Pour saluer Segalen

Publié le

Je ne voudrais pas voir s’achever 2019 sans rappeler que cette année marque le centenaire de la mort de Victoir Segalen (1878-1919), assez mystérieusement survenue dans la forêt de Huelgoat le 21 mai. J’aime par-dessus tout cet auteur, auquel j’avais consacré dès 1976 une exégèse de son très beau roman René Leys, puis un petit livre paru confidentiellement et sans aucun succès, Poétique de Segalen (Chatelain-Julien 1999) ; c’est  pour prolonger ou étayer ce goût de Segalen que j’ai d’abord consulté l’oeuvre (chinoise) de François Jullien.

Un colloque lui a été consacré à Cerisy, le même été que celui d’Aragon (avec Luc Vigier),  je ne pus donc y assister. Voici, à titre de revanche, une conférence donnée lors d’un colloque précédent, et plus particulièrement intitulée « Dire et montrer dans les Stèles ».  Connaissez-vous ces textes majeurs, Stèles, puis René Leys ? Précipitez-vous : j’ai lu peu d’oeuvres plus fortes dans notre langue.

On sait que le dernier et très célèbre aphorisme du Tractatus Logico-philosophicus, « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire », se trouva corrigé par le Wittgenstein des Investigations philosophiques en « Ce dont on ne peut parler, il reste à le montrer », substitution qui résumerait assez bien le « tournant pragmatique » de cet auteur. Le second Wittgenstein recadre son logocentrisme initial par l’exploration, en deçà ou au-delà du dicible, de l’élément mystique, défini comme ce qu’on ne peut qu’indiquer ou montrer : dans un tableau par exemple, la couleur ou la taille. Quel moyen en effet, hors de la monstration, de communiquer à quelqu’un la différence du vert et du rouge, ou la nuance d’un parfum ? Les paramètres de l’énonciation, qui entourent et fixent l’énoncé, relèvent de cette pragmatique ou de cette sémiotique indexicale et indicielle : les gestes, le ton, l’attitude propositionnelle, le rôle institutionnel de celui qui parle composent ainsi le théâtre de l’énonciation.

On sait aussi que, par définition, toute poésie raréfie le dire. Disant moins, montrerait-elle plus ? Cette question touche à la stratégie laconique du personnage de René Leys, dans le roman posthume de Segalen. Mais pour nous en tenir ici aux Stèles :

« L’inscription stélaire (…) doit (…) exprimer ce qui ne peut se dire », notait Segalen dans la deuxième version de sa Préface.

Toute une dramaturgie ou une dramatisation du non-dicible s’impose à travers les Stèles, par exemple dans l’épigraphe (chinois) de la stèle « Moment » : « Le nom qu’on peut nommer n’est pas le nom extraordinaire ». Mais la stratégie générale des épigraphes chinois accolés à chacune des Stèles est justement (pour un lecteur non sinophone) de montrer et de rayonner en marge du dire. Une partie du graphein ne se trouve pas écrit mais peint ; une fraction de la page lisible fait ainsi place à la monstration de signes visibles, et indiciels, irréductibles au déchiffrement au bord même de notre lecture.

Mais qu’est-ce qu’un indice ?

Un fragment arraché à la chose, un échantillon métonymique, une empreinte ; l’enfance du signe, déchiffrable dans la continuité et la contiguité d’un contact ; signe déjà mais encore engaîné dans la chose, une déhiscence sémiotique du Réel. Relevant de l’expression, de la manifestation ou de la présence réelle, l’indice rend douteuse la coupure sémiotique ; on distinguera donc soigneusement, dans l’ordre qu’on appelle analogique, l’icône (graphique) de l’indice (fragment de la chose même) : toute poétique enveloppe une nostalgie analogique, mais en deçà de celle-ci s’entend parfois une revendication des contacts perdus (du côté de la magie, ou d’une érotique du corps à corps), comme le formule André Breton dans la préface de Signe ascendant.

