Avec Esther Lin à Lacoste,
devant le château du marquis de Sade (juillet 2017)
La rentrée sera placée pour moi sous le signe de François Jullien, auquel nous allons consacrer un « Cahier de l’Herne » (qu’il m’a prié de diriger) à paraître en mars 2018, et un colloque de trois jours à Paris les 7-9 décembre prochains (je co-piloterai avec Philippe Ratte ces rencontres dont je reparlerai). Je demeure frappé, à la réception des articles qui nous arrivent, et comme je l’avais été au Colloque de Cerisy (chroniqué ici même) de septembre 2013 qui lui était déjà consacré, de l’extrême diversité des sujets abordés par les contributeurs, ou les multiples facettes d’une œuvre à tous égards transversale.
Sans doute est-ce la marque d’une réflexion authentiquement philosophique de rebondir dans des champs aussi divers (ce que firent Derrida, ou Michel Serres) ; François Jullien irrigue avec l’abondance d’une source ou d’une ressource tant de canalisations ! Problèmes de l’interculturel, de la mondialisation des échanges, de la traduction, de l’enseignement, propositions de concepts à la psychanalyse, à l’esthétique, à la littérature (qui lui fournit avec Proust, Stendhal, Maupassant, Shakespeare ou Simenon quelques solides appuis)…, il semble impossible de dénombrer les interlocuteurs ou les utilisateurs de cette œuvre, si fertile en croisements. Mais l’amateur de philosophie sera surtout sensible à l’auto-développement d’une recherche qui, de livres en livres, pousse et creuse avec vigueur son sillon. Chaque livraison semble figurer le chapitre d’un grand ouvrage à venir, en cours d’élaboration mais dont la boucle féconde se laisse désormais deviner : celui-ci penserait la vie en nous détaillant, quasiment en direct, les conditions de vie ou de survie (notamment linguistiques) d’une pensée.
Une caractéristique du travail de François est de nous conduire, précisément, à travers les détours d’une pensée au travail ou ce qu’on appellerait le penser, comme on dit le boire et le manger ; de nous en montrer avec simplicité et clarté les choix, les ratures, les bifurcations ou les rigoureux engrenages. Le charme de cette œuvre tient à son auto-déploiement, comme à ciel ouvert : rarement pareille occasion nous fut donnée d’accompagner ainsi le philosophe dans son métier. Une recherche de cette envergure ne se démode pas, tellement nous sommes curieux de suivre ou de saisir, au présent de son énonciation, l’élaboration exigante d’une philosophie.
Or, comme demandait Montaigne, quel est notre métier à tous sinon celui de vivre ? C’est à ces verbes assez redoutables pour toute réflexion, vivre, exister, que sont consacrés les derniers livres, et c’est autour d’eux que se rassemble un public croissant – l’ouvrage Une Seconde vie, paru chez Grasset au printemps (mais deux autres sont déjà écrits), figure en tête des listes de vente publiées par L’Express. Ce titre me touche de près puisque François m’en avait offert le tapuscrit en se rendant le 30 juin 2016, à Grenoble, aux funérailles de Françoise ; je l’ai déjà chroniqué ici même, mais sans traiter alors d’un livre plus mince, paru chez Galilée au printemps 2016, Près d’elle, et qui mériterait lui aussi de passer par beaucoup de mains. Pourquoi ?
