Couverture d’un livre introuvable
Je suis plongé depuis quelque jours dans une œuvre bien étrange : le livre, déjà annoncé supra à la suite du dossier de La Croix (évoqué sous le titre « Shakespeare un et multiple ») de Lamberto Tassinari, John Florio, The Man Who Was Shakespeare (Giano Books, Montréal 2009). Ne cherchez pas ce bouquin sur Amazon, on l’y signale indisponible, et j’ai vainement cherché à l’acquérir sur d’autres sites. La copie que j’ai en mains m’a été prêtée par Georges Banu, qui la tenait de son auteur et sollicitait mon avis. J’ai laissé dormir l’ouvrage six mois avant de l’ouvrir, aiguillonné par La Croix, et je viens seulement d’achever la lecture (en anglais, il n’existe pas encore de traduction française) de ses 386 pages, alors voici.
La « question of authorship » des pièces signées William Shakespeare (trente-six, plus deux longs poèmes et les fameux, et très énigmatiques, Sonnets) est un serpent de mer, ou un marronier ; l’évoquer suffit donc auprès de certains à vous disqualifier, en vous rangeant parmi les amateurs d’OVNI, ou pire les négationnistes ou ceux qui mettent en doute les attentats du 11 septembre… Une pétition néanmoins circule, grosse de 2 ou 3000 signatures (notamment académiques) pour déclarer qu’un doute raisonnable existe, et qu’il convient donc de considérer ce sujet comme ouvert.
Tassinari a pris à bras le corps ce dossier épineux et sa démonstration est sidérante. Qu’on ne se méprenne pas (comme me l’assènent certains auxquels je cherche à faire partager depuis quelques jours mon enthousiasme), l’auteur n’a rien d’un illuminé, d’un « Geo trouve-tout » ni d’un cabaliste exalté. Dans un livre d’abord plaisant à lire, puis peu à peu décevant (Shakespeare, Antibiographie, Petite bibliothèque Payot 2012), Bill Bryson énumère dans un dernier chapitre la liste des « Prétendants », en effet assez cocasse : aux noms de Francis Bacon, d’Edward de Vere et de Marlowe s’en ajoutent une cinquantaine d’autres, tous anglais. Bryson se gausse de ces « recherches » (menées pour la plupart de la façon la plus discutable), avant de conclure prudemment (et péremptoirement) son livre par une tautologie digne de la vertu dormitive de l’opium : « Un seul homme était en position de nous faire ce présent incomparable, un seul en possédait le talent. William Shakespeare était indiscutablement cet homme, et qu’importe, au fond, qui il était ? »
Cet argument me rappelle la remarque de celui (Marcel Schwob ?) qui contemplait le portrait de Descartes par Franz Hals, « comme il est ressemblant ! – A qui ? » rétorqua finement Valéry, façon de rappeler à son interlocuteur que nous n’avons accès aux traits de l’intéressé que par ce (célèbre) tableau.
Dans le cas du « Barde de Stratford », il est d’autant plus urgent de rompre ce cercle herméneutique que nous ne connaissons pratiquement aucun élément qui, dans sa terne vie, semble à la hauteur de sa production. « Si peu de contexte pour tant de textes » ! Et certes, on allèguera la situation des auteurs du théâtre élizabethain qui ne signaient ni ne conservaient leurs pièces, propriété des troupes ; on rappellera la rareté des manuscrits conservés de cette époque (Grand incendie de Londres en 1666…), l’anachronisme de la notion d’auteur ou de paternité littéraire. D’autres (mouvance structuraliste des années soixante) se barricadent encore derrière l’autonomie du texte, à quoi bon savoir au-delà, l’œuvre dans sa clôture suffit. Etc.
Eh bien non, justement ! L’œuvre signée Shakespeare est tellement grande, riche, exaltante, elle a eu un tel impact sur la formation de la langue et de la conscience (pas seulement anglaises) que certains ne peuvent se résoudre à cette petite critique, retranchée derrière une poignée d’évidences toujours ressassées. Les « stratfordiens » (ceux qui croient au Barde-upon-Avon) me font irrésistiblement songer à l’anecdote bien connue de l’ivrogne qui cherche ses clés perdues au pied du réverbère, « parce que là du moins on a de la lumière pour chercher » – et qu’on y est vu comme un chercheur sagement éclairé, conforme aux préceptes reçus en l’Ecole… Le premier mérite de Tassinari, parce qu’il n’était pas shakespearien estampillé, est d’avoir congédié le réverbère, changé de territoire ou emprunté sa lumière à d’autres lampes.
