Quels mots pour la musique ?

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Je serai demain jeudi 6 décembre à 19 h, à l’invitation de « Musée en musique », à l’auditorium du Musée de Grenoble pour une conférence-rencontre intitulée par les organisateurs « Philosophie et musique ». Mon propos sera plus précisément d’y traiter « La musique au plus près, au plus loin des mots », en compagnie de deux jeunes musiciens de l’académie Philippe Jaroussky, Manon Lamaison (soprano) et Vincent Mussat (piano), qui m’ont proposé la partie musicale du programme, Poulenc, Dutilleux Fauré, Kosma, Weill, auxquels j’ai ajouté un peu d’Aragon chanté par Léo Ferré…

Voici le texte que je me propose d’énoncer demain.

Tentons ici d’affronter (une bonne fois) l’étrange incompatibilité de la musique et des mots, ou d’explorer la radicale extériorité de ces deux façons de s’exprimer, ou de signifier : par la voie du langage articulé selon ses propres codes syntaxiques-lexicaux d’un côté, par celle de la musique ou du chant de l’autre. Qui ne s’est heurté au défi de raconter verbalement une émotion musicale ? Comment décrire, sans cliché ni grands mots vagues, ce que nous disent (nous font) au vrai Chopin, ou Wagner ?

La barrière entre les deux domaines pourtant n’est pas insurmontable, et nous connaissons inversement des chansons, des lieder ou des airs d’opéra où les sons parlés et chantés tombent ensemble incroyablement juste ; où l’adéquation entre les deux voies semble totale.

Cette soirée, où la mélodie alternera avec la philosophie, voudrait clarifier ce paradoxe et frayer un passage entre nos deux voix (parlée/chantée). Je salue donc la collaboration à cet exercice de Manon Lamaison (soprano) et de Vincent Mussat (pianiste), ambassadeurs de l’indicible.

Claude Debussy

On ne comprend, on ne connaît pas la musique, on la goûte, on l’écoute sans fin, elle nous enchante mais nous n’en démêlons pas intellectuellement les voies dans notre cœur, nous ne saisissons pas comment elle nous pénètre, nous oriente et éventuellement nous façonne (nous fascine) ; en marge du langage et de notre pensée articulée, la musique semble mener une vie à part et fermée sur elle-même, opaque à notre réflexion critique et philosophique.

Les philosophes qui se sont penchés sérieusement sur la musique se comptent sur les doigts d’une main : Schopenhauer, Nietzsche, Wittgenstein, Adorno… Pour des raisons profondes qui mériteraient ici d’être explicitées, la philosophie est une discipline demeurée largement sans oreille.

C’est ainsi qu’au rayon des livres d’esthétique, combien d’ouvrages critiques sont consacrés à la littérature (où le langage rencontre le langage), à la peinture (la vue place en face de nous de bons et loyaux objets qui se laissent cerner, donc dire), et combien peu à la musique si l’on exclut les biographies de musiciens, genre toujours très fréquenté ? Il faudrait pour expliciter ceci bien distinguer entre l’objet visuel, stabilisé dans l’espace où je peux l’examiner à loisir, fermement découpé devant moi, situable dans un contexte, dans un rapport de figure à fond, et un objet sonore qui n’accède pas au même degré d’objectivité car il s’offre fuyant, temporel, changeant et vite évanouissant. De sorte qu’en philosophie classique les deux canaux, la vue/l’ouïe, n’ont pas le même rapport à la connaissance ; chez Descartes particulièrement, l’évidence est affaire de vue, et tous les critères de la vérité (les pouvoirs séparateurs de l’analyse : distinction, clarté, placement en vis-à-vis) relèvent de celle-ci, tandis que l’oreille est le canal des préjugés, de l’opinion et des contes de nourrice… Notre ouïe manquant constitutivement d’objectivité se trouve prise dans les parages de l’influence, du mimétisme. Un sujet pour devenir vraiment critique, et rationnel, doit s’en remettre à ses yeux plus qu’à ses oreilles ; en grec et chez Platon déjà, le même verbe upakouein veut dire à la fois écouter et obéir ; et dans cette tradition par exemple, un dictateur aura toujours intérêt à brûler les livres, et ouvrir la radio… Contrairement aux yeux, nos oreilles n’ont pas de sphincter pour nous séparer, nous isoler ; elles nous baignent dans un monde sonore, toujours ambiant, propice aux immersions et à toutes sortes de confusions. Philosophiquement parlant, un monde qui ne serait que sonore ne serait certainement pas bon à penser.