Il serait aisé de montrer comment la poétique de Victor Segalen proteste contre la coupure sémiotique, au nom d’une sémiose continue ; et de relever en particulier la tenace indicialité, errante dans René Leys, et qui donne à l’art de convaincre ou de fasciner son ressort et sa force. Pour nous limiter aux Stèles, il n’est pas indifférent que la première à paraître sous sa plume s’intitule « Empreinte », ni qu’elle mette en scène le premier état du symbolique, la tessère, par laquelle l’amitié se trouve dramatisée comme emboîtement et corps à corps. Le même mot d’empreinte figure encore à la chute de la Préface dans laquelle, rechargeant d’être les Caractères, Segalen écrit : « Ils n’expriment pas, ils signifient, ils sont ». Et plus loin, déclinant cette rêverie d’une motivation à la fois poétique, idéogrammatique et calligraphique : « (…) symboles nus courbés à la courbe des choses ».

L’indice, commente Christian Doumet, est un signe engangué qu’il faut exhumer ou désenfouir, geste archéologique et segalenien par excellence : arracher à la terre la statue, retracer à partir du moignon de pierre le tigre sexué ou le cheval. L’indice de même est indicible car en deçà de l’ordre symbolique du langage : montré ou senti comme une odeur, une trace expressive ou un os aux marges archaïques de logos… Il arrive donc que l’indice abolisse l’ordre distant du regard au profit d’un contact, ou qu’il imprime notre synesthésie comme le sceau de l’âme.

Le régime des signes de théâtre est largement indiciel, et c’est à la scène que le partage entre dire et montrer devient particulièrement évident, là où la présence réelle des acteurs court-circuite la re-présentation par la manifestation sensible des corps. La stèle serait-elle un théâtre ? Il faudrait rappeler le goût de Segalen pour les théâtres chinois, et comment l’enquête, dans René Leys, tourne autour de ceux-ci (Victor Segalen, comme Hamlet, y cherchant la vérité par le détour des tréteaux…). La mise en scène, le jeu, l’énonciation fourmillent d’indices-icônes, au point que pour une archéologie des signes le théâtre est plus parlant et riche d’enseignement que, disons, la peinture. Le geste exhibé au théâtre est une diction inchoative ; inversement l’indicialité montre un théâtre de la genèse des signes, soit l’émergence de cette parole que délivrera ou saisira pleinement le poète, dont l’écriture commence très bas : l’écriture est éparse dans le monde, sur le visage de la Terre (la grande plaine jaune est déjà un texte), dans la statuaire que la graphie de Segalen exhume et développe, et que le front des Stèles aplanit pour conduire au texte proprement dit.

Sémiose archaïque, l’indicialité remonte vers l’enfance des gestes et vers l’archè : vers la survie, la sexualité ou la mort ; vers l’image-écriture des idéogrammes, le toucher et les directions d’une terre orientée… La stèle, dont la première fonction est évidemment funéraire, concentre ou montre à la fois tout cela.

Le style lapidaire apporte un témoignage complémentaire. Car la condensation (au sens freudien), qui constitue sans doute l’archi-figure de toute poésie, ne se dit pas mais justement se montre. De même, « j’ai tenté que tout mot soit double et retentisse profondément » (Segalen au sujet de la préface des Stèles dans une lettre à Manceron). Ailleurs il dit préférer les monosyllabes, et cette économie ira, dans René Leys, jusqu’aux exclamatifs. Conscient sans doute que less is more, Segalen a imposé à sa production littéraire une active raréfaction, tirage limité des Stèles, émaciation progressive des versions manuscrites… On trouve cela chez d’autres poètes, mais il s’agit spécifiquement ici d’atteindre au point de capiton du lapidaire : l’écriture des Stèles fait ce qu’elle dit, ou plutôt ce qu’elle montre ; et son genre laconique est un rêve de pierre.

« Saxa loquuntur ! » s’exclamait Freud dans La Science des rêves. Comment dans le grain de la voix montrer ou faire toucher celui de la pierre ? En rappelant par exemple combien le caractère est réfractaire au regard, au déchiffrement.