Je le disais précédemment, cette question à mes yeux est typiquement médiologique, et de deux façons : un « esprit » de la force de WS ne tombe pas des nues, et il semble puéril d’invoquer le « génie ». Les stratfordiens traitent cet argument de snob, pourquoi un bourgeois de province, acteur et entrepreneur de spectacles, individu par ailleurs procédurier et médiocre agioteur en grains, n’aurait-il pas droit au génie ? On peut leur rétorquer leur idéalisme : écrire une pareille œuvre supposait d’immenses ressources matérielles, conditions sine qua non de « l’esprit », et des circonstances à l’époque rarissimes ou très spécifiques, telles que la possession d’une riche bibliothèque, la connaissance de langues étrangères (au premier rang desquelles l’italien), des voyages en Europe (et surtout à Venise, Vérone ou Milan, villes précisément décrites dans plusieurs pièces), la fréquentation de la cour, de la noblesse et en général des « Grands »… Mais encore, plus abstraitement ou vaguement dit, la présence d’une flamme spirituelle tenace, l’ambition d’enrichir la langue anglaise et son vocabulaire de quantité de néologismes, ou de mots forgés, une intimité passionnée avec la musique, avec l’Ecriture sainte, une connaissance précise, ardente des humanistes de la Renaissance continentale (Dante, Boccace, l’Aretin, Giordano Bruno pour l’Italie, Montaigne chez nous) et la volonté farouche de féconder par eux un pays quelque peu demeuré en arrière, la ténébreuse Albion… Mais aussi, et c’est notamment l’objet du dernier chapitre du livre qui fut le premier dans l’ordre de la recherche, l’examen de La Tempête, œuvre inclassable qui dit de façon poignante, quoique cryptée, la plainte de l’exilé, la perte du premier langage, sa consolation par la fantasmagorie, et les méandres douloureux du rapport générationnel…
Les tourments de l’exil hantent, à fleur de texte, celui des Sonnets : sont-ils vraiment de la plume du lourdaud qui voyageait pour ses affaires de Stratford à Londres, et ne sortit jamais de son île ?
Tassinari consacre des dizaines de pages à chacune de ces questions. Une par une, méthodiquement. Il ne discute pas à coups d’a priori, il exhume les dates de fabrication des textes qu’il croise, il sait que la création consiste d’abord à beaucoup lire et à plagier ; il retrouve au détour d’une réplique un mot de l’Arétin, de Montaigne, de Bruno ou surtout de John Florio. Qui fut un personnage extraordinaire, beaucoup trop négligé par la critique académique. Plus vieux que « Shakespeare » d’une douzaine d’années, il naquit à Londres d’un père Michel Angelo émigré d’Italie, car protestant et d’abord juif, prédicateur, érudit en religions… Lexicographe, auteur de dictionnaires, polyglotte traducteur de Boccace puis Montaigne, précepteur à la cour de Jacques 1er, employé à l’ambassade de France…, John (et son père ?) ne cessèrent de côtoyer les Grands, et de jouer les « passeurs » culturels dans cette Europe en formation.
Toute cette enquête se lit comme un haletant « roman de formation » ; pour peu qu’on répudie la fable de la table rase qui prétend faire surgir de nulle part les créations de l’esprit, on voit enfin « Shakespeare » rendu à sa richesse, à sa complexité nées notamment des souffrances de l’exil, et du polylinguisme. Des influences capitales, celle de Bruno cotoyé seize mois à l’ambassade de France qui l’héberge (on sait qu’il finira sur le bûcher), ou de l’Aretin se dessinent en clair (l’index de la biographie d’Ackroyd, champion des stratfordiens, ne leur consacre pas une seule entrée !) ; mais surtout le dialogisme d’une langue toujours surprenante se comprend mieux, et comme in statu nascendi : on a souvent remarqué l’étrangeté de la langue de Shakespeare sans jamais faire l’hypothèse qu’il pourrait être étranger, et venir du dehors… (Chauvinisme oblige ?)
