« Prenez soin de vous ! »

Publié le

Paris, jeudi 14 novembre dernier

Nous appoaudissons chaque soir nos « soignants ». Juste retour des choses, et salutaire correction ! Pas plus tard que l’année dernière en effet l’hopital était dans la rue, et dénonçait avec ses banderoles la casse du service public et des soins. Mais voici qu’au sein même des unités soignantes il convient de distinguer.  J’écrivais en 1998, dans mon petit livre de la collection Repères (au chapitre II, « Vivre reliés ») :

« En médecine, le progrès technique semble avoir rendu moins visibles, et subalternes, les éléments de soin dans l’acte clinique. Le chirurgien ou le praticien recueille plus de prestige social, et un meilleur salaire, que l’infirmière ou l’aide-soignant. A l’article Cure de son ouvrage Conversations ordinaires (Gallimard 1988), le psychanalyste anglais Winnicott rappelle (en se trompant peut-être) que ce mot qui veut dire traitement et guérison dérive de care, c’est-à-dire soin, intérêt, attention. Et il note qu’aujourd’hui cureest plus prisé ou recherché que care.

« À  juste titre : qui ne préférerait être guéri à une longue succession de soins ? Or le rôle du médecin est différent dans les deux cas : care fait de lui un travailleur social, voisin de l’infirmier ou du prêtre, tandis que cure le rapproche du technicien. Evolution normale d’une médecine sortie de sa gangue quelque peu magique pour devenir  chaque jour plus scientifique, pointue et performante ? Mais toutes les maladies ne sont pas curables ; et tous les symptômes ou demandes de soins ne renvoient pas à des maladies réelles. Aux deux extrêmes du symptôme, psychosomatique ou incurable, la réponse appropriée semble de to care plutôt que to cure. Un malade du sida ou un vieillard ont besoin de soins palliatifs, qui ne les guériront pas ; il faut bien cependant prendre leur corps et leur esprit en charge, et répondre autant que possible à leur souffrance.

« La même remarque s’appliquerait à l’école : l’enseignant doit-il se concentrer sur le contenu des programmes ou sur la relation pédagogique ? Les deux bien sûr, mais l’idéal pédagogique ne se confond ni avec un enseignant qui jouerait le rôle d’un cerveau d’acier ou d’un juke-box bourré de savoirs, ni qui se confondrait à l’inverse avec un animateur permettant à chacun de prendre à l’école un peu de bon temps. Il n’y a pas de règle pour le dosage de ces deux dimensions du contenu et de la relation, enseigner exigera toujours d’apporter un savoir tout en évaluant une situation, et en s’engageant vis-à-vis de chacun.

« Winnicott précise que le patient, comme l’élève, a besoin de considérer l’autre comme fiable. Ce terme suppose l’induction d’une relation de confiance, mais les fiabilités humaines et mécaniques sont très différentes. Fiabilité ne veut pas dire infaillibilité mais au contraire, selon une expression souvent citée de Winnicott, good enough. Car la valeur d’une relation ne se mesure pas arithmétiquement ; et la recherche de la perfection dans le domaine des relations cliniques, mais aussi éducatives, politiques ou sociales en général peut conduire à massacrer celles-ci.

« La mère good enough, pour éclairer brièvement la célèbre formule du psychanalyste, ne répond pas à tous les besoins ou désirs de son enfant, et le modèle souvent moqué de la « mère juive » serait, comparé à elle, contre-productif. Une mère suffisamment bonne facilite à son enfant un meilleur accès à l’autonomie, fut-ce en lui permettant de la critiquer, ou parfois de désobéir. Un critère du retour à la santé chez le patient, de même, peut consister à ne pas respecter toutes les normes posées par son médecin. Et les professeurs savent bien qu’un étudiant qui s’oppose à eux n’est pas nécessairement voué à l’échec. Contrairement à la guérison, dont les marques sont claires, il n’est pas facile d’évaluer  objectivement, de mesurer ni de prescrire les bonnes relations de soin. Celles-ci échappent à la science, et relèveraient plutôt de l’art, soit des aléas ou des chances d’une interaction qui demeure par définition non-programmable. »

