Un séminaire de rentrée se tient ce soir, jeudi 20 septembre à Paris, sur « Les fondements anthropologiques du convivialisme ». J’y participe aux côtés de Dany-Robert Dufour, François Flahault et Corinne Pelluchon par le texte suivant, qui reprend quelques phrases de mes précédents billets sur ce blog.
Gregory Bateson
Quelques motifs, brièvement, pour éclairer notre rencontre. Je m’aperçois en effet que mes propres chemins tournaient depuis longtemps autour des thèmes ou des intuitions qui nous rassemblent ici.
Mon enseignement en théories de l’information-communication d’abord : je suis venu à cette discipline, bien peu disciplinaire, à partir de la pragmatique telle que la développe Benveniste en réaction contre Saussure, telle aussi qu’elle a connu un certain essor avec l’école dite de Palo-Alto (Pragmatics of Human Communication de Watzlawick, Beavin et Jackson, eux-mêmes disciples et continuateurs de Gregory Bateson, traduit sous le titre Une Logique de la communication, un classique de nos études). La filiation entre ces deux courants tient à ce que je pourrais nommer le primat de la relation : tout contenu de message (énoncé) voit son sens enchâssé et commandé par le cadre spécifique de son énonciation. Il est difficile de comprendre la moindre phrase, le moindre comportement (qui est aussi une communication en vertu de l’adage très juste « On ne peut pas ne pas communiquer ») sans tenir compte des effets de son cadre, qui dirigent son adresse. Le sujet n’est pas seulement pris dans un système de contraintes symboliques (les lois logico-langagières du code utilisé), mais dans des matrices d’énonciation qui lui prescrivent sa place ou sa face au fil de ses engagements de parole. Un locuteur isolé ou toujours le même durant ses énonciations successives, ça n’existe pas. L’adage « Je ne parle pas, je suis parlé » pointe non seulement le pilotage de la parole par le code, mais aussi par les circonstances, les demande, les attentes, l’horizon de pertinence qui veillent sur l’encodage et le décodage du message. Une relation nous porte (autant qu’elle nous déporte) et borde en permanence nos performances communicationnelles ; lesquelles bien souvent sont au service de cette relation, et la rémunèrent. Le sujet de la communication n’est donc pas un individu ponctuel, mais une cellule d’agents en interaction. Inter devient le préfixe-clé : dans la conversation nous nous entretenons, nous tenons par cet entre relativement invisible, ou inconscient, un milieu, un médium, un lieu aveugle ou vide sans lequel point de circulation.
À propos de conversation : l’idée ou le paradigme convivialiste implique plus ou moins confusément la représentation d’une table, espace à la fois de ralliement et de séparation. Cette table impose la distance autant que la co-présence des convives ; on n’y envahit pas le champ ni le corps du voisin, on se tient à sa place, en respectant certaines manières de table : ne pas cracher dans le plat (ce qui le privatiserait aussitôt), ne pas l’accaparer mais le faire circuler, manifester au long du repas une certaine sobriété, etc. Peut-être la loi et la table ont-elles beaucoup d’affinités (les « tables de la loi ») ; la table manifeste ou matérialise cet entre, base ou condition de notre entre-anthropologie.
La communication ne s’intéresse pas seulement à ce qui circule, mais à ce qui permet cette circulation, les milieux porteurs, les corps conducteurs. Son étymologie même nous invite à réfléchir sur notre ou nos communs : ce qui précède chaque locuteur, le fonds ou le foncier qui président aux échanges. Chaque figure, ou sujet, s’emporte en effet sur un fond qui n’a pas la même découpe, la même rassurante ou maniable identité que le soi-disant individu. Fonds écrit avec un s pointe un substrat nourricier, mais relativement inconscient ou peu visible ici encore ; dans un musée ou une bibliothèque ce sont les réserves, la désignation d’une ressource collective. J’aime bien penser ce fonds comme un humus, qui donne son étymologie à l’humanité. Or ce foncier, comme la table, n’est pas privatisable, il ne fait pas l’objet de transactions ni d’évaluations marchandes, il se tient hors commerce, pour permettre justement celui-ci. Ce qui permet l’échange ne s’échange ni ne s’approprie. Rules are no game : le méta-niveau ou le foncier de nos échanges ne s’achète pas, n’entre pas lui-même dans ce jeu.