Réfractaire : cette rime pour le coup très riche évoque la cassure du rayon lumineux passant d’un milieu à un autre. Quelle meilleure image de la traduction entre  notre alphabet et les Caractères, mais aussi du transfert qu’implique l’exotisme ? Riche de réserve – qui ne va pas sans hauteur hautaine et quelque dédain – un style laconique ou lapidaire force à voir, il fait signifier le support, les marges ou l’absence : « Les blancs, en effet, assument l’importance » (Mallarmé). La stèle manifeste de même une évidence médiologique : montrant dans la pierre le plus dur des supports, elle exige le dur désir de durée et le devoir de mémoire, soit ce qui a manqué aux peu mémorieux Maoris : contrairement à Tahiti, l’espace chinois multiplie les scènes d’écriture.

Deux réflexions plus proprement médiologiques pour finir, recentrées sur la logique du medium, ou du milieu. La première concerne l’œuvre et son lieu : on connaît la haine de Segalen pour les musées, quand il déclare par exemple que « nulle œuvre d’art ne peut s’abstraire de son milieu propre sans y laisser une partie de sa valeur ». Au rebours de cette abstraction, vantée par Malraux, de son « musée imaginaire » et de toute l’industrialisation post-moderne de la culture, Stèles constitue un effort grave, voire extrême, de rematérialisation concrète. L’ouvrage se montre scandé ou ponctué par les marques spatiales (selon six directions) et temporelles de l’énonciation (« Moments chinois », avait d’abord songé l’intituler Segalen).

Surtout, la Préface retrace une généalogie toute factuelle et matérielle de la forme-stèle ; l’écriture de Segalen ne s’autonomise jamais, et il s’oppose d’avance ici à l’autotélie ou l’autoréférence poétique qu’on tirera de Mallarmé ; il a soin au contraire de rattacher le poème à de grands intérêts tels que le gouvernement, la guerre, l’amitié, l’amour, la mémoire et d’abord la piété funéraire : la Stèle est abouchée aux tombes et à la mort qui insiste dans la procession allitérative de l’œil, du deuil, du treuil et du cercueil ; les fonctions logicielles du message sont soigneusement corrélées par la Préface aux usages très matériels du signe-stèle.

Cette logique du lieu se concentre dans le mot milieu (empire du Milieu), en pointant l’étrange grammaire d’un terme qui désigne à la fois le centre et les alentours, un inconnaissable dedans et un dehors incalculable, avec réversion toujours possible de l’un dans l’autre : « (…) centre et Milieu / Qui est moi » (« Perdre le midi quotidien »). Milieu désignerait une zone d’équilibre où les contraires s’affrontent et échangent leurs places.

Le second grand motif d’une médiologie propre aux Stèles concerne la stabilisation : comment instituer de l’immobile dans le flot incessant ? Comment faire pour que la lettre persévère dans l’être, voire l’engendre ? Le premier paragraphe de la Préface ouvre sur la plus vaste dimension, ontologique-cosmologique, par l’allitération de la stèle, du style, de la stabilité et de la constellation – tout tourne ici autour du diphone ST qui marque le radical du verbe êtreen indo-européen : on doit comprendre, dès l’ouverture, que les stèles sont le point de capiton par où le Ciel, en Chine, est descendu sur la Terre. Sol constellé. Tout dans le texte stélaire, à commencer par sa rigoureuse templation typographique, suggère le heurt angulaire et prescrit l’arrêt : arrêt du Prince, arrêt de mort du sacrifice, arrêt de la foule assemblée au spectacle sanglant, arrêt de la pierre immobile dans le charroi fluctuant. « Elles demeurent ».

Et tout conspire ici à ralentir la lecture. La templation avec ses effets de bord, la dure découpe de son formatage, montrent l’avènement du symbolique ; le signifiant ni le support vecteur ne s’effacent au cœur du message ; le dispositif semble partout conçu pour montrer dans sa matérialité lepenser – plus pesant et paysan que la pensée. Au point qu’un rapport spéculaire, un face-à-face ou un front semblent surgir. La pierre pénétrable réalise une excarnationdu moi : elle endosse une mémoire, un œil et les passions de l’auteur (excarnation vérifiée et décrite dans la Stèle « Moment »). L’oxymore stélaire montre une âme et un corps, un petit « être au complet ».

