Je ne voudrais pas voir s’achever 2019 sans rappeler que cette année marque le centenaire de la mort de Victoir Segalen (1878-1919), assez mystérieusement survenue dans la forêt de Huelgoat le 21 mai. J’aime par-dessus tout cet auteur, auquel j’avais consacré dès 1976 une exégèse de son très beau roman René Leys, puis un petit livre paru confidentiellement et sans aucun succès, Poétique de Segalen (Chatelain-Julien 1999) ; c’est pour prolonger ou étayer ce goût de Segalen que j’ai d’abord consulté l’oeuvre (chinoise) de François Jullien.
Un colloque lui a été consacré à Cerisy, le même été que celui d’Aragon (avec Luc Vigier), je ne pus donc y assister. Voici, à titre de revanche, une conférence donnée lors d’un colloque précédent, et plus particulièrement intitulée « Dire et montrer dans les Stèles ». Connaissez-vous ces textes majeurs, Stèles, puis René Leys ? Précipitez-vous : j’ai lu peu d’oeuvres plus fortes dans notre langue.
On sait que le dernier et très célèbre aphorisme du Tractatus Logico-philosophicus, « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », se trouva corrigé par le Wittgenstein des Investigations philosophiques en « Ce dont on ne peut parler, il reste à le montrer », substitution qui résumerait assez bien le « tournant pragmatique » de cet auteur. Le second Wittgenstein recadre son logocentrisme initial par l’exploration, en deçà ou au-delà du dicible, de l’élément mystique, défini comme ce qu’on ne peut qu’indiquer ou montrer : dans un tableau par exemple, la couleur ou la taille. Quel moyen en effet, hors de la monstration, de communiquer à quelqu’un la différence du vert et du rouge, ou la nuance d’un parfum ? Les paramètres de l’énonciation, qui entourent et fixent l’énoncé, relèvent de cette pragmatique ou de cette sémiotique indexicale et indicielle : les gestes, le ton, l’attitude propositionnelle, le rôle institutionnel de celui qui parle composent ainsi le théâtre de l’énonciation.
On sait aussi que, par définition, toute poésie raréfie le dire. Disant moins, montrerait-elle plus ? Cette question touche à la stratégie laconique du personnage de René Leys, dans le roman posthume de Segalen. Mais pour nous en tenir ici aux Stèles :
« L’inscription stélaire (…) doit (…) exprimer ce qui ne peut se dire », notait Segalen dans la deuxième version de sa Préface.
Toute une dramaturgie ou une dramatisation du non-dicible s’impose à travers les Stèles, par exemple dans l’épigraphe (chinois) de la stèle « Moment » : « Le nom qu’on peut nommer n’est pas le nom extraordinaire ». Mais la stratégie générale des épigraphes chinois accolés à chacune des Stèles est justement (pour un lecteur non sinophone) de montrer et de rayonner en marge du dire. Une partie du graphein ne se trouve pas écrit mais peint ; une fraction de la page lisible fait ainsi place à la monstration de signes visibles, et indiciels, irréductibles au déchiffrement au bord même de notre lecture.
Mais qu’est-ce qu’un indice ?
Un fragment arraché à la chose, un échantillon métonymique, une empreinte ; l’enfance du signe, déchiffrable dans la continuité et la contiguité d’un contact ; signe déjà mais encore engaîné dans la chose, une déhiscence sémiotique du Réel. Relevant de l’expression, de la manifestation ou de la présence réelle, l’indice rend douteuse la coupure sémiotique ; on distinguera donc soigneusement, dans l’ordre qu’on appelle analogique, l’icône (graphique) de l’indice (fragment de la chose même) : toute poétique enveloppe une nostalgie analogique, mais en deçà de celle-ci s’entend parfois une revendication des contacts perdus (du côté de la magie, ou d’une érotique du corps à corps), comme le formule André Breton dans la préface de Signe ascendant.