Donald Winnicott

Sur son blog « Affinité élective », mon ami Jean Caune vient de consacrer son dernier billet à « Prendre soin de soi ». Voici un extrait de ce qu’il écrit : « En 2010, Martine Aubry, première secrétaire du Parti socialiste, dans une longue interview détaille ses projets pour le PS et lance un appel à « une société du bien-être et du respect qui prend soin de chacun et prépare l’avenir ». Sa perspective de la société, empruntée à Anthony Giddens, l’un des intellectuels stratèges de Tony Blair vise à « aller vers une société du soin ». Sa vision fut critiquée à gauche comme à droite. Nathalie Kosciusko-Morizet, secrétaire d’État à l’époque, fustige « le triomphe des bons sentiments » ; elle juge le concept dépassé car « il enferme les femmes et la réflexion politique dans la seule considération de la souffrance sociale ».

« Pour échapper à ce jugement peu éclairé qui ne voit dans le care qu’une forme de sollicitude, qu’un souci idéaliste, peut-être faut-il l’envisager non comme une politique mais comme une éthique qui doit orienter une politique engagée dans un contexte social et culturel déterminé. Le care doit être considéré comme une pratique, c’est-à-dire une modalité de relation entre les personnes. Le souci de l’autre doit se concevoir comme un principe universel qui conçoit l’expérience vécue dans sa dimension de relation à l’autre.

« Traiter le care comme une activité secondaire ou de simple charité qui engage les puissants à faire preuve de sollicitude vis-à-vis des plus faibles est une manière de préserver leur pouvoir. En confiant le travail de soin à d’autres, mal payés et peu considérés, les puissants préservent leur position de domination et leur pouvoir. (…)

« Il apparaît que « l’insistance sur l’attention qu’il convient de porter à soi-même », qui émerge avec les stoïciens au premier siècle, est l’émergence d’un individualisme qui accorde de plus en plus de place aux aspects privés de l’existence.

« Michel Foucault, avec le troisième volume de son Histoire de la sexualité, consacré au Souci de soi (1997) analyse avec beaucoup de profondeur ce phénomène qui traduit « l’affaiblissement du cadre politique et social dans lequel se déroulait dans le passé la vie des individus » (p. 55). »

La rose pourpre du Care

Je n’ai pas lu cet ouvrage de Michel Foucault, et je borne ici mon renvoi au billet de Jean Caune. En me souvenant, à propos de Martine Aubry, que Le Canard enchaîné l’avait, à l’époque et en hommage à Woody, surnommée « La rose pourpre du Care »… Il est toujours difficile, face aux échotiers, d’avoir raison la première ! Or nous le devinons aujourd’hui il faut bien sûr, il est vital de mieux comprendre l’intrication des soins et du soi. Comprendre autrement dit comment l’activité de soin revient réflexivement à son auteur, ou pourquoi soigner l’autre c’est se soigner soi-même. Car, disais-je dans mon précédent billet, la conjugaison du verbe soigner se révèle secrètement pronominale, ou réfléchie.

Cette réflexivité semble devenue particulièrement évidente avec les mesures de confinement et les gestes-barrière où nous voici contraints. En me retirant d’une relation de contact avec l’autre, c’est cet autre que, autant que moi, je protège ; une solidarité immanente, manifeste, préside à ces retraits qui pourraient sembler égoïstes. M’isoler, c’est prendre soin des autres ; penser aux autres passe par les soins donnés à ma propre sécurité. Que cela nous plaise ou non, la pandémie nous met dans le même bateau.