Venons-en donc à la musique qui, pas plus que le rêve peut-être, ne semble raccord avec le reste de notre vie psychique : on ne raconte pas plus une sonate ou une symphonie que son rêve de la dernière nuit ; cela, à y regarder de près, ne s’emboîte pas, cela ne fait pas trace saisissable ni récit – pourquoi ?

C’est ce pourquoi que j’aimerais mieux cerner. Assez de gloses fastidieuses sur « l’exquise profondeur » ou le je-ne-sais-quoi, il serait temps que la philosophie, méthodiquement, mette en mots avec des distinctions claires, des concept éprouvés, ce que nous fait la musique et de quoi ce langage, qu’il ne faut pas confondre avec celui des mots, nous parle précisément. Qu’il ne faut pas confondre, et qu’il ne faut pas non plus radicalement disjoindre : car l’intelligibilité musicale est une part de notre intelligence du monde et de nous-mêmes, la musique ne dit pas rien, elle pense, or nos pensées s’épousent et se complètent ; il est donc légitime de cartographier la musique, de dessiner sa place parmi l’arsenal de nos dispositifs cognitifs et expressifs. C’est un problème de traduction (inter-sémiotique) : comment rendre compte ?…

La musique n’est pas un langage. Même mur devant la peinture, ou l’expression d’un goût ; beaucoup d’expériences sensibles (qu’on se contente de classer selon une signalétique hâtive) demeurent rebelles à notre logosphère, d’où la création par les oenologues, les parfumeurs de lexiques spécialisés pour mieux affiner, isoler et nommer la sensation…

Francis Poulenc

Ce dont on ne peut parler, faut-il vraiment le taire (Wittgenstein) ? Il reste à le montrer, à le chanter, à l’exprimer… J’opposerais à la maxime fameuse, et finale, du Tractatus logico-philosophicus moins de logocentrisme, ou davantage d’optimisme communicationnel ; si l’on remplace langage par expression, ou monstration, le spectre de notre vie intérieure s’élargit, l’expérience vécue débouche sur des formes de communication renouvelées. Notre vie psychique est généralement riche de traductions, et d’incessants passages inter-sémiotiques où la mise en ordre logico-langagière de l’expérience n’a pas forcément la première place ; nos mots sont eux-mêmes pris dans des chaînes expressives, nos codes s’interprètent, se complètent et s’entre-traduisent. En bref, la traduction (non pas intra mais inter-sémiotique) est au cœur de la communication ; et nos jambes savent par exemple, dans la danse, traduire assez précisément des impulsions musicales. Mais comment mettre en mots d’une égale précision les messages qui nous viennent du noyau dur formé par la même musique ?

 Léo Ferré

Hugo interdisait, je crois, qu’on dépose des airs au pied de ses vers. D’incontestables réussites pourtant sont nées de leur conjonction. Un colloque récent à l’Université de Grenoble interrogeait justement ce que gagnent les textes poétiques à passer en mélodies, en lieder, en chansons… L’exemple d’Aragon dans ce domaine m’a toujours fasciné, mais que nous apprend-il ?

On connaît la formidable fortune lyrique d’Aragon. Si plus de deux-cents de ses poèmes ont été à ce jour mis en chansons, c’est que lui-même peut-être insista tellement sur le critère du chant pour définir la poésie ; mais aussi ou pareillement pour mieux cerner l’amour : « Ils étaient la romance l’un de l’autre. (…) Bétrénice, vous avez été tout ce qui a jamais chanté dans ma vie », peut-on lire au fil d’Aurélien (ce roman du lien amoureux quand il passe par l’oreille)…

Demandons-nous à ce propos : et moi, de quelle musique suis-je le porteur ? Combien de musiques différentes chantent en moi ?

« Le chant, négation de la solitude poétique » écrit Aragon dans ses Chroniques du bel canto (1947), comme pour remarquer dans le chant un principe de liaison. L’harmonie semble promettre, voire effectuer une cohésion, une intime mise en relation. D’où les hymnes, les cantiques, mais aussi les chants guerriers, révolutionnaires ou, par-dessus tout, amoureux : le chant est promesse de communauté. Ou d’un unisson retrouvé. On se groupe, on s’identifie autour du chant. C’est pourquoi tout poème, bien loin d’être clos sur lui-même, demeure au fond inachevé (de ce beau titre d’Aragon en 1956,  Léo Ferré tira en 1961 huit de ses dix mises en musique de ce poète) : un texte demeure toujours ouvert du côté de la voix, du théâtre ou de la performance musicale. Loin d’être le terminus de la voix, les mots sont les maillons d’une chaîne de communication, ou pour mieux dire d’interprétation.