Il ne lui manque pas même ce dangereux trou, du regard ou du sexe, par où le ciel-archer foudroie la connaissance.

 

4 réponses à “Pour saluer Segalen”

  1. Avatar de W.Jaroga
    W.Jaroga

    Mon commentaire

    Seigneur, quel billet! Victor est aux anges…
    Notre maître baladeur a publié, ce merveilleux propos le 2 octobre.
    Ce même jour, un historien d’art qui a présidé aux destinées du Conseil supérieur des Bibliothèques m’invitait à la réflexion autour d’un café, à Paris.
    Le sujet portait entre nous sur une phrase d’André Malraux :
    « En art, le contre n’existe pas »
    Allais-je de ce pas quitter mes herbages, bovidés et couvées, plein de livres sur la tête pour me retrouver à la Capitale pour faire l’intéressant avec des citations à n’en plus finir?
    Inutile de vous dire la réponse, vous l’imaginez sans peine.
    Cependant, une suite a été donnée en toute bénévolence, à cette intelligente et fine personne.
    Nous n’avons pas craché sur la boisson (Rassurez-vous, j’évite de boire de l’alcool et je ne prends oncques de café!) – Whisky à la page et trou normand aussi, pour terminer sur « les trous noirs » dont l’anagramme nous dit qu’ils « sont irrésolus » (même treize lettres)
    Sans digression aucune, revenons à Monsieur Victor Segalen et sur les erres de Kenneth White, voyons cette luciole du Celte en Asie dans « Le double Rimbaud » :
    « Derrière l’être baladin, le moi essentiel reste tapi dans le fond de son antre, et la tanière demeure inaccessible »
    Toucher ce quelque chose par un geste blanc, n’est pas chose facile.
    Il n’est pas interdit, sur son chemin, de faire signe.
    Dans un numéro d’une revue, dirigé par Messieurs Bougnoux et Lecarme, un professeur helvète, entre Valéry et Proust, s’est plu dans son article stélaire à nous rappeler l’existence d’une Fondation portant le nom de Victor Segalen et de déplorer le mésusage de son Président d’honneur se limitant au « renforcement des relations culturelles ». Soit!
    Il reproche, en fait, à cet ancien président de la république française, d’ignorer le trait d’union ontologique qui relie V. Segalen à d’autres mondes.
    On eût aimé, à la base, que Monsieur le Privat Docent honoraire de l’Université de Lausanne s’exprimât sur une possible ou incertaine connivence entre la conclusion spiritualiste d’un projet de ce haut responsable, écrit pour Gavroche et Marianne et l’appel très profond d’une réalité spirituelle, pour reprendre l’expression de Pierre Jean Jouve, préfaçant « Stèles, Peintures, Équipée ».
    Pages 88 et 89 de ce numéro consacré à la « Littérature, chutes et rebonds », l’auteur de ce très bel article, oublie le trait d’union dans les expressions : Faculté Victor-Segalen et Fondation Victor-Segalen.
    Vous auriez raison, lecteurs de ce commentaire, de me critiquer sans ménagement pour me faire comprendre que ces considérations littéraires n’ont aucune incidence véritable sur la vie des pauvres gens. Et le jeune érudit Président, en Aveyron, au milieu d’un aréopage d’édiles cravatés, harangue son public face aux caméras. Mais tendre la perche aux petites gens qui se noient avec leurs misérables retraites, leurs papiers en règle et sans téléphones portables, c’est une autre histoire…
    Une histoire de promontoire qui dépasse les frontières et pénètre dans le voyage comme dans une matrice.
    Vienne la colombe avec son brin d’herbe jeté dans l’eau…