Pour creuser un peu cette intrication du soin et du Soi, faisons un détour, du côté d’Edgar Morin ou de Douglas Hofstadter, vers ce que ces auteurs appellent une relation récursive. La récursion trace un cercle entre un agent et un patient, ou entre une cause et son effet ; alors que ce cercle demeure seulement informationnel dans le cas du feed-back(un message se trouve prélevé dans le circuit d’un processus pour faire retour sur son entrée, comme dans l’exemple canonique du thermostat, simple régulateur de la température ambiante), la récursion marque non le retour de l’information mais celui de l’énergie, comme c’est le cas par excellence d’un tourbillon. Les effets de la récursion sont donc parfois dévastateurs (cas du cyclone, ou d’un feu de forêt : plus le bois alentour s’échauffe et plus il devient combustible…), cas encore d’une panique en Bourse, ou de la panique en général, très contagieusecomme on sait : plus mon voisin s’effraie et plus j’ai de motifs de prendre peur à mon tour. Etc. Mais les boucles récursives ont aussi de puissants effets stabilisateurs avec les cycles trophiques, ou vertueux, de la confiance, autant que du soin réciproque.

La gravure d’Escher qui orne le tome I de La Méthode, d’une main dessinant la main qui a dessine, illustre bien ce tourbillon récursif, source de destructions paniques mais modèle aussi des patientes germinations de la vie. Dans Gödel Escher Bach, ouvrage à mes yeux génial, Hofstadter baptise récursives  ces figures dont le fond dessine une autre figure, voire la même : cas des poissons sur fond de poissons, ou des oiseaux se libérant d’un fond d’oiseaux… Cas aussi du célèbre cercle enfermant le Yin-Yang, où chacun dessine et découpe la place de l’autre. Ces dessins tournent tous autour du paradoxe de l’impensable récursion : impensable ou paradoxale car heurtant de front notre logique linéaire, causale et identitaire.

La réciprocité du soin, disais-je, se résume à ceci que soigner l’autre c’est se soigner ; ou que le Soi de chacun se trouve englobé et comme soutenu, ou enrichi, par les soins qu’il accorde au dehors de son cercle ou de sa sphère intime. Par où passe et où s’arrête mon cercle ? Du Soi aux soins la boucle est récursive, et plus étroite qu’on ne pense : que vaudrait l’âme d’un homme qui serait, en tous domaines, négligent ? Ignorer les autres c’est, confiné en soi-même, se condamner au dépérissement.

Et c’est pourquoi, par cercles concentriques, nous avons intérêt à prendre soin du monde si nous voulons, en dernière analyse, prendre soin de nous-mêmes et des autres. Car inversement, détruire fût-ce une parcelle de cet ordre naturel du monde contribue en retour à nous détruire : la disparition des coquelicots, des papillons et des espèces vivantes préfigure et annonce la nôtre ; combien d’années notre espèce survivrait-elle à la mort des abeilles ?

À ce point du raisonnement, l’envie me vient d’ajouter que le travail est le siège par excellence de l’activité soignante, tant que ce travail n’est pas saccagé lui-même par la répétition, l’analyse et le démembrement des gestes sur la « chaîne », ou une séparation trop forte entre le penser et le faire, entre les tâches nobles de la conception et celles de la simple exécution. Jardiner, ou travailler le bois, m’évoquent en effet le métier du soin ou la figure de l’infirmière ; le temps que je passe ces jours-ci à appliquer aux magnifiques buis de notre jardin le traitement contre la cochenille est un soin qui « me revient » : non seulement en termes de gratification finale (le résultat), mais plus mystérieusement en termes de transfert, d’apprentissage, d’une sourde identification aux forces animales et végétales dont le jardinier épouse la secrète logique. Il faut, pour jardiner bien, respecter le temps des transformations saisonnières ou nychtémérales qui n’est pas celui, objectif, des horloges.