Jean-Jacques Rousseau
Rousseau il me semble a très bien pointé cette question cruciale en réfléchissant à la façon dont se passe le contrat social : pour que le contrat (qui n’est pas un marché) fonctionne, chacun doit renoncer à une part de sa puissance au profit d’un tiers, la loi, qui n’est rien d’autre que le moi commun des contractants. Salutaire exhortation : l’individu se projette ou s’identifie à un commun, un tiers symbolisant plus intime à lui que lui-même (pour citer Augustin), et le détour par cette aliénation lui permet de gagner en puissance ; de même, l’individu que je suis ne peut, pour son développement, en écraser d’autres, j’ai toujours besoin que l’autre soit libre pour l’être également… Ce renoncement préalable à la toute-puissance (à l’hubris), cet abandon de souveraineté narcissique ou ce don, cette castration dirait le psychanalyste, sont la clé de toute croissance, ou de l’entrée en société.
Il est à craindre, au rebours de ces fortes maximes, qu’une « gouvernance » substituée au gouvernement ne réduise la société civile à la somme des intérêts privés ; ou que la tendance à diriger comme une entreprise les affaires publiques d’un pays n’éloigne un peu plus ses acteurs de la visée d’un bien commun, autant que de la préservation des « communs ». Comment, dans un pareil monde néo-libéral, la chose publique et les intérêts collectifs seront-ils encore représentés ? Je rejoins par cette question l’un des motifs de mon livre La Crise de la représentation : il est très important de faire monter autour de la table, ou de rendre visibles, des partenaires plus ou moins cachés avec lesquels nous co-habitons, et sans lesquels notre convivance ou nos échanges n’auraient simplement aucune chance. Dans la voix désespérée de Nicolas Hulot annonçant en direct sa démission sur France-inter le mardi 28 août se bousculaient les abeilles, les ours polaires ou le triton cendré promis à l’extinction. Toute une planète en surchauffe, en voie de délabrement, abandonnée aux profiteurs aveugles du marché et à leurs relais au sommet de l’Etat, nous parlait par la bouche du ministre dépassé par l’urgence de la tâche, écrasé par la foule de ceux auxquels il donnait ainsi la parole, les éternels sans-voix de la biosphère, les perdants de la représentation. Comment rendre toutes ces choses ou ces agents publics ? Comment les faire accéder au plan de table ? Car le fonds par définition demeure largement inconscient, ou peu représentable ; et c’est tout le problème aussi de l’écologie.
La dimension écologique est d’autant plus passionnante qu’elle est peu visible mais généralement cachée, à l’exception des grandes catastrophes de type Tchernobyl ou des feux de forêts qui viennent de ravager, cet été, la Californie, la Grèce ou la Scandinavie ; ou de l’air chaud qui provoque les typhons des Philippines, des Caraïbes et qui assèche chaque année davantage le sol africain. Le désordre écologique opère à bas bruit, disparition d’espèces animales, écrasement de la bio-diversité, pollutions, cancers… Frappé d’une véritable crise de la représentation, il est urgent de le scénariser, de le montrer aux mal-voyants et entendants de tout poil qui persistent à faire comme si, à oublier. Curieusement, le mouvement écolo lui-même, enlisé dans ses querelles de chapelles et ses surenchères gauchistes, peine à accéder à la représentation nationale. Comment, de ce double déficit de visibilité, sortir ?