    W. Jaroga

  2. Avatar de Roxane
    Roxane

    Une randonnée cosmopoétique n’est pas une mince affaire, cher Walter.
    On comprend que les écrits de L.Wittgenstein soient dans la besace de l’aventurier et qu’un autre puisse ouvrir ses remarques.
    Bien sûr, ce dont je ne puis parler ne veut pas dire que ce quelque chose n’existe pas.
    Et pour le montrer, une grammaire, da, s’impose et un vocabulaire avec d’autres mots, fors notre étalon de mesure habituelle.
    En filigrane, on lit dans votre propos, trois fables si édifiantes !
    La laitière et le pot au lait, L’enfant et le maître d’école et La colombe et la fourmi.
    Sommes-nous ici à mille lieues des moments qui donnent la sensation d’une totalité où le passage physico-mental se sensualise comme dans la Stèle intitulée « Terre jaune »?
    Autant rester dans l’intuition de l’instant qui nous fait penser, comme toujours, à Gaston Bachelard qu’il ne messied pas de citer, en allant de ce pas saluer V.Segalen.
    Dans sa « Poétique de la rêverie », page 91, il cite V S dans son « Voyage au pays du réel » pour parler de cette rencontre avec le souvenir de l’adolescence, ce « fantôme rare » et page 152 dans la même « Équipée » on trouve la chambre comme « but du revenir ».
    Cela dit, « l’épiphanie » que connut V.Segalen aux frontières du Tibet révèle un mysticisme en quelques zones où chacun, nous dit le maître du surréalisme, ne peut plus, pour soi-même, qu’avancer sans bruit.
    Et pourtant, on aimerait entendre le son de ce silence…Alors Walter ouvre la barrière et de vos rhapsodies à distance en savourer les notes!
    On aimerait savoir ce qu’en pense notre Premier de cordée, auteur de ce billet spirituel…On aimerait entendre ou ultra-entendre de ses mots justes la preuve de la présence d’une absence…Un jour, entre deux allers et retours « Corse/ Continent », il me parlait des blancs que Mallarmé sculptait en orfèvre – et de la ville où l’on risque l’anémie, au dos d’une carte de l’île de beauté.
    Quelques lustres plus tard, voici une autre carte déployée, celle du territoire de l’imaginaire, celle du réel pur et dur.
    En attendant le signal synesthésique d’une pesanteur médiumnique qui saura indiquer le lieu qui fait lien sur le champ blanc.
    Bonne nuit à tous.

    Roxane

  3. Avatar de Jacques
    Jacques

    Mon commentaire

    Nouvelle énonciation et non récitation, c’est bien le but du randonneur, non!
    Aussi faudrait-il faire preuve de pragmatisme et de lucidité en ces terres encore inexplorées.
    On aimerait en telle circonstance que le privat-docent (je mets le trait d’union) dont il est question dans le commentaire de Monsieur Jaroga, se donne la peine de nous éclairer de son point de vue universitaire sur l’auteur salué en ce billet par Daniel.
    Ici, à l’abbaye, certains frères auraient tendance à retenir de Victor Segalen, un instinct vitaliste et une esthétique de la relation sans risquer leur vie dans les rapides du fleuve bleu.
    Bien sûr, vous me direz avec grande justesse que nous avons, céans, d’autres chats à fouetter entre laudes et complies et que nous serions mieux inspirés d’élever nos regards vers les cieux qui sont les nôtres! Je ne vous contredirai point.
    Cependant, il n’est point que je sache un grand péché que de regarder par quelque judas, danser des souliers profanes en quête d’une belle au « visage inaltéré »…
    Cette expression en quatorze lettres, n’est-elle pas l’anagramme de « La Sainte Vierge »? Souffrez que l’on puisse s’interroger à bon escient sur la nécessité des semelles de vent pour gagner son cœur au grand bal de la saint Crépin…
    On aimerait également que l’interlocuteur de W J nous instruise sur notre part d’éternité à partir de tels objets fabriqués qu’en bon centurion, il a su conserver.
    Puissent-ils, par je ne sais quel miracle, entendre cet appel et dans l’espace prédestiné de « La Croix » sous la houlette du randonneur, nous apporter quelque douce lumière en pierres de rêve pour construire nos petites chaumières, loin des regards indiscrets de la foule sentimentale… indifférente!
    En attendant Noël, Michel…
    Bien à vous tous et bonne fin de semaine dans les couleurs de l’automne.

