur de diriger avec Serge Proulx et Jean-Louis Le Moigne, Arguments pour une méthode, édité au Seuil en 1990. C’était trente-cinq ans plus tôt, quel écart ! Edgar était présent parmi nous, d’une présence qu’aucun recueil d’actes ne reflètera jamais (et que les trop chiches fenêtres-vidéos ménagées la seconde fois à Cerisy avec lui ne parvenaient pas à « rendre »). Quantité de participants ou de témoins de ces radieuses journées de 1986 sont morts, Cornélius Castoriadis, Jean Daniel, Jean-Louis Lemoigne lui-même… Mais Edgar est toujours parmi nous.
Assez de paroles, des actes ! se formule in petto tout organisateur à la fin d’un colloque, en sachant bien que le feu propre à ces paroles ne sera que très imparfaitement transcrit, que ces fameux actes (combien les liront ?) trahiront nécessairement les propos échangés… Car l’essentiel d’un colloque se joue moins dans les contenus de pensée en circulation que dans la relation nouée à cette occasion, autrement dit dans l’instant d’un face-à-face qui ne se retrouvera plus, et que ne recueillle pas le papier. Ni même la traditionnelle photo de groupe ou de classe désormais ajoutée par l’éditeur au volume.
(J’ai chez moi une archive riche en photos de « mes » colloques de Cerisy, j’en ai dirigé ou co-dirigé cinq ou six, assisté à une quinzaine, j’aime ce lieu, j’en mesure le luxe, la chance de pouvoir ainsi, une semaine durant et loin de toute autre contingence, s’enfermer autour d’un sujet de prédilection et en débattre entre collègues ou amis… Je me rappelle avec plaisir son cidre ou sa piquette arrosant nos repas servis par de robustes fermières, la cloche rythmant l’étude et ses pauses, la diversité des chambres et l’émotion de découvrir la sienne à la descente du car, les recoins du château, ou, si l’horaire le permet, la découverte du parc.)
Toutes les pensées ne sont pas « colloquantes », il y en a de rigides, de scolaires, certains (certaines) arrivent à Cerisy avec leur exposé préparé d’avance et rien d’autre, on ne les fera pas sortir de là ! Tel thésard tient absolument à nous caser un chapitre de son pensum qui ne rentre pas dans l’horaire ou que, comme les sœurs essayant la pantoufle de Cendrillon, nulle pensée ne chaussera jamais ; tel autre extravague et fait le drôle, nous avions ainsi en 86 dans ce rôle un certain Matarasso qui, au contact d’Edgar, se métamorphosa rapidement en son double, en son clown, fascinant mimétisme…
Mais nous jouissions surtout, avec et autour d’Edgar, de cette pensée spontanément et essentiellement colloquante, chose rare et que j’aimerais mieux cerner, ou cultiver. On n’est jamais seul quand on « pense », et la relation stimule, engendre, nourrit le jaillissement des idées. Que d’arguments (pour citer le titre d’une revue-phare) naissent dans le feu de la discussion, et resteraient perdus sans elle ! C’est cette capacité de résonance et de rebond que je retiens d’abord de la fréquentation d’Edgar, ou que j’aimerais (le relisant) mieux capter ; non comme le cocasse (ou inquiétant) Matarasso qui nous faisait rire par ses grimaces expressives (qui traduisaient au fond l’irrattrapable retard de pensée où nous laissait Edgar), mais je tente ici de cerner autre chose, la vertu d’induction ou d’insémination que par l’étendue de son œuvre, et de sa parole, l’auteur de La Méthode opérait sur nous.
Le grand âge où le voici, dirai-je confiné ? transforme d’ailleurs notre Edgar, qui me parle à présent depuis un au-delà que je n’atteindrai pas, de sorte que cette infranchissable différence de génération fait de nous mieux que ses disciples, quelque chose comme ses poupons. Dans la pouponnière ou la pépinière Edgar (le même mot anglais de nursery a les deux sens), nous nous ébattons, nous jouons, nous mimons, rampants sur le tapis d’éveil de La Méthode, biberonnés, bercés… Suspendus à ce visage si doux, lourd de réflexions contenues, d’une bienveillance de Bouddha.
Je ne sais quels collègues j’aurais plaisir à revoir pour évoquer ce dernier colloque, Claude Fischler, François L’Yvonnet, Laurent Martin… ? Les participants du précédent sont aujourd’hui tellement dispersés. Ni même si je reverrai jamais Edgar lui-même, ma dernière visite chez lui fut à Montpellier où nous avons pris le thé au jardin, avec Odile, souvenir de sérénité, d’être bien « là où l’on doit être »… J’avais, ouvrant un cahier « Hors série » du Monde consacré à Aragon, et dont Josyane Savigneau m’avait en octobre 2012 confié la direction, commencé par déclarer dans le « portrait » qu’Aragon était pour moi une espèce de grand-père que j’avais eu, et qui m’avait par exemple mieux que mes propres père et grand-père raconté les deux guerres que tous trois ont faites, mais pour lesquelles Marcel puis Jean-Louis ne trouvaient pas de mots… Edgar représente à l’évidence aujourd’hui pour moi un second grand-père, l’éducation est décidément une affaire de famille !