Notre voix a des possibilités rythmiques ou mélodiques qui peuvent fortement porter la parole, mais que peu de locuteurs explorent ou exploitent. Toute parole pourtant est virtuellement riche d’assonances, de résonances. La poésie repose largement sur ce fonds musical de la langue, tantôt explicitement cultivé et tantôt réprimé ou ignoré, au nom des facilités de la prose. Or une voix (selon que nous parlons ou chantons) ne dit pas la même chose dans les deux cas.

Ici, « C » suivi de  « L’Affiche rouge » (musiques de Poulenc et Ferré)

Chantée ou parlée, une phrase n’a pas le même sens. Remarquons en particulier que le chant semble suspendre la fonction référentielle du langage : la poésie, et encore mieux le chant, se tiendraient-il au-delà du vrai et du faux, au-delà du bien et du mal, du réel et de l’irréel ? La fonction poétique (l’esthétisation du message) qui préfigure et prépare les accomplissements musicaux de la parole, débraye celle-ci de tous ses engagements, ou conséquences : les mots, sitôt enrôlés par le chant, perdent leurs usages pratiques d’information et de connaissance au profit du rêve, de la fiction ou d’une jouissance auditive-orale qui nous installe dans un autre monde, musical ou sonore, bien différent du premier… Cette force coagulante du chant (chanter dans le noir, dans les supplices, pour se donner du courage, pour affirmer les lendemains-qui-chantent) est un facteur d’enthousiasme, mais aussi bien d’égarement, ou de possible folie : les mêmes mélodies qui nous bercent peuvent gravement nous berner, un monde sonore ou auditif ne nous oppose pas les mêmes objections qu’un monde visuel, plus objectif ou réel justement. J’y songeais en écoutant l’autre soir chez Laure Adler de France inter le choix musical de son invité, la scène 6 de l’acte 1 de Cosi fan tutte, le trio de Dorabella, Fiordiligi et Alfonso, l’une des plus sublimes ou ravissantes réussites de Mozart – mise au service d’une affreuse tromperie infligée aux deux femmes …

Kurt Weill

« Youkali » (musique de Kurt Weill)

La poésie prépare le chant (et la présence dans un texte de « ce qui chante » constitue la meilleure pierre de touche de la fonction poétique selon Aragon). Pour débrouiller l’écheveau du poétique, du chant et de la simple prose, remarquons que la plupart de nos expressions apparaissent hybrides : la poésie avec ses rythmes et l’homophonie de ses rimes élabore tout un monde sonore d’harmonies au cœur du discours, tandis qu’inversement  quelques musiques et non des moindres laissent apparaître un schéma narratif, l’ébauche d’une description ou le début d’une histoire (dans L’Apprenti sorcier de Dukas comme dans le leitmotiv wagnérien). Ce schéma suggère donc une continuité, voire des formes d’expression très imbriquées entre langage et musique, la musique ou le langage « purs » relevant d’une extraction (d’une analyse) tardive, à laquelle tous les peuples à l’échelle de l’histoire ou de la géographie n’ont pas automatiquement accédé.

« La musique est l’art des sons », nous répète comme un mantra Francis Wolff dans son beau livre Pourquoi la musique (Fayard 2015) ; elle est donc chez elle partout où du son se profère (et il n’existe pas, à l’échelle humaine, de société sans musique, constante anthropologique majeure) ; elle infiltre a minima                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                             nos paroles ordinaires (par le rythme, le phrasé, l’intonation) et commence donc très bas, dans le babil des oiseaux sans doute mais aussi bien dans le passage du vent dans les arbres, ou le rythme des roues d’un train…

Or l’attitude que nous disons esthétique, en marge ou à l’écart de la cognitive, n’a pas besoin de comprendre, c’est-à-dire de rapporter du sensible à de l’intelligible, elle se contente d’enchaîner le sensible.

Pour l’animal toujours un peu sur le qui-vive, l’événement d’un son (pierre qui roule, cri d’un prédateur) fait alerte en se rapportant à une modification de son environnement réel. Dans notre écoute esthétique en revanche, ou proprement musicale, nous déplaçons cette causalité des choses aux sons eux-mêmes : nous définirons donc la musique, cet « art des sons », comme la production ou l’exhibition d’un monde idéal d’événements (sonores) autonomes, ou auto-entretenus.

Dans Beaucoup de bruit pour rien de Shakespeare, Benedikt pose une question naïvement ou subtilement matérialiste, « Comment se fait-il que du crin de cheval râclé sur des boyaux de chat nous jette dans des états pareils ? ». Nous répondrons que le propre de l’expérience musicale consiste à oublier les boyaux de chat, à mettre entre parenthèses la cause matérielle pour mieux promouvoir la cause formelle ; la musique consiste à rabattre la causalité réelle des sons sur les enchaînements d’une causalité imaginaire. Elle est l’ensemble des mille et une ruses, ou façons, de transposer, d’apprivoiser et de mettre en cascade des événements sonores désormais déliés de leurs causes.