Il serait aisé de montrer comment la poétique de Victor Segalen proteste contre la coupure sémiotique, au nom d’une sémiose continue ; et de relever en particulier la tenace indicialité, errante dans René Leys, et qui donne à l’art de convaincre ou de fasciner son ressort et sa force. Pour nous limiter aux Stèles, il n’est pas indifférent que la première à paraître sous sa plume s’intitule « Empreinte », ni qu’elle mette en scène le premier état du symbolique, la tessère, par laquelle l’amitié se trouve dramatisée comme emboîtement et corps à corps. Le même mot d’empreinte figure encore à la chute de la Préface dans laquelle, rechargeant d’être les Caractères, Segalen écrit : « Ils n’expriment pas, ils signifient, ils sont ». Et plus loin, déclinant cette rêverie d’une motivation à la fois poétique, idéogrammatique et calligraphique : « (…) symboles nus courbés à la courbe des choses ».
L’indice, commente Christian Doumet, est un signe engangué qu’il faut exhumer ou désenfouir, geste archéologique et segalenien par excellence : arracher à la terre la statue, retracer à partir du moignon de pierre le tigre sexué ou le cheval. L’indice de même est indicible car en deçà de l’ordre symbolique du langage : montré ou senti comme une odeur, une trace expressive ou un os aux marges archaïques de logos… Il arrive donc que l’indice abolisse l’ordre distant du regard au profit d’un contact, ou qu’il imprime notre synesthésie comme le sceau de l’âme.
Le régime des signes de théâtre est largement indiciel, et c’est à la scène que le partage entre dire et montrer devient particulièrement évident, là où la présence réelle des acteurs court-circuite la re-présentation par la manifestation sensible des corps. La stèle serait-elle un théâtre ? Il faudrait rappeler le goût de Segalen pour les théâtres chinois, et comment l’enquête, dans René Leys, tourne autour de ceux-ci (Victor Segalen, comme Hamlet, y cherchant la vérité par le détour des tréteaux…). La mise en scène, le jeu, l’énonciation fourmillent d’indices-icônes, au point que pour une archéologie des signes le théâtre est plus parlant et riche d’enseignement que, disons, la peinture. Le geste exhibé au théâtre est une diction inchoative ; inversement l’indicialité montre un théâtre de la genèse des signes, soit l’émergence de cette parole que délivrera ou saisira pleinement le poète, dont l’écriture commence très bas : l’écriture est éparse dans le monde, sur le visage de la Terre (la grande plaine jaune est déjà un texte), dans la statuaire que la graphie de Segalen exhume et développe, et que le front des Stèles aplanit pour conduire au texte proprement dit.
Sémiose archaïque, l’indicialité remonte vers l’enfance des gestes et vers l’archè : vers la survie, la sexualité ou la mort ; vers l’image-écriture des idéogrammes, le toucher et les directions d’une terre orientée… La stèle, dont la première fonction est évidemment funéraire, concentre ou montre à la fois tout cela.
Le style lapidaire apporte un témoignage complémentaire. Car la condensation (au sens freudien), qui constitue sans doute l’archi-figure de toute poésie, ne se dit pas mais justement se montre. De même, « j’ai tenté que tout mot soit double et retentisse profondément » (Segalen au sujet de la préface des Stèles dans une lettre à Manceron). Ailleurs il dit préférer les monosyllabes, et cette économie ira, dans René Leys, jusqu’aux exclamatifs. Conscient sans doute que less is more, Segalen a imposé à sa production littéraire une active raréfaction, tirage limité des Stèles, émaciation progressive des versions manuscrites… On trouve cela chez d’autres poètes, mais il s’agit spécifiquement ici d’atteindre au point de capiton du lapidaire : l’écriture des Stèles fait ce qu’elle dit, ou plutôt ce qu’elle montre ; et son genre laconique est un rêve de pierre.
« Saxa loquuntur ! » s’exclamait Freud dans La Science des rêves. Comment dans le grain de la voix montrer ou faire toucher celui de la pierre ? En rappelant par exemple combien le caractère est réfractaire au regard, au déchiffrement.
