Bien différente par sa tonalité du film Une autre femme (1988), cette comédie musicale enjouée et très enlevée de 1997 partage avec lui une péripétie centrale : une jolie patiente (Julia Roberts), en analyse dans le cabinet de leur mère (qui exerce dans son appartement), est espionnée par des gamines qui ont percé un trou dans le mur pour recueillir quantité d’informations sensibles, dont elles font profiter Joe (Woody Allen), divorcé en manque de femmes. Ainsi renseigné, le timide dragueur va de lancer à l’assaut de la belle et combler ses moindres attentes en lui servant les fantasmes et les goûts qu’elle a confiés dans le secret du divan.
Vingt-quatre chansons (certaines dansées) ponctuent ce film d’une gaîté charmante ; dans ses rares commentaires, Woody précise qu’il n’a pas sélectionné ses interprètes sur leurs capacités à chanter, et qu’il leur a même caché cet aspect, non négligeable, de leur engagement ! Priés de s’y risquer au moment de jouer, tous les acteurs (sauf une, Drew Barrymore doublée dans le rôle de Skylar) s’y sont pliés de bonne grâce, et nous voyons même Woody, payant de sa personne, articuler mélancoliquement d’une voix pas très sûre « I’m thru with love » au bord du Grand canal (ce film tourné dans les lieux qu’il affectionne le plus au monde, Venise, Paris et l’Upper-East side new-yorkais fut, se souvient-il, de bout en bout une partie de plaisir).
Un des ressorts de cette comédie tient donc aux passages du parler au chanter, à ces jaillissements de la voix qui d’un coup déborde, comme une coupe de champagne – et tant pis pour la perfection, nous ne sommes pas à l’opéra mais dans la rue, dans la boutique du joailler ou à l’hopital, où des corps rompus, ligotés de bandelettes ou abrutis de somnifères, reprennent vie et voix pour se lancer dans une tonitruante chorégraphie. Que dire de la mort du grand-père, et du ballet endiablé des spectres autour de son cercueil sur la chanson très swing « Enjoy yourself, it’s later than you think » ? Les mouvements du corps entraînent le chant, le chant chorale ou dialogué relance et active d’autres corps, dans d’irrésistibles parades qui ressuscitent l’âge d’or de la comédie musicale, Cukor, Minelli, chères vieilles bandes ! De même le cinéphile en Woody se plaisait à reconstituer la fantaisie égyptienne intitulée « La Rose pourpre du Caire » dans le film enchâssant qui porte ce nom, ou les vieux documentaires des années trente dans Zelig, ou une radio aux accents à jamais perdus, dans Radio days plein d’amour et de nostalgie pour un média déclassé par la télévision et les nouvelles façons de distribuer l’image et le son…
Le cinéma de Woody, volontiers anthologique et fier de citer ses sources, ne cherche pas formellement à innover ; il aurait plutôt tendance à s’orner de banc-titres à la typographie désuète, toujours la même, à fuir l’esbrouffe, la steadycam, les miracles du numérique et des effets spéciaux pour mieux nous raconter une histoire. Toujours la même ? Non, très différente d’un film à l’autre, pleine de variations et d’inventions lissées sous une continuité de surface, qui fait la griffe ou la marque Woody. À la question de savoir comment, par quels trucages digitaux il a réalisé la scène finale du film, qui montre de spectaculaires bonds vers le ciel de Steffi (Goldie Hawn) dansant un pas de deux avec Joe son ancien mari, dans la nuit de Paris sur le quai des Tournelles…, le réalisateur répond simplement qu’ils se sont servi de câbles, et que toute la scène fut tournée en trois heures. Petites causes, grands effets.
Le magicien chérit une économie de son art, qui repose le plus souvent sur des trucs assez simples, là où le profane cherche des explications compliquées. Une économie et aussi une morale : le cinéma, comme tous nos objets de consommation moderne, peut donner prétexte à une surenchère technologique, à une débauche de moyens… Pas celui de Woody, généralement très sobre et, souligne-t-il avec orgueil dans ses interviews, d’un budget toujours raisonnable pour sa maison de production. À la sortie de Tout le monde dit ‘I love you’ (titre d’une chanson empruntée au film Plumes de cheval des Marx Brothers), les critiques qui ont regretté la faiblesse de certaines prestations chantées n’ont pas compris ce que Woody exigeait de ses acteurs : moins la technique que l’émotion. Car, comme disait Fanny Ardant sur son lit d’hopital dans La Femme d’à côté, les chansons d’une certaine manière disent tout. Et quelle émotion en effet de voir, une bonne vingtaine de fois dans ce film, la voix parlée s’élever et s’épanouir soudain dans le chant !
Parmi les films de Woody (qui aura enchaîné bien des genres), dans une production toujours très attentive aux insertions de la musique, à la façon dont elle phrase ou redouble l’action, celui-ci est sa seule tentative (très réussie) de comédie musicale. La musique n’accompagne pas ce film, elle en constitue chaque fois la péripétie, ou l’événement : nous guettons dans Tout le monde dit ‘I love you’comment les effets naissent d’abord de la voix quand elle fuse du côté de ces chers standards, choisis parmi les centaines de reliques lyriques qui hantent sa mémoire.
Avec une intensité ou une séduction variables : on ne s’attend pas à voir le repris de justice (inquiétant Tim Roth dans le rôle de Charles Ferry) faire une cour (brutale) à la fille de la maison en lui sussurant « If I had you » ; l’hilarante intrusion du truand accueilli à l’anniversaire de Steffi (qui sauve les baleines et réhabilite les prisonniers), bien décidé à tirer avantage de ses mauvaises manières chez ces naïfs bobos, et à coucher avec la délicieuse Skylar (l’avaleuse de bagues), ne manque pas de piquant. La confrontation entre les deux mondes produit quelques chocs savoureux, quand Steffi prononce devant un parterre de matons peu convaincus un palidoyer en faveur d’une prison plus ouverte ; ou quand sa fille Skylar, délaissant son trop correct fiancé, se laisse entraîner par le plus viril Ferry dans une virée automobile. Mais quand celle-ci tourne au casse et à la course-poursuite par des voitures de police, elle supplie qu’on la dépose à la maison !