« Fiançailles pour rire »(Musiqe de Francis Poulenc)

Si l’on admet que la musique est l’art des sons ou d’événements idéalement purifiés de leur cause (de leurs choses), la question n’en demeure pas moins de savoir de quoi nous parle cette musique : nous entendons en effet à son écoute un discours universel, éventuellement très précis et qui nous touche à l’intime, mais que nous demeurons incapables de traduire ou de reformuler. Or qu’est-ce qu’un discours qui ne se laisse ni transposer ni paraphraser ? Quelle est la sémantique ou la référence de celui-ci ?

J’ai commencé par distinguer dire d’avec exprimer ou montrer. Chacun concèdera en effet que la musique exprime ou montre des émotions ; sans doute mais en assez petit nombre car, à part la tristesse et la joie (auxquelles on peut ajouter la fierté, ou la rage…), le registre émotionnel de la musique semble assez limité : la honte, la nostalgie, la peur, le désespoir ou tant d’autres sentiments bien familiers n’y trouvent pas clairement leur chemin… La musique, propose Wolff, exprime en réalité (côté sujet) des humeurs, c’est-à-dire des émotions sans rapport intentionnel avec des objets ; et côté monde des climats. Cette distinction permet de congédier la thèse paresseuse mais souvent soutenue de l’autoréférence musicale : la musique n’exprimerait qu’elle-même, sa propre puissance combinatoire sonore sans au-delà sémantique…

Joseph Kosma

« Barbara » (musique de Joseph Kosma)

Que nous dit, comment nous parle la musique ? Elle ne représente pas si l’on entend ce terme sur le mode de la désignation visuelle, ou d’une nomination ; contrairement aux titres de certains morceaux (« La sonate Clair de lune », « Les Quatre saisons », « Marche funèbre », etc…), la musique ne décrit pas des objets qu’on pourrait nommer mais des processus énergétiques et temporels, soit des fonctions ou des catégories d’actions, désignées en langue par des verbes, et que des sujets variables x viendraient également remplir : la fonction f(x) appelée « Sonate Clair de lune » pourrait être remplie ou saturée par toutes sortes d’autres titres ou sujets, « Promenade autour du lac », ou « Je lis sa lettre au crépuscule », avec le même bonheur de représentation.

Ni chosique ni nominale, la représentation musicale s’en tient au niveau des verbes, elle nous parle un langage d’événements, lesquels constituent un monde complet en soi, mais par la seule voie de ces verbes ou adverbes qui nous disent comment conduire l’action, « lentement », « furieusement », glissando, appassionato… Une succession à la fois nécessaire et inattendue (inentendue) d’événements sonores dans un monde idéal (privé de tout substrat matériel).

Gabriel Fauré

« Après un rêve » (Gabriel Fauré)

Notre musique représente donc (dans le temps), comme fait de son côté l’image pour l’espace. Mais représenter n’est pas reproduire : douée de deux sémantiques, la musique représente un monde serein d’événements idéaux (dans le cas par exemple du plain chant grégorien ou d’une fugue de Bach), et elle reproduit des climats affectifs ou sentimentaux. Or cette reproduction a toujours fait craindre aux moralistes un débordement : le plain chant fuyait tout accident venu des affects, que l’opéra ou la musique romantique au contraire cultivent. Dans cette deuxième voie, la musique ne se contente pas de dupliquer, elle excite, elle suscite directement ou elle crée ce qu’on ne se contentera pas d’appeler une simple ou innocente description ; bien loin d’adoucir les mœurs, un clairon ou le déchaînement d’une batterie peuvent les enrager, pousser les corps et les esprits à des sommets d’enthousiasme ou de fureur délirante. La musique dans ce cas performe (pour le dire avec J. L. Austin) plus qu’elle ne représente.

Claude Debussy, « Pierrot » (Th. De Banville), « Noël pour les enfants qui n’ont plus de maison » (C.D.), « Beau soir » (P. Bourget)

On peut mettre des images pour illustrer une musique (Fantasia de Walt Disney), comme on peut lui associer des titres ou un texte, mais ces ajouts ne contribuent pas à rendre une musique plus riche, ou efficace ;  il importe de maintenir que le registre musical, limité à l’expressivité des seuls verbes (et adverbes), ne souffre d’aucune carence, ou que rien ne manque à cette langue suffisante et parfaite. La peinture comme la musique représentent, l’une par le devenir-image des traces, l’autre par le devenir-mélodie des événements sonores, et cette représentation (transposition) aboutit chaque fois à créer un monde (esthétique) cohérent et plein, autonome.

