Proust au cinéma ?

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Nous sommes à Grenoble une vingtaine à nous réunir, tous les deux mois, pour croiser nos regards sur l’œuvre de Marcel Proust. Projet ambitieux, qui faire dire bien haut à certains qu’après quatre séances « Ça suffit comme ça ! », et c’est vrai que les détours mondains d’Albertine disparue, ou de Du côté de Guermantes ont de quoi en lasser plus d’un. Mais je me sens tellement subjugué moi-même par le Côté de chez Swann, ou Le Temps retrouvé…, que j’en redemande, que je ne voudrais pas lâcher cette œuvre sans y débusquer les secrets qu’elle garde en réserve pour moi, les signaux qui ne s’adressent peut-être qu’au philosophe, à l’amateur de montages poético-romanesques ou des infinies complications de la vie amoureuse, des méandres du style et du cœur…

J’y ai donc entraîné vendredi dernier Odile, qui ne connaissait notre auteur que par les toutes premières pages (assez merveilleuses) de Combray où elle l’avait quitté, convaincue néanmoins de lui donner une seconde chance si nos débats la stimulaient. Le programme ce soir-là, en sus du copieux dîner dans la belle maison de notre ami Bernard, comportait la projection d’un film ; pas celui de Nina Companez, visionné à la séance précédente (nous étions en Polynésie), ni de Raul Ruiz, que je me souviens avoir vu jadis avec une certaine admiration et que nous plaçons en réserve d’une prochaine séance ; mais un documentaire de la RAI, procuré par une parente de Bernard qui apparaît dans ce film de 50’ dans son rôle de productrice, à l’occasion du projet, longuement mûri et finalement abandonné, d’une adaptation de La Recherche par Lucchino Visconti.


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Vincent Pérez dans Le Temps retrouvé de Raul Ruiz

La star incontestée du cinéma italien caressa une partie de sa vie ce projet, bien accordé aux défis ou à la démesure de son œuvre ; nous le voyons commander deux scénarios successifs, dans lesquels il se propose sans pitié de tailler (selon le mot de Truffaut, le tournage constitue la critique impitoyable de l’écriture du scénario, avant que le montage ne fasse la critique du tournage…). Les scénarios proposés à Visconti étaient certes trop longs, un créateur n’est pas un tâcheron, dévoué à restituer l’œuvre d’un autre ; il fallait, pour fouetter son regard ou son désir de voir, une ou deux scènes déclenchantes, tout le contraire d’un lourd cahier des charges… Comment allait s’y prendre le maître de Senso, des Damnés ?

Le projet nous transporte au début des années 70 ; nous voyons Visconti, accompagné de ses scénaristes et des deux producteurs, arpenter quelques hôtels particuliers de Paris en quête des fameux repérages de demeures susceptibles de loger, à l’écran, les princes de Guermantes ou le faubourg Saint-Germain. Et tous de se récrier devant de pareils décors (Camondo, Jacquemard-André…) qu’ils voyaient déjà le film, qu’il n’y avait plus qu’à tourner ! Nous le voyons retenir le grand hôtel-casino de Trouville, qui promet de fermer tout le temps nécessaire au tournage, ou visiter, à Illiers, la maison de « Combray » ; remonter le cours de la Vivonne, où il s’enfonce en demandant qu’on le laisse seul, pour un colloque plus singulier avec le paysage… Et un beau jour le Maestro jette l’éponge ; malgré un contrat lui promettant une généreuse mise de fonds, sans une explication il abandonne.

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Sur la terrasse de Balbec, par Paul Ruiz

Le documentaire de la RAI n’épilogue pas sur les raisons de ce surprenant (ou prévisible) renoncement : chantage d’Helmut Berger, qui voulait être distribué dans la peau du narrateur et n’avait obtenu que Morel ? Intercalation, dans les projets de tournage, du « petit film » que devait d’abord être Mort à Venise (1971) suivi de Ludwig (1972, où Berger récupérait le rôle-titre) ? Je n’ai pas gardé mémoire du casting prévu pour cette Recherche mais il était éblouissant. Non, Visconti a lâché Proust parce que son adaptation à l’écran lui a paru tout simplement impossible, parce qu’elle constitue le type même de la tentation et du piège pour un grand artiste comme lui. Mais il faut aussitôt corriger cette évidence en ajoutant : un piège dans le format grandiose qui était alors sa manière, après des réalisations comme Senso, Le Guépard ou Les Damnés…