Le sujet de Près d’elle n’est pas mineur puisqu’il traite du phénomène, essentiel s’il en est mais au fond énigmatique, de la présence, comme l’indique sobrement son sous-titre, « Présence opaque, présence intime ». Qu’est-ce qui nous rend présents au monde, présents aux autres et ceux-ci à nous ? Comment, demandait déjà Descartes, s’assurer de cette présence des êtres hors de moi ou (Mallarmé) savoir qu’on est bien là « parce que, permettez moi d’insister, demeure une incertitude » ?…
Et certes, nous ne vivons jamais qu’au présent, mais cette expérience du présent ou de la présence est sujette à tellement de doutes, ou d’intermittences ! L’amour certes avive cette présence de l’Autre, d’une façon qu’il faudra préciser : « Quelle chose extraordinaire que la présence ! », note Aurélien qui a commencé de remarquer Bérénice, et d’en faire le pivot de ses pensées, dans le roman d’Aragon où cette réunion de ceux qu’on ne peut tout-à-fait appeler des amants demeure exceptionnelle, l’action ou l’inaction se passant bien plutôt en représentations, en anticipations, en rêveries, en regrets ou en faux-fuyants… Quelque chose du présent ou de la présence se dérobe, moins par la faute ou la propension psychologique des acteurs que, diagnostique avec audace François Jullien, par une défaillance logée au cœur de l’Etre même : nous ne sommes pas spontanément ni de plain pied « au monde » ni « pour les autres », nos relations vitales ont quelque chose d’out of joint pour citer Hamlet, les jeux de la re-présentation nous brouillent la présence, ou font dévier ailleurs une évidence qu’on voudrait si claire…
Ou, pour employer un mot qui pointe depuis quelques livres de Jullien un danger capital, la présence s’enlise. Ce motif de l’enlisement est à prendre dans toute sa généralité, ou sa radicalité : dans nos vies et par le mouvement même d’une existence suivant sa moindre pente, le lisier gagne. C’est évident de la pensée : une fois attachée à quelques lieux communs, ou fortifiée par la doxa, celle-ci se stabilise, donc se répète ; or la moindre répétition change notre effort de penser en sommeil dogmatique. Les soi-disant chercheurs ne sont pas à l’abri de cette dégénérescence, qui transforme quelques premières trouvailles en rabâchage et en obstacles épistémologiques : ils ont fait l’effort d’arriver là, on ne les en fera plus sortir. Combien d’artistes de même tournent en rond ! (Tourner en rond, ricercare, est d’ailleurs l’étymologie du beau mot de « recherche », à laquelle le roman lui-même circulaire de Proust a donné toute son ampleur.)
Souvent cité par Jullien, Proust est probablement l’un de ceux, en littérature, qui ont le mieux saisi et traité ce problème de la présence décevante, ou d’une traitre glissade au cœur des phénomènes. Que la Berma était attirante, désirable dans les anticipations du jeune homme qui, mis en présence du phénomène, n’y retrouve pas tout le charme promis… Et que dire d’Albertine, si vite disparue mais dont le corps endormi ravive paradoxalement l’expérience troublante du face-à-face ? Que le réel se dérobe à notre prise est un lieu commun par lequel les professeurs tentent d’éveiller les bacheliers à l’exercice philosophique (le fameux catalogue des « erreurs des sens ») ; plus insidieusement, que la présence même du monde ou des êtres ne se soutienne pas, ou si mal, si peu durablement, mérite analyse, et la recherche de quelques remèdes.
La littérature a souvent tourné autour de cette difficulté, triviale s’il en est. Jullien choisit d’ouvrir son livre par le récit de Maupassant, Une Vie : pourquoi les deux jeunes époux se supportent-ils si mal, ou deviennent-ils si vite indifférents l’un à l’autre ? Le titre même du roman suggère qu’ainsi va la vie, mais justement, comment échapper à la vulgarité de cet étiolement ? Question elle-même non vulgaire, et que nous savons capitale ; en consacrant plusieurs livres à l’écart entre vivre et ex-ister, en faisant de l’écart ou de cette déhiscence, ou décoïncidence marquée par la graphie même de ce mot, ex-istence, la parade au lisier, Jullien nous propose la recherche la plus salutaire et nécessaire qui soit.
Près d’elle, chapitre 4 : je ne me lasse pas d’y revenir, pourquoi ? J’avais publié voici onze ans La Crise de la représentation, où je tentais d’analyser tout ce que nous perdons en faisant sauter ce petit préfixe, re- : en rabattant la représentation sur le présent ou le présentisme, le virtuel sur le réel, ou les jeux du symbolique sur la présence réelle de l’indice. Ce terme même de présence réelle me semblait, au théâtre mais aussi dans le sacrement, dans l’énonciation, dans la photographie, dans la prestation médiatique comme dans différentes modalités de l’art contemporain (lui-même marqué par le tournant indiciel de la photographie) la chose à reprendre et à interroger : à quelles conditions sentons-nous qu’une présence se réalise, ou gagne en acuité ?
Cette question me semblait pivotale pour comprendre le tournant pris par notre culture, mais j’avais un peu trop tendance, à cette époque, à la traiter sur un mode nostalgique : nous opposons aux jeux si riches de la re-présentation le court-circuit de la présence ; fatigués par les mille et un détours de la sémiotisation nous applaudissons au direct, nous fêtons les chocs de l’actualité, nous courons après l’émotion ou la vie des affects et tant pis pour les effondrements symboliques… Cette problématique vient de trouver (obliquement) sous la plume de François un traitement d’une telle ampleur, d’une telle rigueur que j’en réserve l’exposé pour un prochain billet. Après tout, et comme je le remarquais alors moi-même, présent désigne aussi un cadeau, et tout cadeau se mérite ; un peu de patience, ami lecteur !
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