Travailler le bois de même c’est travailler avec lui, savoir le découper de l’arbre au bon moment, épouser son fil pour une meilleure résistance de la planche ou de la poutre à venir, etc. Car la terre, ou le bois, « travaillent » eux aussi et coopèrent… Nos anciens métiers contiennent ainsi une part de soin, ou de sagesse, sophia, d’un mot qui nomme pour nous la réflexion abstraite du philosophe mais qui, plus matériellement, désignait chez Homère le savoir-faire de l’artisan.

À quel point le travail moderne a-t-il dégradé, avec la nature, cette sagesse faite aussi de respect et d’une réciprocité active ? S’il est vrai que nos œuvres nous construisent en retour, il est flagrant que bien peu d’œuvres hélas naissent du travail ordinaire, plus avilissant, ou négligent, que véritablement créatif. Mais cette question d’une réflexivité au travail est si vaste, et cruciale pour notre devenir, que je dois la remettre à un prochain billet.

Take care, cette recommandation trop connue pourrait donc avec profit s’étendre à Prenez soin du monde ! Ou de ce fonds germinatif peuplé lui aussi de sujets, de figures… Prenez soin de ces objets qui portent et conditionnent votre subjectivité, ne négligez pas votre enveloppe ! Toute atteinte à ce qui soutient notre existence nous amoindrit, et à terme tend à nous détruire.

2 réponses à “« Prenez soin de vous ! »”

  1. Avatar de Philippe Perrot
    Philippe Perrot

    《Nous applaudissons chaque soir nos « soignants »…》… et majotairement nous félicitons l’executif pour sa gestion de la « guerre », bien qu’il n’ait toujours pas réussi à doter lesdits « soignants », vous savez ces gens qui ont fait le système-de-santé-que-le-monde-entier-nous-envie, des équipements basiques de protection !! C’est grave, docteur, la schizophrénie sociétale ?

  2. Avatar de Cécile d’Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Bonjour aux passants du blog, spécialement à EM si son ange gardien vient s’égarer au milieu de nous .

    Cher Daniel, le “Care” à l’école ? Pour moi, la posture d’enseignant surtout à l’école primaire s’apparente aux qualités de l’artisan, celles qui lui sont nécessaires entre réflexion et maîtrise du geste.

    La geste pédagogique n’est pas évidemment si facile ! Imaginons que le maître d’école aura d’abord à enrichir sa boîte à outils pour mener à bien les objectifs scolaires dont il est garant. Mais il aura aussi, et en plus, à exercer son œil de bienveillance, atout nécessaire pour sécuriser tout nouvel apprentissage.

    Je dois à Michel Serres, dans son livre Le Tiers-Instruit (1993), l’image de ce moment d’apprentissage qui reste également prégnant au long de mon existence. “Aucun apprentissage n’évite le voyage. Apprendre lance l’errance … » . p.28

    Qu’attendre des buts de l’Ecole aujourd’hui ? Moi, je ne sais plus désormais. Certes, le Petit de l’Homme se construit avec et contre l’adulte qu’il côtoie. Et dans le monde d’aujourd’hui ?

    Ma part dans des défis scolaires assumés fut bonne et gratifiante. Modeste, bien sûr !

    Un rappel de la parabole des talents racontée dans l’Evangile m’avait indiqué une direction : Accompagner, faire fructifier. Et selon le possible pour chacun ! Seul le talent enfoui est inutile …

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

    Lire la suite

À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

    Lire la suite

Les derniers commentaires

  1. On pourrait aussi bien poser la question, cher J-F R : Comment la France des riches, gens diplômés, bien endentés…

  2. Bonsoir ! Je reviens de Vendée où j’ai vu des gens assis dans une école abandonnée, en train d’écouter religieusement…

  3. OFPRA bien sûr : Office Français de Protection des Réfugiées et Apatrides.

  4. Magnifique compte rendu, cher Daniel, de ce film impressionnant et fort. On sort bouleversé et l’on espère changé, après sa…

  5. Votre « commentaire » est très sombre Eglantine, et je comprends votre désespoir. Je ne décrirais pas aussi sombrement que vous le…

Articles des plus populaires