Pourtant la sensibilité écologique progresse. Il semble urgent de démontrer philosophiquement, théoriquement, que bien loin d’être leur adversaire ou rivale, l’écologie est la matrice enchâssante des activités et des traffics économiques ; qu’avant ou autour du marché il y a la biosphère, avec ses échanges nourriciers, essentiels pour notre reproduction ; qu’avant ou au-dessus du monnayable et des valeurs vénales, il y a les valeurs vitales, morales, ou tout simplement les communs, tout ce qui nous est donné de naissance, en partage entre tous comme l’eau, le climat, les espèces vivantes ou l’air que nous respirons, qu’il serait catastrophique de marchandiser… Il y a, es gibt en allemand, et ceci concerne au plus près les amis du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales), ces communs relèvent d’un don primaire, inaliénable – pour combien de temps ? Il est important de faire comprendre à nos contemporains ou à nos enfans qu’envers ces communs, que nous avons tous reçus gracieusement en partage (le soleil, l’air, la mer, les paysages, la faune et la flore) nous sommes endettés. Comme nous sommes endettés envers les morts, en amont de nous-mêmes, et paradoxalement vis-à-vis des générations futures en aval : cette évidence de solidarité, et d’une dette envers le futur est bonne à rappeler à tous ceux qui agissent ou se considèrent comme le dernier homme (décrit par Nietzsche) . Il faut remercier Donald Trump d’avoir mis en pleine lumière, pour le monde entier, le portrait de ce dernier homme, en pied ! L’individu consumériste ridiculement étroit et tapageur, l’agent de la sixième extinction apôtre d’après-moi-le-déluge, celui qui ne doit rien aux suivants ni au fond à ses contemporains et croit qu’il peut tout flamber, l’individualiste qui nie les autres ou le dérèglement climatique au nom d’une raison économique atrophiée, étriquée, aveugle aux dégâts que sa courte vue inflige aux autres et à la planète. L’homme en proie à l’hubris, sans frontières, sans retenue ni considération. Il lui arrive de produire, mais il n’engendre pas (pour reprendre une distinction chère à Bruno Latour).
Frédéric Nietzsche
Pour combattre cette démesure, il est toujours difficile de dire quelle est précisément la mesure ou le propre de l’homme (vieux sujet de dissertation philosophique), mais on peut avancer que chaque sujet trouve à chaque fois sa mesure (sa limite) dans des interactions qui traitent ou respectent l’autre comme un soi-même. L’autre homme, comme l’autre que sont la biosphère ou le milieu porteur me nourrissent et me prescrivent les règles de bonne convivance. Mon développement passe par le développement bien compris de ces autres, de tous les autres ; des multiples agents enchevêtrés, coalisés pour s’entretenir et sans lesquels point d’humus ni de biosphère. L’entraide ou une élémentaire solidarité constituent ainsi « l’autre loi de la jungle », pour citer un livre éclairant. Bien loin d’être ponctuel ou isolable, chaque sujet se trouve donc pris dans des boucles trophiques d’inter ou de rétro-action ; il n’y a pas d’autonomie pensable sans les dimensions préfixées par éco, rétro ou inter. C’est dans les pages de La Méthode d’Edgar Morin, La Vie de la vie notamment, que je me suis persuadé de ces nouveaux paradigmes (à la suite de quoi j’ai dirigé, avec Serge Proulx, le colloque Morin de Cerisy en 1986) ; leur validité me poursuit, je la vérifie dans la notion de médium développée auprès de Régis Debray, dans la mésologie d’Augustin Berque, ou surtout pour moi dans l’anthropologie de l’entre ou de l’inter inlassablement mise en œuvre par François Jullien dans ses allers-retours Orient-Occident.
Edgar Morin
De la logique conversationnelle (objet pragmatique par excellence) à l’entretien, une boucle se trouve ainsi bouclée : nous nous entre-tenons, nous tenons les uns par les autres, tous les autres au sens le plus fort du terme. Que veut dire ce verbe ? Demandez à des amoureux ! Pris, embarqué, enchevêtré dans cette dépendance, le sujet y laisse des plumes ? Au contraire, comme l’a répondu Aragon en 1929 à une enquête de La Révolution surréaliste intitulée « Quelle sorte d’espoir mettez-vous encore dans l’amour ? » : « L’amour est la seule perte de liberté qui me donne de la force ». On pourrait, avec Morin, paraphraser ou gloser cette déclaration en précisant que la boucle de l’auto si chèrement conquise et défendue par le chétif petit moi individuel ne peut grandir, ou se boucler vraiment, que par les détours de l’éco, de l’inter : Narcisse lui-même ne vit pas isolé, un narcissisme bien compris passant nécessairement par les autres (grand thème girardien). L’individu est un mirage ; ou, comme écrit sobrement Valéry, « un homme seul est toujours en mauvaise compagnie ».
Paul Valéry
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