Visconti voyait sans doute « son » Proust à cette échelle, mais pourquoi choisir précisément ce côté des salons, des palais et d’une agonisante aristocratie, qui avait sans doute de quoi séduire le Maître ? N’y a-t-il pas un autre Proust, affairé à Combray à embrasser les aubépines, à démêler l’énigme des impressions reçues d’une odeur, d’une saveur ou de la vue d’un clocher, ou à écraser sur ses joues le visage de Maman ? Cette énigme de la sensation, l’hyper-émotivité d’un jeune garçon pétri de douleurs, d’élans sensuels et d’émerveillements ne méritaient-elles pas d’occuper l’écran ? Ne pouvait-il concevoir une adaptation en plans serrés ou rapprochés, qui retracerait ou tenterait de cerner au plus près ce que c’est que s’endormir, sentir, goûter ou frémir à la rencontre d’un paysage, d’un voisin (Swann) ou d’une jeune fille qui transforme votre sensibilité ? Un Proust tout engaîné encore dans les prémices de l’enfance, ou dans les balbutiements torturants de l’amour, ou dans l’aventure intérieure si vertigineuse (et apaisante) du Temps retrouvé ?

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Lucchino Visconti

Visconti a manqué de psychologie, ou de connivence avec ce monde privé, intime, aussi riche et labyrinthique que les errances de la vie mondaine. Combray, la chambre d’Albertine ou l’antichambre du salon des Guermantes donnent autant à montrer, à filmer que les extérieurs d’une société qui lui fournit sans doute sa trame, mais qui entraîne aussi les ressassements futiles et l’ennui d’une lecture ; « les chambres de Proust », celle où il réclame Maman, où meurt la grand-mère, où il retrouve dans la bibliothèque de ses hôtes un exemplaire de François le Champi…, auraient procuré un script ou un scénario suffisant à notre bonheur. Mais ç’aurait été le film d’un réalisateur-écrivain, Nanni Moretti peut-être, ou chez nous Alain Cavalier (du temps où il filmait Thérèse), Patrice Chéreau, Claude Chabrol (si je songe à Madame Bovary), ou pourquoi pas Duras ?

Je me suis souvent demandé quel grand film était sorti de l’adaptation d’un grand livre, celle-ci n’est-elle pas une tentation aussi fatale que mortelle ? Imagine-t-on Belle du Seigneur ou Cent ans de solitude en images ? Ne faut-il pas contenir notre regard enclos dans les lignes du texte, réveillé de façon toute intime, lentement, à son rythme, par notre seule imagination de lecteur ? Prenons L’Education sentimentale, comment y montrer à l’écran Madame Arnoux, par les yeux de son mari (une femme quelconque) ou par ceux de Frédéric Moreau, « une apparition » ? Si le regard vacille, cette flottaison n’est-elle pas notre privilège, la condition de notre plaisir de lecteur qu’une « réalisation » briserait ? Et que dire d’Aragon, « la première fois qu’Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide » ? Les deux incarnations de Bérénice qu’il m’a été donné de voir, par Françoise Lebrun puis Romane Bohringer, ne pouvaient que décevoir, ou laisser sur sa faim, tout amateur de ce (merveilleux) roman.

Aujourd’hui, nos livres se trouvent plus que jamais traités comme un maillon dans la chaîne des interprétations, les technologies sont prêtes, l’écrit n’a qu’à suivre : au cinéma, mais aussi sur la scène ou l’écran des comédies musicales (Les Misérables), ou pourquoi pas les parcs à thèmes (Jules Verne, les contes de Perrault)… Et cette anamorphose n’est pas blâmable en soi, les yeux des lecteurs en redemandent, ils sont curieux de prendre, et d’être pris.

Toutefois, dans mon cas du moins, un effet de « drag », un coefficient de résistance ou de réfraction freine l’opération du transfert ; comme celle du rayon lumineux traversant différents milieux transparents, la couleur change, la ligne se brouille. Je supporte mal qu’on mette des traits précis sur mes amis les personnages ; qu’on limite, en le définissant ou en me forçant à « réaliser » brutalement, mon champ visuel intérieur, la camera oscura où je rêve, dors et désire. Mais l’époque n’a pas ce scrupule, et elle balaye les objections de nous autres gardiens du texte…

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Le Temps retrouvé de Raul Ruiz

(Je signale une adaptation qui m’a paru très convaincante de Proust en bandes dessinées, dont je n’ai malheureusement pas le volume ni les références au moment de poster ce billet.)

Une réponse à “Proust au cinéma ?”

  1. Avatar de Josette Mestelan Bougnoux
    Josette Mestelan Bougnoux

    Coucou Daniel,
    Cette bande dessinée que j’ai à la maison et que j’ai bien aimée, serait-elle celle dont tu parles : chez Delcourt, adaptation et dessin de Stéphane Heuet, en plusieurs volumes … Le dessin restitue bien l’ambiance, et le texte (« extraits » du texte de Proust) ravive les souvenirs qu’on a de sa propre lecture.
    Merci à toi pour ton beau texte.
    Josette Bougnoux

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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