Le choix d’un partenaire sexuel ou amoureux doit-il se porter sur le même, ou le très différent ? Le couple Skylar/Holden, qu’on voit à l’ouverture du film chanter ensemble « Just you, just me », émeut leurs parents par son apparente prédestination, mais on les voit à table n’être d’accord sur rien, et la jeune fille (délicieuse Drew Barrymore) rêver décidément d’un prince charmant moins conforme aux stéréotypes. La fille de Joe, Djuna, s’entiche de même d’un gondolier, puis d’un chanteur de rap… Ce réglage du bon écart pour établir en amour une entente durable trouve dans l’histoire du couple Von (Julia Roberts)/Joe (Woody Allen) un traitement particulier. Aidé voire poussé par sa propre fille, Joe s’est laissé persuader de draguer la belle Américaine de passage à Venise en renchérissant (sans aucun brio) sur les goûts intimes de celle-ci : lui aussi adore la peinture du Tintoret, la quatrième symphonie de Mahler, ou rêve de Bora-Bora… Subjuguée par la rencontre de l’amant parfait, l’homme qui enfin à ce point lui ressemble ou la comprend intimement, Von cède à ses avances, et une période d’intense amour s’ouvre à eux. Jusqu’à ce que, dans le nouvel appartement que Joe s’est trouvé à Paris pour mieux lui complaire, Von lui avoue se lasser de leur relation trop narcissique, et retourne à son premier mari. Moralité, une rencontre amoureuse doit rester une surprise, elle ne consiste pas à cocher toutes les cases du désir de l’autre.
Deux très belles scènes finales nous montrent Joe, le soir du réveillon, suivre Steffi (sa première femme devenue sa confidente) dans un bal costumé où tous les convives se sont grimés en Groucho Marx : éblouissante parade-ballet de ce personnage multiplié par dizaines, aux accents irrésistibles de la chanson vintage « Hooray for captain Spaulding ». Woody a toujours clamé son amour pour Groucho (cité en tête de tout ce qui lui donne le goût de vivre dans Manhattan), et le film Hanna et ses sœurs nous le montre, dépressif au bord du suicide, retrouvant ce goût de la vie en assistant à une projection du film Soupe de canards. Mais à ce bal étourdissant s’enchaîne une scène d’une assez bouleversante intensité, légère et grave, quand les deux anciens amants, restés amis et qui se déclarent à eux-mêmes préférer cet état, descendent sur les berges de la Seine, quelque part sur la rive gauche entre les Tournelles et Montebello : un pas de deux s’esquisse, au cours duquel Steffi s’envole dans les airs nocturnes, sur un fond de Seine où roulent les lumières de la ville. Moment exquis de pure magie, ou plutôt de vraie légèreté, où s’exprime la conclusion et toute la morale, esthétique, de ce film enivrant.
« Regarde-les, ils sont si drôles. Qu’est-ce que ça peut faire qu’il n’y ait pas de Dieu et qu’on n’ait qu’une seule vie ? Pourquoi refuser de tenter l’expérience ? Finalement tout n’est pas si noir. Alors je me suis carré dans mon fauteuil et j’ai commencé à m’amuser », déclarait Mickey, le premier mari hypocondriaque d’Hannah dans le film qui porte son nom. Sa guérison ne passe pas par une interminable psychanalyse, mais par la sagesse burlesque des frères Marx ; de même ici, la psychanalyse n’est pas mise au service de la vérité (comme dans Une autre femme) mais d’une tromperie, ingénieusement ourdie par une jeune fille (Djuna, la fille de Joe), et il y a heureusement, du côté du cinéma, d’autres ressources de cure.
« Que dire à propos du tournage d’un film où j’ai pu travailler à Venise, Paris et Manhattan, et aussi embrasser Julia Roberts ? Ce fut un vrai bonheur du début à la fin » (Soit dit en passant, page 451). Bonheur aussi de filmer son propre quartier de New York sous les lumières successives des quatre saisons, ou encore cet hôtel Crillon où il a l’habitude de descendre avec Soon-Yi… Bref, un film en état de grâce.
Avec Steffi (Goldie Hawn)
Et qui nous dit que le vrai remède au mal de vivre vient par le cinéma, par la divine légèreté de ses apparitions ; légères comme ces chansons, pleines d’une nostalgie qui nous relie à la longue chaîne des émotions tressées et pieusement transmises entre générations. Fuyant comme la peste les grosses machines hollywoodiennes, Woody a conçu un film délibérément kitsch, et frivole ; un film vintage, et qui nous berce pour le plaisir ; une machine à remonter le temps (comme sera Midnight in Paris). À Paris quand je longe rive gauche les quais de la Seine, je ne peux me retenir d’en descendre les marches, surtout la nuit, pour approcher l’eau et me dire : c’est ici que Woody a envoyé en l’air la belle Goldie Hawn ! De même passant devant le parvis de Saint-Etienne du Mont qui jouxte le Panthéon, je ne me retiens pas d’évoquer que c’est de cette ruelle que débouchait le fiacre de Midnight in Paris pour un fabuleux voyage quarante années en arrière…
Combien des films de Woody (Zelig, La Rose pourpre du Caire, Radio days et tant d’autres) sont ainsi des machines à remonter le temps ?
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