On a souvent remarqué (Jean-Michel Frodon par exemple à propos des Etats-Unis) ce que les nations devaient à leurs cinémas, pourvoyeurs de légendes historiques et de mythes fondateurs, mais aussi d’anticipations et de projections de soi dans le futur. Par d’obscurs chemins, celui des salles obscures, ce media vecteur d’identifications et de passions fortes façonne l’âme populaire ; or il arrive que cette âme s’incarne dans un corps singulier, où chacun reconnait un peu de soi-même, ou croit entrevoir celui (ou celle) auquel il aimerait ressembler.
La disparition de ce pôle d’attraction, qui avait un tel pouvoir de capter les imaginaires et les projections croisées de chacun, suscite une évidente ferveur, celle que nous avons tous ressentie hier au spectacle de la cérémonie d’adieu à Jean-Paul Belmondo aux Invalides, qu’on ne peut suivre sans émotion : les pas cadencés de la Garde républicaine, les Marseillaises et les roulements de tambour face au portrait goguenard et à l’éclatant sourire d’un Bebel placé en regard sur un écran géant, le discours fouillé et très ciselé de notre Président, sensible comme chacun à nos raisons d’aimer et de fêter l’acteur…, suscitent plusieurs réflexions qu’il faut rapidement mentionner.
Pierrot le fou (1965)
J’entendais, dans les paroles de l’hommage si juste prononcé par Emmanuel Macron, l’évidente envie que l’homme d’Etat ne peut que nourrir, à quelques mois de l’échéance électorale, pour la figure du si populaire comédien : autant il est impossible de ne pas aimer Bébel, qui fait spontanément « partie de la famille », autant il semble très difficile de sympathiser avec Macron, quelle injustice ! Avec son nez cabossé et ses lèvres charnues d’amant bagarreur, le premier incarna tous les rôles, tour à tour gouailleur, téméraire, concentré et follement dissipé, hyper-cool et calculateur, tendre et cruel, infiniment disponible aux tentations proposées par ses personnages, mais dans un jeu toujours qui le place en retrait, ou au second degré : Bébel s’amuse et par là séduit ou nous amuse, il mord à la vie avec un appétit d’enfant, une naïveté qui nous émerveille, cette grâce de renouvellement, une liberté de désirer et d’entreprendre qu’on ne trouve pas chez tous également distribuées…
Un homme politique aussi doit charmer, et nous le jugeons sur son charisme. Hélas, il ne peut comme l’acteur changer de rôle et embrasser plusieurs identités ; un film nous comble de plaisirs en tournant le dos au principe de réalité, lequel se rappelle durement au politique, qui lui aussi aimerait nous servir son cinéma, mais qui doit simultanément agir dans le réel et donner à nos demandes des réponses pas seulement imaginaires. Le dialogue, palpable dans le discours des Invalides, entre le premier de cordée et l’excentrique cascadeur ne manquait pas d’arrière-pensées : comme sa réélection serait facile si Macron avait la gueule et les fantasques manières de Bébel !
Un éloge funèbre contient des éléments d’identification, et l’on sentait par le ton inopinément enjoué, par la familiarité de l’orateur avec son modèle du jour, qu’il tentait pour s’approcher de nous, au détour de quelques phrases, de s’approprier un peu de la grâce, de la désinvolture de l’acteur. Et l’on demeurait frappé du contraste avec le protocole empesé de la cérémonie, la passation en revue, la raideur des costumes, comment faire léger ou simplement affectueux dans un tel cadre ? Le choc dans cette cour entre la pompe républicaine et l’irrésistible enjouement de l’étourdissant homme-orchestre avait pourtant quelques vertus, et fit couler chez plus d’un des larmes furtivement écrasées. L’écran, la casquette loustic, un air blagueur narguaient le Président qui prenait la mesure d’une distance impossible à franchir, entre un Bébel hilare et un orateur certes ému, et souriant mais, face au visage qui capitalise l’amour et la gratitude de toute une nation, impitoyablement assigné au rôle de l’homme qu’on aime haïr…
Jamais, malgré ce discours réussi, Macron ne grappillera à l’acteur une once de son charme ; la politique et le cinéma, s’ils se recoupent à la marge, demeurent d’un autre ordre. Mais je me demandais aussi : tous ces braves gens qui assiègent la porte des Invalides par ce beau matin de septembre, qui stationnent en masse sur les pelouses extérieures et qui tous clament leur amour de ce copain universel, en des termes parfois touchants, que lui doivent-ils au juste ? Quelle transmission, quelles empreintes cette grande figure en effet tellement familière a-t-elle déposées en eux ? Cela rend-il meilleur d’aimer Bébel, ou généralement un acteur ? Comment agit sur nous cette popularité qui s’exprime parfois en termes d’identification, « c’est ma famille, mon frère, le père ou l’amant qui m’a manqué… » ? Etc. Comme la France serait plus dynamique, plus facile à gouverner si nous étions tous des Bébel !
Il se trouve que le même jeudi, au matin de cette cérémonie, Nicolas Demorand et Léa Salamé recevaient dans le 7/9 de France-inter le jeune essayiste David Djaïz pour son livre Le Nouveau modèle français où il s’interroge sur ce qui pourrait faire lien entre nos compatriotes, « Nous n’avons plus de modèle collectif pour nous projeter dans l’avenir »… Très « normalien », le jeune auteur multipliait à l’antenne les citations d’auteurs, particulièrement littéraires. Il ne mentionna pas au titre de cette projection les ressources du cinéma, voire singulièrement de la figure d’un acteur universellement aimé, qui pourrait servir de pôle d’identification, ou d’attraction. Edgar Morin jadis, avec Les Stars, et Le Cinéma ou l’homme imaginaire, a jeté quelques bases d’une réflexion dans ce sens. Que le cinéma, à travers l’un de des acteurs les plus remuants, se trouve ainsi célébré aux Invalides donne la mesure, il me semble, de quelques changements dans notre air du temps.
David Djaïz
L’incongruité (ou la nécessité ?) ne semblera pas moindre quand on fêtera l’entrée de Joséphine Baker au Panthéon.
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