Musée Hébert, octobre 2015 (photo Chloé Vidal)
Je suis très reconnaissant à François Jullien d’avoir non seulement pris le train de Paris à Grenoble pour assister aux funérailles de Françoise, le 30 juin dernier, mais aussi de m’avoir confié à cette occasion, avec une touchante dédicace, le tapuscrit de son prochain ouvrage Une Seconde vie. Titre ou réflexion on ne peut plus appropriés à ce tournant de la mienne.
Ce livre ne devant paraître qu’à l’automne, je n’en ferai pas ici exactement le compte-rendu ; en y prélevant quelques propos saillants, j’y associerai mes propres perplexités face à cette question lancinante imposée par la « rentrée », et maintenant, comment repartir ? Dans quelle voie qui ne soit pas de simple répétition, et avec quelles ressources ? Ou plus brutalement, comme lui-même ose le demander dès la page d’ouverture, à quoi bon continuer de vivre ? En vue de quel essor à venir ?
Depuis quelques livres en effet, François Jullien explore avec rigueur ce couple archétypal, vivre, exister, et il débrouille leurs emplois en cherchant quelles exigences sémantiques, éthiques, esthétiques, ontologiques ils recèlent. Dans Vivre en existant en particulier (Gallimard 2016), il s’attache de plusieurs façons à montrer à quel point ex-ister c’est décoïncider, sortir de soi ou s’inventer, chercher l’essor et non végéter dans l’étale, s’arracher à divers enlisements qui, par le mouvement même de la vie, normalement, banalement, nous sucent et nous figent. Une Seconde vie explore donc à quelles conditions l’enfoncement dans la lise n’est pas fatal, ou quelles sont nos chances d’exister encore un peu. Encore (titre du volume XX il me semble du Séminaire de Lacan) concentre d’un mot cette problématique, et son énigme : qu’est-ce qui m’attend encore ? Comment, dans quelle direction, auprès de qui déployer encore mon désir, ou éprouver ma liberté ? Ces questions ne sont pas frivoles ; elles touchent en chacun à l’intime autant qu’à l’urgent.
Car ce n’est pas seulement une question de chronologie. Certes la seconde vie vient après la première, mais elle lui demeure perpendiculaire, ou accessible à partir d’elle à tout moment. Le prestige de la secondéité ou de la secondarité, valeurs à soigneusement développer à la lumière de la psychanalyse, ou de quelques philosophes attentifs à la reprise (dont Kierkegaard fit une ressource bien distincte de la simple répétition), c’est d’être nécessairement plus riches que l’expérience première, ou primaire, généralement confuses ou inabouties. Car nos débuts furent obtus ou inconscients d’eux-mêmes ; « la première fois qu’Aurélien vit Bérénice… », ils avortent, ou demeurent insituables. Peut-être nos vrais débuts n’apparaissent-ils qu’à la fin. Un grand artiste aura tendance à traiter son œuvre de brouillon préparatoire face à ses derniers livres, ou ses derniers tableaux (Titien, Matisse), ce n’est qu’avec ceux-ci qu’il commence enfin ; c’est en reprenant et en se reprenant qu’on débute, ce coup de dé (dé-but, dé-part, dé-calage, dé-coïncidence…) vient tard. A cet égard et comme la chouette de Minerve, la philosophie qui consiste précisément en cette capacité de reprise ne saurait être de premier jet, on ne naît pas fraîchement philosophe, on le devient.
Georges de la Tour, Madeleine (Musée du Louvre)
Passer dans ou à la seconde vie, suggère encore François Jullien, c’est comme poser un crâne sur la table, Memento mori ! Demain il sera trop tard, demain tu ne seras plus que ça ! Car il ne t’arrivera rien d’autre, ni vie dans l’au-delà ni âme immortelle. Contemple donc ici ta butée, le déchet de ta condition éphémère, et à cette étape demande-toi ce que tu fais de celle-ci, vas-tu vraiment te contenter de vivoter encore longtemps comme ça ? N’as-tu décidément rien de plus intéressant à entreprendre ?
Selon la psychanalyse, on accède à la secondarité en s’arrachant aux démons du processus primaire, vertiges de l’impatience et du plus court chemin, de la passion, de la confusion des rôles, du tout-tout-de-suite. On apprend les conduites de détour ou la tolérance aux délais, on se lance dans la patiente construction des idéalités (articulations langagières, mondes symboliques)… En doublant la première (sans la répéter), la seconde vie s’offre comme le moment de la réflexivité, j’y vois celui que j’étais et que je ne suis plus, ma conscience ou mon désir ont décollé tout en restant dans le même monde, toujours immanent mais articulé autrement. La seconde vie s’écarte des anciennes routes, elle fraye avec de nouvelles ressources. Elle est aussi le temps, propose Jullien dans une curieuse formule, du désarmement ; non qu’en vieillissant on faiblisse (forcément mais là n’est pas l’essentiel), avec le temps on ne met plus sa force dans des buts ou des visées grandioses, on devient davantage attentif aux progressions ou aux transformations silencieuses, à tout ce qui en nous comme hors de nous pousse (par exemple et dans mon cas, les petits-enfants). Le second, insistons-y, n’est pas une question d’âge mais de déprise, ou de capacité à la reprise ; il n’y a pas d’âge pour enfin ex-ister, c’est-à-dire se placer en écart à sa vie.