    Jacques

  4. Avatar de Léon
    Léon

    W. Jaroga, qui m’interpelle dans un précédent commentaire, me donne d’abord l’occasion de saluer ce délicieux ami, Daniel Bougnoux. L’amitié bonifie, fait grandir, je devrais le fréquenter davantage.
    Je suis le petit Suisse (c’est un pléonasme ou un fromage) qui a commis cet article sur Segalen dans la revue Médium (n° 50, janvier-mars 2017) et que cite W. Jaroga.
    Ma contribution devait réagir à la question du coordinateur de numéro qu’était notre Daniel. Je la résume : «Mais pourquoi des écrivains célèbres de leur vivant (Anatole France,…) sont-ils aujourd’hui oubliés et pourquoi à l’inverse d’autres, morts quasi inconnus (Victor Segalen), participent-ils encore à notre actualité culturelle ? ». Parmi divers arguments, j’avançais que Segalen restait vif à cause de la résistance, de l’ambiguïté de ses opinions ou attitudes esthétiques, sociologiques, philosophiques, métaphysiques. «Cette résistance est une plasticité, une possibilité de renouvellement – je n’ai pas dit : de progrès – du dialogue avec l’œuvre et de renouvellement de la glose critique sur elle. En ces cas-là, le livre est analyseur de mon temps et étai de ma vie : il peut me procurer des réflexions et des émotions structurantes» (p. 80).
    En effet, depuis un siècle, on a lu Segalen comme un humaniste, un progressiste et tout à l’inverse pour un aristocrate hautain. Comme un anticolonialiste honteux ou comme un colonialiste décomplexé. Comme un voyageur et archéologue comblé par la richesse du monde et comme un poète exprimant mélancoliquement son manque d’Être – ou d’être –.
    Pour illustrer les lectures politiques contrastées de Segalen, je rappelais que Segalen avait été apprécié par un Grand Président français (autre pléonasme et autre fromage), F. Mitterand, et que son concurrent, V. Giscard d’Estaing, est l’actuel Président d’Honneur de la Fondation Victor Segalen, à laquelle je reproche d’utiliser la caution culturelle de Segalen pour intensifier les échanges économiques France-Chine, alors que cet écrivain demandait à l’art de désaliéner l’être humain de l’industrialisation, de la technique et de l’argent.
    C’est à propos de votre Giscard d’Estaing que W. Jaroga m’interpelle. Il m’invite à commenter «une possible ou incertaine connivence entre la conclusion spiritualiste d’un projet de ce haut responsable, écrit pour Gavroche et Marianne et l’appel très profond d’une réalité spirituelle, pour reprendre l’expression de Pierre Jean Jouve, préfaçant “Stèles, Peintures, Équipée” ».
    W. Jaroga a bien voulu me préciser en privé qu’il fait allusion ici à la conclusion de “Démocratie française” (1976) :
    «Après que tout aura été ouvert, libéré, humanisé par notre effort commun, il restera à attendre que jaillisse d’un esprit, ou plus probablement d’un mouvement de la pensée collective, ce rayon de lumière nécessaire pour éclairer le monde, celui d’une nouvelle civilisation, réunissant dans une même perception spiritualiste, l’affranchissement de l’être et le tracé du destin de l’espèce.
    Mais cela, nous ne le savons pas encore.»