Réfractaire : cette rime pour le coup très riche évoque la cassure du rayon lumineux passant d’un milieu à un autre. Quelle meilleure image de la traduction entre notre alphabet et les Caractères, mais aussi du transfert qu’implique l’exotisme ? Riche de réserve – qui ne va pas sans hauteur hautaine et quelque dédain – un style laconique ou lapidaire force à voir, il fait signifier le support, les marges ou l’absence : « Les blancs, en effet, assument l’importance » (Mallarmé). La stèle manifeste de même une évidence médiologique : montrant dans la pierre le plus dur des supports, elle exige le dur désir de durée et le devoir de mémoire, soit ce qui a manqué aux peu mémorieux Maoris : contrairement à Tahiti, l’espace chinois multiplie les scènes d’écriture.
Deux réflexions plus proprement médiologiques pour finir, recentrées sur la logique du medium, ou du milieu. La première concerne l’œuvre et son lieu : on connaît la haine de Segalen pour les musées, quand il déclare par exemple que « nulle œuvre d’art ne peut s’abstraire de son milieu propre sans y laisser une partie de sa valeur ». Au rebours de cette abstraction, vantée par Malraux, de son « musée imaginaire » et de toute l’industrialisation post-moderne de la culture, Stèles constitue un effort grave, voire extrême, de rematérialisation concrète. L’ouvrage se montre scandé ou ponctué par les marques spatiales (selon six directions) et temporelles de l’énonciation (« Moments chinois », avait d’abord songé l’intituler Segalen).
Surtout, la Préface retrace une généalogie toute factuelle et matérielle de la forme-stèle ; l’écriture de Segalen ne s’autonomise jamais, et il s’oppose d’avance ici à l’autotélie ou l’autoréférence poétique qu’on tirera de Mallarmé ; il a soin au contraire de rattacher le poème à de grands intérêts tels que le gouvernement, la guerre, l’amitié, l’amour, la mémoire et d’abord la piété funéraire : la Stèle est abouchée aux tombes et à la mort qui insiste dans la procession allitérative de l’œil, du deuil, du treuil et du cercueil ; les fonctions logicielles du message sont soigneusement corrélées par la Préface aux usages très matériels du signe-stèle.
Cette logique du lieu se concentre dans le mot milieu (empire du Milieu), en pointant l’étrange grammaire d’un terme qui désigne à la fois le centre et les alentours, un inconnaissable dedans et un dehors incalculable, avec réversion toujours possible de l’un dans l’autre : « (…) centre et Milieu / Qui est moi » (« Perdre le midi quotidien »). Milieu désignerait une zone d’équilibre où les contraires s’affrontent et échangent leurs places.
Le second grand motif d’une médiologie propre aux Stèles concerne la stabilisation : comment instituer de l’immobile dans le flot incessant ? Comment faire pour que la lettre persévère dans l’être, voire l’engendre ? Le premier paragraphe de la Préface ouvre sur la plus vaste dimension, ontologique-cosmologique, par l’allitération de la stèle, du style, de la stabilité et de la constellation – tout tourne ici autour du diphone ST qui marque le radical du verbe êtreen indo-européen : on doit comprendre, dès l’ouverture, que les stèles sont le point de capiton par où le Ciel, en Chine, est descendu sur la Terre. Sol constellé. Tout dans le texte stélaire, à commencer par sa rigoureuse templation typographique, suggère le heurt angulaire et prescrit l’arrêt : arrêt du Prince, arrêt de mort du sacrifice, arrêt de la foule assemblée au spectacle sanglant, arrêt de la pierre immobile dans le charroi fluctuant. « Elles demeurent ».
Et tout conspire ici à ralentir la lecture. La templation avec ses effets de bord, la dure découpe de son formatage, montrent l’avènement du symbolique ; le signifiant ni le support vecteur ne s’effacent au cœur du message ; le dispositif semble partout conçu pour montrer dans sa matérialité lepenser – plus pesant et paysan que la pensée. Au point qu’un rapport spéculaire, un face-à-face ou un front semblent surgir. La pierre pénétrable réalise une excarnationdu moi : elle endosse une mémoire, un œil et les passions de l’auteur (excarnation vérifiée et décrite dans la Stèle « Moment »). L’oxymore stélaire montre une âme et un corps, un petit « être au complet ».
Il ne lui manque pas même ce dangereux trou, du regard ou du sexe, par où le ciel-archer foudroie la connaissance.
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