La seconde vie, ajoute Jullien, n’a plus rien à perdre et elle peut tout oser. Vraiment ? On comprend que dans la première on est demeuré pusillanime ou routiner, conformiste. L’écart propre à la seconde vie est aussi un écart au social, à ses bienséances ou ses conventions, enfin on se lâche ! (Je songe à Aragon après la mort d’Elsa, vieillard ouvertement libidineux donc indigne, mais au nom de quoi le juger, et blâmer ce qui l’aidait alors à survivre ?) D’un coup le présent presse et se rebiffe, il réclame ses droits et cesse de se sacrifier à des futurs indéfiniment à venir. Le sujet de la seconde vie ose se redresser ; dans un monde où la plupart vivent courbés dans la soumission au temps et aux attentes des autres, altérés (transis par ce qui n’est pas eux), lui s’affirme et invente son propre chemin.
La maladie, paradoxalement, peut aider à ce décollement dans la mesure où elle renverse nos adhésions en interrogations ; ce qui allait de soi fait problème, ce qui était donné doit être construit ou reconquis. Quelles sont mes ressources propres ou inaliénables, se demande le sujet allongé dans son lit, sur quoi (et sur qui) puis-je à présent compter ?
Ce nouveau dégagement a une valeur éthique autant qu’esthétique. Je revois au printemps dernier François Jullien, de passage à Grenoble, faire au Musée Stendhal un éloge de l’écriture cavalière propre à cet auteur, ennemi de l’empesé autant que des doctrines. Dégagé, le sujet n’entre plus dans les moules et devient moins prédictible ; un air de liberté, d’invention ou d’écart autour de lui circule, on ne sait ce qu’il va dire ni comment il va réagir – or c’est cela être un sujet, le contraire du mouton ou d’une boule de billard ! Je n’entre plus dans le jeu ni les attentes des autres, je n’épouse pas leurs querelles – qui les figent, les enlisent. Comme un qui siffloterait devant ceux qui raisonnent. Jullien consacre une page étonnante au sifflotement, qui oppose un air libre aux contraintes du langage ou d’un logos articulé. Qui nous rappelle le vent de l’éventuel.
A quoi ressembleraient dans cette perspective un second amour ou un amour second ? Un amour libre des contraintes primaires de la possession, de l’emportement ou de l’emphase ; à l’écart du théâtre de la passion, celui-ci cultiverait l’infini de la présence ou de l’être-près. Nos premières amours confondaient essor et véhémence, elles s’affichaient, elles se gargarisaient hautement de l’exploit d’aimer mais, trop emphatique, cette posture court à sa perte, perte du désir dans l’assouvissement ou d’un dehors dans le huis-clos de la passion (voyez le roman Belle du seigneur) ; l’essor assez vite s’y trouve sapé. Au toujours illusoire du premier amour le second oppose la présence du présent, il n’est pas jaloux de la perte par trahison de l’autre, mais inquiet de la séparation inéluctable qu’apportera la mort. Je me trouve paisiblement débordé ou excentré de moi-même, tout quant-à-soi s’efface quand chacun est passé du côté de l’autre, sans souci pour les joutes, les différends ou les rapports de force dont le monde est tissé. Dans son avant-dernier ouvrage Près d’elle, Présence opaque, présence intime (Galilée 2016), François Jullien a merveilleusement décrit ce que sont ces relations pour le coup intimes tissées de mille petits riens, où rien n’arrive et qui n’intéressent pas les faiseurs de romans.
Certaines vérités, médite fort justement Jullien, n’apparaissent qu’avec le temps, car il existe paradoxalement un temps (une pragmatique) de la vérité : temps non de la démonstration (la machine logique tend à l’instantané) mais de la décantation ou de la sécrétion. Certaines vérités percolent ; on dira qu’elles étaient là depuis toujours mais on ne les entendait pas, elles ne se détachaient pas. La seconde vie ne se classe donc ni sous les catégories de la mutation, de l’événement non plus que de la duplication, mais elle se reconnaît à sa maturation et son dégagement (hors des contraines qu’on subissait dans la première sans en avoir pleine conscience). « Second » à cet égard est un ordinal curieux, il n’ouvre pas une série, n’admet pas de troisième. Mais il puise à des ressources propres de reprise, ou de lucidité.
On lira, quand cet ouvrage sera paru, les pages éclairantes où Jullien compare cette reprise à une relecture : la première lecture d’un roman est fléchée par l’intrigue, que va-t-il arriver, ou par notre identification plus ou moins inévitable à des péripéties que nous vivons par procuration ; la seconde lecture, plus détachée, ne subit pas cette pression, elle savoure et elle flâne, elle se montre sensible aux épaisseurs insoupçonnées du texte, à ses ressources de trame ou d’échos ; plus libre, la relecture est dans cette mesure plus « profonde ».
J’ai songé, lisant cette belle réflexion de Jullien sur la valeur en général de secondarité, à ces coureurs cyclistes qui, au vélodrome, commencent par une course de lenteur, personne ne veut prendre le départ car le gagnant sera celui qui partira en second, et bénéficiera ainsi par observation et mobilisation mimétiques des inititiaves du premier : la décharge d’adrénaline en dépend ! Mais j’ai aussi, dans un billet précédent « Le duel Aragon-Breton », remarqué au fond la supériorité du brillant second : partir le premier, conduire, initier ne sont pas forcément ni au bout du compte des gages automatiques de supériorité.
(Sur cette photo de Man Ray, le second apparaît posé sur l’épaule du premier comme la chouette de Minerve.)
Maniée par François Jullien, la grammaire du second semble décidément fertile, et bien digne d’occuper notre réflexion !
Laisser un commentaire