Ayant eu le sentiment dernièrement, en me rendant à Paris au studio Saint-Michel, de me faire piéger par le film de Thomas Lacoste, Notre Monde (long de deux heures et suivi d’un « débat »), j’aimerais dire en quelques mots pourquoi. Le réalisateur (présent lors de la projection, assiste-t-il vraiment à toutes ?) souligne avec emphase la radicalité, le tour de force de son entreprise : n’a-t-il pas réuni un panel de « trente-cinq intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires, et écrivains », chapeautés par une oraison du sentencieux Jean-Luc Nancy pour y délivrer une pensée commune ? Un luxueux panégyrique de huit pages, distribué à l’entrée, juxtapose quelques extraits choisis des discours, et de la complaisante revue de presse, pour nous convaincre de la foisonnante intelligence, de l’époustouflant spectacle proposés par ce film. On croit rêver, tant le dispositif ou le parti-pris choisis par le réalisateur s’éloignent des exigences minimales d’une prise de vue et de parole : Thomas Lacoste se borne en effet à filmer les orateurs frontalement, assis sur une chaise ; chacun nous débite donc en dix minutes sa leçon, ou sa critique du monde tel qu’il va, secteur par secteur, sans autre souci de mise en scène, d’enchaînements ni de dialogue. C’est à nous spectateurs de reconstruire celui-ci selon les propos que nous aurons grapillés, assez vite lassants étant donné la pauvreté de cette mise en scène répétitive – maladroitement entrecoupée d’extraits de Marie Ndiaye lus par l’actrice Marianne Denicourt.
François Gèze, le patron des éditions La Découverte embarqué sur ce plateau, s’interroge en passant sur le passage des écrits aux écrans, sur les grammaires différentes du texte et de l’image et leurs rendements comparés en terme de culture (de mémoire, d’imagination, d’esprit critique…). Ce film aurait pu servir à traiter en effet, en direct et par l’exemple, cette question cruciale : comment « tourner les mots » (Derrida) ou les donner à entendre, comment communiquer ou transmettre une pensée théorique en mêlant le cours du prof aux images ? Hélas, chacun s’accroche ici à son magistère ou à sa chaire, au sens le plus traditionnel de la chose : quelle facilité pour la prise d’image et de son ! Mais quel ennui, au cinéma, d’être ainsi reconduit à l’école la plus poussiéreuse… En se voulant « révolutionnaire », Thomas Lacoste témoigne d’un touchant idéalisme : suffirait-il de proférer ex cathedra un discours critique pour que cela change, et croit-il faire du neuf, voire du dérangeant, en donnant la parole à quelques « penseurs », sans jamais s’interroger sur les conditions, les formats, les vecteurs, les médias de la pensée (critique) ? Les financiers, les prédateurs et autres cyniques marchands ici dénoncés à l’envi peuvent dormir tranquilles, ce n’est pas ce chapelet de paroles qui servira le moins du monde à les inquiéter.
Une autre question se pose, dès le titre : comment, à quelles conditions dire notre monde ou « nous » ? Où trouver, et qui articule aujourd’hui, « une commune pensée » ? Ce syntagme se trouve répété en boucle par Nancy, comme si l’incantation suffisait jamais à rassembler une communauté. Le nouage (la grammaire) d’un nous suppose pourtant quelques conditions ici peu questionnées – et faute desquelles celui qui dit trop vite nous tombe dans le wishful thinking, la démagogie ou commet une violence énonciative. « Faites de la politique et si possible autrement… » Ce slogan de l’affiche n’entraînera que les convaincus. Gageons que ceux qui payent pour voir ce film sont déjà d’une façon ou d’une autre politisés, mais que pour la forme ou le style de cette politique (à inventer), ce n’est pas ici ni cette fois encore qu’ils l’apprendront.
Laisser un commentaire