Avec son acuité coutumière pourtant, Borgès ici cité en exergue l’avait prévu : « Shakespeare es – digamoslo asi – el meno inglés de los escritores ingleses. Lo tipico de Inglaterra es el understatement, es el decir un poco menos de las cosas. En cambio, Shakespeare tendia a la hyperbole en la metafora, y no nos sorprenderia nada que Shakespeare hubiera sido iatliano o judio, por ejemplo » – qu’il ait été juif ou italien par exemple…
Thèse renversante, inacceptable pour beaucoup et que Tassinari, à petites touches, patiemment, tout en douceur (et en érudition) finit par rendre tellement évidente !
Je suis, venant de lire son ouvrage, partagé entre deux sentiments, d’admiration et d’indignation : je crois vraiment qu’il a raison, et ça renverse tout ce qu’on croyait savoir, ça remet tout à l’échelle. « Imaginez, écrivait encore Borgès dans Fictions (« Tlön Uqbar Orbis Tertius », je cite de mémoire n’ayant pas dans cette maison de vacances le livre) que L’Odyssée et, disons, Les Mille et une nuits aient été écrites par la même personne, et rêvez à la psychologie de cet intéressant homme de lettres… »
Tassinari bouleverse le champ des études shakespeariennes, et depuis qu’il s’y est attaqué, lisant La Tempête (aux alentours de 2000), et se persuadant peu à peu de sa thèse, voyant les visages du « Barde » et de Florio peu à peu glisser l’un vers l’autre jusqu’à se recouvrir, notre chercheur a dû passer par des moments de transe, de jubilation et d’excitation intenses, comme peu de thésards en éprouvent – je l’envie donc aussi pour cela ! Mais je le plains infiniment, au vu du maigre dossier de la réception de son ouvrage : sur le site qu’il a ouvert, dix articles favorables en cinq ans (depuis la parution de la traduction anglaise d’un ouvrage d’abord écrit par lui en italien) – et qu’il a publié à compte d’auteur ! A quoi s’intéressent donc les éditeurs ? « A quoi pense la critique ? Petite paresseuse, va ! » (Aragon, Traité du style).
Ce dédain, pour ne pas dire plus (incurie, censure, ostracisme…) pose un problème médiologique de fond, celui des conditions de naissance et de circulation d’une vérité. « The end of a lie », la fin d’un mensonge, proclame fièrement son bandeau de couverture. Lamberto, tu es loin du compte ! Le mensonge risque de survivre longtemps à ses plus intelligentes réfutations, aux plus claires raisons de penser autrement. Le « stratfordisme » à cet égard semble un cas d’école, car ces gens sont organisés, puissants, à la tête d’une industrie (touristique, festivalière, éditoriale, « nationale »…), ils ont pour eux la tradition et la raison d’Etat, pourquoi se laisseraient-ils détourner de leur lucratif trafic par quelque thèse italienne forcément chauvine, biaisée… On est toujours dans cette histoire, le « chauvin » d’un autre ; et c’est ainsi qu’un stratfordien ne daignera pas s’asseoir face au conférencier Tassinari ni surtout l’affronter, relever ses raisons, argumenter. Silence et mépris sur toute la ligne !
Je propose donc aux lecteurs de ce blog d’être les premiers en France à s’intéresser à cette thèse, au moins à l’entendre et à l’examiner. La « vérité » en cette matière ne peut naître que d’un débat loyal, sans arguments de principe ni d’autorité. S’il fallut à Lamberto Tassinari un courage immense pour entreprendre et soutenir contre vents et marées son ouvrage, il serait juste que celui-ci, chez nous, trouve quelque écho. Bonne occasion, il me semble, de rendre au « plus grand dramaturge (et poète) de tous les temps » un peu de sa chair, de ses langues et de sa vraie vie (qui fut moins simple qu’on ne pense)…
Amis lecteurs, et que je suppose amoureux de Shakespeare, qu’en dites-vous ?
P.S. : le site à consulter est < www.johnflorio-is-shakespeare.com >
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