L’autonomie où nous enveloppe, jusqu’au ravissement, une musique est sans doute une des clés du plaisir qu’elle nous donne. Que dire en effet, et pour finir, du plaisir musical ? Comment justifier cette expérience de comblement ? (Sur le plan littéraire déjà, comment s’explique l’indéniable plaisir de la mise en rime, en rythmes, en assonances, en refrains ?) Cette question du plaisir, toujours épineuse, a été particulièrement théorisée par Freud sous l’angle, on le sait, du plaisir d’épargne : nous éprouvons du plaisir chaque fois que nous nous sentons soulagés d’un fardeau. Lequel, dans le cas de l’expérience musicale ? Le fardeau, je l’ai dit, de la concaténation logico-langagière : la musique nous coupe merveilleusement la parole. Mais plus encore le plaisir de tourner le dos au réel et à toutes ces contraintes assommantes qui lui sont attachées, le vrai/le faux, le bien/le mal, la raison, le principe de réalité…

La musique nous propose des condensations de représentations (au sens freudien), ou loin de l’ordre secondaire des mots des confusions primaires entre lesquelles il importe peu de choisir : la Sonate Clair de lune me parle aussi bien d’une promenade autour du lac que de sa lettre au crépuscule, et Les Quatre saisons de mes propres changeantes humeurs internes, indépendantes de tout règlement ou dérèglement climatique. Avec la musique j’ai le choix des interprétations, des associations libres, puisées dans mon propre monde, toujours vraies et que personne, pas même l’auteur-compositeur qui mit sur le papier ces lignes enchanteresses, n’est en mesure de réfuter. Je peux détester certaines interprétations d’un morceau de musique, au nom de mes propres états intérieurs qui ne s’accordent pas, qui ne s’y retrouvent pas, mais y a-t-il au fond une interprétation canonique, ou qui soit meilleure qu’une autre ? Une vérité de l’expression ? Comme le rêve, ou le rire, ou la croyance, qui fusent d’un monde privé ou du for intérieur de chacun, cela n’est pas opposable, cela ne se démontre pas. Cette liberté de goûter, jusqu’au chavirement, la justesse pour soi-même d’un morceau de musique n’est pas le moindre charme de cet art, aussi injustifiable qu’envoûtant.

Henri Dutilleux

Piano solo : Henri Dutilleux, « Au gré des ondes »

 

2 réponses à “Quels mots pour la musique ?”

  1. Avatar de EB
    EB

    Merci pour ce beau texte, qui aide beacoup à penser la musique. Une idée qui me vient à sa lecture serait d’investiguer les cultures de l’oralité. En effet, sans son plaquage écrit, qui transforme la parole en plastique, le verbe reste purement son et donc musique, avec toutes les libertés (mais aussi les limites) que cela suppose.

  2. Avatar de jean-louis
    jean-louis

     » La barrière entre les deux domaines pourtant n’est pas insurmontable, et nous connaissons inversement des chansons, des lieder ou des airs d’opéra où les sons parlés et chantés tombent ensemble incroyablement juste ; où l’adéquation entre les deux voies semble totale.Mon commentaire  »
    Dans ce cas, n’est-ce pas la musique des mots, le rythme des phrases qui collent bien à la musique, et non le sens, les idées exprimées ?
     » On ne comprend, on ne connaît pas la musique, on la goûte, on l’écoute sans fin, elle nous enchante mais nous n’en démêlons pas intellectuellement les voies dans notre cœur, nous ne saisissons pas comment elle nous pénètre, nous oriente et éventuellement nous façonne ; en marge du langage et de notre pensée articulée, la musique semble mener une vie à part et fermée sur elle-même, opaque à notre réflexion critique et philosophique.  »
    Peut-être, mais ce qui est accessible pour peu qu’on s’y intéresse, ce sont les phénomènes, la vie psychique qui surgissent à l’occasion de l’écoute d’une musique.
    Ce qui est très difficile à saisir, à démêler, ce sont les correspondances, les résonances organisme-psychisme/musique.
    Manifestement, d’après ce que j’ai lu, la musicothérapie n’en est qu’à la préhistoire en tant que science.
    Maintenant, je reviens sur une idée du début : les différences radicales entre le langage humain et la musique. Tant mieux ! Voilà un havre de paix, à l’abri des problèmes que nous pose le sens véhiculé par les conversations

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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