Et je mesure la différence extraordinaire entre ces deux hommes, et leur égal prestige. J’ai souvent essayé de parler d’Aragon avec Edgar, il n’a pas embrayé, trop de réticences s’étaient accumulées envers le personnage public, qui ne pouvait, malgré son œuvre immense, que lui rappeler ce que lui-même dénonçait dans Autocritique. Et Aragon mit un point d’honneur à ne jamais rédiger d’autocritique, « je ne me donnerai pas les gants de cette boxe devant le miroir » ! Mais son inlassable capacité à inventer des personnages, à les mettre en intrigues (en colloques), cette générosité qu’il y a à créer, me rend Aragon inséparable d’Edgar, quel roman que La Méthode, que de méthode dans les romans ! Pour ne rien dire de la poésie, et de sa petite sœur la chanson…
Je feuillette nostalgiquement ce gros volume d’actes, j’en soupèse la charge émotionnelle d’affections, d’engagements, de souvenirs. Qu’est-ce qu’Edgar aura fait de nous ? Qu’avons-nous fait d’Edgar ? Une intervenante, Anna Trespeuch Berthelot, s’interroge sur « les sensibilités écologiques d’Edgar Morin » ; je me souviens pour ma part avoir commencé à fréquenter vraiment cet homme à la faveur de la revue Silex que j’avais fondée à Grenoble, et dont le dernier numéro dirigé par moi s’intitulait justement, au printemps 1981, « La sensibilité écologique » ; je n’y resonge pas sans plaisir car l’écologie alors n’était guère répandue… J’avais réuni dans ce fort ensemble de 200 pages les contributions de Michel Bosquet (André Gorz), Serge Moscovici, Joël de Rosnay, Brice Lalonde et particulièrement Edgar, interrogés à leurs domiciles parisiens et croisés sans lendemain – sauf dans le cas d’Edgar, avec lequel j’inaugurai par cet entretien (intitulé « Travailler avec ce que nous avons l’habitude de refouler ») une durable relation.
Beaucoup plus tard, au début des années quatre-vingt dix, Edgar participera à Grenoble à mon jury d’HDR aux côtés de Régis Debray, et la réunion encore inhabituelle de ces deux hommes (qui s’étaient rencontrés sans plus se revoir lors du tournage du film Chronique d’un été en 1960) se trouve aujourd’hui scellée par un entretien vidéo transcrit dans ce volume d’actes sous le titre « Retours d’expérience ».
Je grappille des bribes d’Edgar, je considère cet immense corpus en soupesant le peu que nous en tirons. Nous serons toujours, devant une pareille œuvre, comme les prétendants devant l’arc d’Ulysse, incapables de le soulever, de le manier… Mais n’est-ce pas ainsi que fonctionne en général la tant vantée transmission ? Si je considère ma bibliothèque et mes multiples « dossiers », je dois me persuader que mes enfants n’en auront aucun emploi, que tous ces papiers (dont certains me sont si chers) seront dispersés, livrés aux caprices, à l’injustice des vents. Merveilleuse injustice des descendants, des succcesseurs qui se moquent bien d’être fidèles, ou d’épouser les chemins par moi parcourus, tout partira à la brocante, ou pire à la déchetterie ! Mais revenons à La Méthode, ce chef d’œuvre labyrinthique saturé de savoirs, d’éclairs de pensée, de bons mots, de trouvailles, et que nous ne pouvons que démembrer. Qui, à part Edgar, en a seulement l’emploi ? Qui pense jamais à cette échelle, ce niveau ?
J’ai tenté, du temps que j’enseignais à l’Université Stendhal les sciences info-com, de faire cours sur La Méthode, incomparable outil de dressage à la circularité, à la vertu des boucles, à l’impensé des effets-retour ou en général de la récursion. Ces six volumes, noyau dur de l’œuvre qui nous réunit à Cerisy, font en effet de lui un saint patron de la sensibilité écologique en nous inculquant la reliance, et les forces de liaison ou de résonance entre des domaines que l’entendement ordinaire sépare. Je ne sais quelles graines auront semées ces quelques heures de cours, mais l’accueil positif des étudiants m’a surpris, ils percevaient comme moi l’extraordinaire courage intellectuel dont témoignent ces livres, et ils touchaient du doigt aussi cette érotique de la pensée cultivée, portée par Edgar – si nous définissons d’une façon générale « eros » par notre capacité à être ou à tenir liés ensemble.
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