    Si je la comprends bien, la demande de W. Jaroga s’inscrit exactement dans le champ des lectures doubles, équivoques qu’engendre Segalen : L’écrivain croit-il ou pas à «une réalité spirituelle» et si oui, celle-ci serait-elle équivalente à la «perception spiritualiste» de Giscard d’Estaing ?
    Manœuvre dilatoire agaçante, je dois d’abord exhiber mon ADN d’Helvète. Toute question péremptoire (oui/non) est étrange pour un Confédéré d’une démocratie horizontale (sauf par la répartition de la fortune) et multiculturelle où les décisions politiques résultent de consensus lents et dans laquelle, récemment, notre éphémère président – mandat d’un an –, le nationaliste Ueli Maurer, prêta sa limousine de fonction à l’un de ses pires ennemis politiques, un parlementaire socialiste, afin que celui-ci, qui avait égaré les clés de sa voiture, puisse arriver à temps à la cérémonie de fin d’études de sa fille. Bref, dans mon pays, nous sommes relativistes, sans doute parce que nous sommes tous des minoritaires (d’une autre langue et culture, d’un autre canton ou d’une autre région). Dès lors, à toute question, nous répondons généralement : «Ça dépend !» (Du contexte, du moment, de la vitesse du vent). Donc, ma réponse spontanée sur le spiritualisme de Segalen est : «Ça dépend». Suivant les fils que je suis dans son œuvre, les connotations qui me touchent, les caprices de mon hypothalamus, je tends à penser que, oui, Segalen a conservé du catholicisme de son enfance une interrogation de type mystique. A l’inverse, le lendemain, voire l’heure d’après, je prétends tout le contraire, à savoir que sa conception de l’art absolu (substitut des religions décevantes) le pousse à sonder inlassablement l’humain, mais seulement l’humain (croyances, inconscient, leurres, illusions, vanités, peurs…), sans postuler une «réalité spirituelle».
    Parfois gêné par mon indécision, je me voudrais péremptoire, tranché, scientifique… Cependant, mon (relatif) relativisme chronique peut trouver deux réconforts. D’abord, Victor Segalen lui-même. L’ambiguïté est thématisée dans son œuvre, il a souvent exprimé ou mis en scène l’ambivalence, l’indécision, l’équivoque, le double, l’envers, le miroir… Comme il le formule lui-même à propos du succès ou de l’échec d’une quête à la licorne qu’il a écrite : «Le texte ambigu ne permet pas d’en décider». De même, le narrateur ami de René Leys leste le lecteur d’une question finale insoluble : moi qui vous ai conté notre histoire commune, suis-je coupable de sa mort, «oui ou non ?» («René Leys», derniers mots du livre).
    Puis la didactique de la littérature (si, si, ça s’enseigne, à tous les degrés, et c’est utile) me secourt à son tour : Depuis une trentaine d’années déjà, l’enseignement de la littérature est dans l’ère du «Sujet lecteur » qui a succédé à l’ère autoritaire du Texte et du structuralisme : le lecteur singulier est encouragé à créer son chemin interprétatif dans un texte, à discuter et consigner des indices ou indicateurs qui convergent vers une interprétation subjective et argumentée. On dira qu’il en a toujours été ainsi, si ce n’est qu’actuellement la prise en compte des sentiments et ressentis du lecteur n’est plus un tabou. Ils participent de plain-pied à constituer ce jugement de probabilité relative qu’est une interprétation.

    Étant donné mon extraction, l’organisation politique et culturelle de la France m’apparaît très exotique. Selon mes observations (j’ai passablement étudié les représentations de l’identité française), la question que me soumet W. Jaroga ne peut naître avec cette intensité-là que dans votre pays. Pourquoi ? Parce que votre système politique et culturel est façonné et hiérarchisé par vos fameux concours. Le concours, par nature, postule un Savoir garant, qui permet de trancher : oui ou non, juste ou faux ; et c’est lui qui organise la société. Sous lui, sa première incarnation tangible est votre Président. Le Corps immortel du Président, c’est donc le Savoir, un empyrée qui le coiffe. Sous le Président, les Grands Méritants, les énarques, les polytechniciens, les normaliens (bonjour, cher Daniel !), les penseurs-à-l’abondante-chevelure et l’air préoccupé, puis, cahin-caha, plus ou moins essoufflée par une ascension qui s’est arrêtée à mi pente pour les meilleurs, la «masse haletante et gesticulante» (R. Queneau), et enfin, au pied de la montagne, «les gens de rien» (E. Macron). A cause de ce couperet qu’est le savoir, les questions sont le plus souvent cruciales et elles procurent aux Helvètes lents et pondérés des amusements et sans doute aussi de la jalousie : Mais pourquoi en va-t-il de leur vie, à nos amis d’Outre-Jura, quand ils débattent ? Toutefois, les étudiants français que j’ai connus, en France ou en Suisse, se distinguaient surtout par leur inquiétude : «Ma démarche, mon dispositif, mon argumentaire sont-ils justes, oui ou non ?» Vous devinez leur déception quand ils entendaient : «Ça dépend !». Mais vous comprenez peut-être aussi pourquoi la France a l’un des systèmes scolaires les plus inégalitaires du monde.
    Ce Savoir impérial et impérieux, au fil du temps, a connu des variations, entre Saint Louis et aujourd’hui et, presque toujours, il s’est prétendu universaliste et messianique. On retrouve ces caractéristiques sous la plume de Giscard d’Estaing. Dans les variantes historiques du Savoir français – variantes christique («France, fille aînée de l’Église»), apollonienne (Louis XIV), prométhéenne (1789) et actuellement jupitérienne (Lui) – , le «rayon de lumière» pour «éclairer le monde» de Giscard d’Estaing est spiritualiste, christique. (Entre parenthèses, l’appel au collectif qui clôt “Démocratie française” est «carrément» démagogique).
    Je peux maintenant compléter ma réponse : La différence entre le spiritualisme messianique de Giscard et celui que Segalen met en jeu est que ce dernier ne va jamais sans sa négation. De plus, mesuré au système français, il en est une critique : Segalen a été le bon élève français, il a atteint un étage honorable (médecin de la marine), mais après avoir préféré les Lettres à sa profession, il a mis en perspective, en question, en ironie, le système scolaire et social qui l’a formé.
    Le cas de Michel Onfray, au sujet duquel W. Jaroga m’interroge aussi, me semble pouvoir être lu sur cette course au Savoir qui sanctionne et élit. Malgré ma prudence congénitale, j’ai osé dénoncer l’«inquiétant instinct vitaliste» du penseur. Celui-ci est monté bien haut dans la hiérarchie (doctorat), à sa seule force, mais au lieu d’emprunter la voie classique (rouage standard et fidèle du système), il a créé la sienne propre (anarchiste, libertaire…) tout en ne perdant jamais de vue l’humble peuple dont il est issu. On ne peut que le féliciter de son souci, mais je crains que lorsqu’il remplace le Savoir-qui-attire par l’instinct-qui-pousse en se prétendant le Vrai, il discrédite et le peuple et son propre outillage mental. Sa récente attaque de bas niveau contre Greta Thunberg accroît mon inquiétude.
    Dans une division classique du discours, après le fond, il me reste à gloser brièvement la forme. W. Jaroga me tance gentiment d’avoir notamment omis les traits d’union dans «Fondation Victor Segalen» et dans «Faculté Victor Segalen». L’orthographe, dont il est un preux et illustre défenseur, est évidemment un des instruments classiques de contrôle de l’ascension sociale et une illustration parmi d’autres du Savoir. Et, s’agissant d’elle, on peut souvent décider : oui, c’est juste, non c’est faux. Pourtant, même en ce domaine, mon indécrottable relativisme me taquine. J’écris tantôt en appliquant l’orthographe renouvelée, tantôt, avec moins d’assurance aujourd’hui qu’au sortir de l’équivalent suisse du bac, l’orthographe traditionnelle. Ici, pour le trait d’union, j’avoue avoir recopié la forme qui figurait sur les sites respectifs : «Le graveur ne fut pas témoin. La pierre n’est pas responsable. Nous ne sommes pas répondant.» (V. Segalen, «Vision pieuse», “Stèles”).

    Mon commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. On pourrait aussi bien poser la question, cher J-F R : Comment la France des riches, gens diplômés, bien endentés…

  2. Bonsoir ! Je reviens de Vendée où j’ai vu des gens assis dans une école abandonnée, en train d’écouter religieusement…

  3. OFPRA bien sûr : Office Français de Protection des Réfugiées et Apatrides.

  4. Magnifique compte rendu, cher Daniel, de ce film impressionnant et fort. On sort bouleversé et l’on espère changé, après sa…

  5. Votre « commentaire » est très sombre Eglantine, et je comprends votre désespoir. Je ne décrirais pas aussi sombrement que vous le…

Articles des plus populaires