Les prochaines Rencontres philosophiques d’Uriage (14-15-16 octobre prochains) auront cette année pour thème « Comment habiter le monde ? ». Au vu de ce sujet, j’avais proposé en mai dernier aux organisateurs d’inviter Bruno Latour, dont toute l’œuvre tourne autour de la question de l’habitabilité. On nous fit hélas au début de l’été la réponse que Bruno était trop malade pour accepter notre invitation. Je l’avais déjà, à la Maison de la Culture de Grenoble ou à la Villa Gillet de Lyon, fait venir pour débattre publiquement, et je puis dire que son œuvre m’a souvent inspiré ; je lui ai donné une large place dans mon recueil des « Textes essentiels » en Sciences de l’information et de la communication (Larousse 1993), je faisais cours chaque année sur La Science en action, ou Nous n’avons jamais été modernes, ma pensée collait à la sienne, ou du moins je m’y efforçais… Et quand nous avons fondé avec Régis Debray les Cahiers de médiologie, dont j’ai dirigé le premier numéro consacré à « La Querelle du spectacle », nous y avons accueilli un papier de Latour (et Antoine Hennion) qui signèrent une provocante (et salutaire) réflexion sur la question de l’aura chez Walter Benjamin, « Comment devenir célèbre en faisant tant d’erreurs à la fois »…
Apprenant qu’il serait absent à ces RPU, j’ai proposé à Anne Eyssidieux, qui m’ouvrait l’espace de l’abécédaire (une notion traitée en huit minutes pour « planter le décor »), la lettre L comme Latour (à côté, mon autre choix, de J comme jardin).
Voici donc, en hommage à mon camarade et pour placer ces rencontres sous le signe de cette pensée exigeante, et tellement stimulante, l’essentiel du texte que je prononcerai à la Richardière samedi matin.
Rendre hommage à Bruno Latour, c’est remarquer d’abord la cohérence de sa trajectoire, le développement régulier et rigoureux de sa recherche. La Science en action (1989) proposait une anthropologie de la connaissance scientifique : il y examinait comment les chercheurs se conduisent vraiment dans leurs tournois permanents entre laboratoires, avec quels alliés visibles ou invisibles (techniques, médiatiques, institutionnels, médiologiques…) les différentes énonciations savantes se hiérarchisent pour gagner, ou perdre… Parce qu’on ne triomphe jamais seul dans ce domaine, ce livre mettait en évidence des acteurs-réseaux, ou quelques partenaires cachés, notions appelées à un grand essor.
Tout vivant s’avance en effet entouré d’une foule d’autres vivants, animés ou inanimés, qui interagissent avec lui et le soutiennent à l’existence. Or notre culture extractiviste méconnaît généralement cette riche tapisserie, pour n’en considérer que quelques fils : nous isolons, détachons, privilégions quelques acteurs d’un plus dense réseau. Les points de vie excéderont toujours en nombre les points de vue par lesquels nous considérons et pensons maîtriser la nature.
C’est donc à Latour que je songeais (sans le citer) au chapitre 1 de mon livre La Crise de la représentation où je partais de l’exemple de l’aménagement d’une station de ski, pour lequel on consulte différents ayants-droits ou acteurs intéressés, les riverains, les futurs usagers, les bergers, les alpinistes…, mais sans prendre l’avis des forêts, des rivières, des daims ou des marmottes…, partenaires négligeables. Cette myopie constitutive de nos opérations sur le milieu met en évidence une première et déterminante crise de la représentation : nous peinons à prendre en compte tous les paramètres du vivant, la complexité d’un milieu et ses interactions échappent par principe à nos calculs de rentabilité ou de profit. Nos points de vue minimisent ou écrasent les points de vie.
Pour protester contre cette restriction, je me souviens que Latour avait, circa 1994, élaboré (avec Peter Sloterdijk et du côté de Sarrebrück) une exposition intitulée « Le Parlement des choses », histoire de mettre en lumière nos partenaires cachés. Dans le même ordre d’idées, on plaide (avec succès parfois) pour accorder à un cours d’eau ou à un bassin versant une personnalité juridique : c’est, en Nouvelle-Zélande aujourd’hui, le cas du fleuve Whanganui.
Il faut récuser avec Latour le terme d’environnement, trop anthropocentré, qui traite la nature comme un rayon de super-marché plein de ressources à extraire, et lui préférer la notion de milieu. Nos Cahiers de médiologie, puis notre revue Médium auraient gagné à rejoindre Latour (qui y collabora une fois), sans que cette convergence advienne vraiment, Debray et Latour ne se fréquentant guère, dommage ! L’histoire des idées est ainsi remplie de non-rencontres ou d’occasions manquées.
À l’opposé d’un monde-objet séparé, disponible et livré à nos déprédations, un milieu ou lieu de vie est riche en acteurs-réseaux qui interagissent, qui se fécondent (ou se dégradent) mutuellement. La bonne santé n’est jamais celle de l’individu seul, mais de son milieu. Et tous nos objets gagnent aujourd’hui une dimension éco-, comme nous le voyons par ce que nous mangeons (combien de kilomètres ont parcouru ces kiwis, quels ingrédients dans mon filet de bœuf avant d’arriver à mon assiette ?), ou ce qui nous sert à nous transporter, à nous soigner, à nous loger… Il faut, plaide Latour, rapprocher en tous domaines le monde dont on vit et le monde où l’on vit.
Et habiter n’est pas une opération simplement technique, ni unilatérale : l’habitant et l’habité se compénètrent, se renversent l’un dans l’autre, je suis habité par les lieux où j’habite. Le centre ou le surplomb ici encore se dérobent, remplacés par un réseau de fines capillarités…
Passer du local au global n’est ni se replier sur un territoire, ni s’ouvrir à une mondialisation économique et technique qui n’est jamais que la généralisation, à l’échelle planétaire, d’un mode de vie et des choix d’une petite minorité prédatrice. Le défi d’une mondialisation véritable serait plutôt de promouvoir d’autres sujets, d’autres acteurs, d’accueillir d’autres cultures, d’autres savoir-faire, de multiplier les points de vue. Ce décentrement, et le renoncement à l’idée même de centre et de gestion centralisée, se heurtent néanmoins à quantités d’objections, et d’habitudes inhérentes à nos routines, de sorte que la transition écologique (doux euphémisme) devrait plutôt accomplir un vigoureux et total renversement. Enumérons quelques empêchements qui nous barrent cette route :
Notre imaginaire du progrès, voire de la révolution, est fièrement ancré dans un « En avant toutes ! », qu’il faut aujourd’hui remplacer par « Machine arrière ! », ou less is more. Les mots d’ordre de croissance, et de production, se trouvent battus en brèche par un impératif général de réduction. Demandons-nous comment rendre populaire ce nouveau mot d’ordre, à l’heure où notre production, qui fit les beaux jours des générations précédentes (« trente glorieuses ») se retourne aujourd’hui en destruction. Ce qui semblait jadis un bien inconditionnel s’est changé en mal radical, le désirable fait repoussoir, bouleversant nos repères !
Il est indéniable que les nouveaux devoirs inspirés de l’écologie ont quelque chose de punitif, rapportés au modèle précédent. Comment les imaginaires vont-ils se régler sur une injonction perçue comme négative ? C’est tout le problème des campagnes de prévention : « Défense de fumer », ou « Fumer nuit gravement à votre santé »…, ces slogans (éventuellement assortis d’images gore) n’auront qu’un faible impact sur la consommation d’un accro du tabac ; notre inconscient n’enregistre pas l’idée de limite, il n’est pas sensible à la négation, dira le psychanalyste. Il convient donc, pour tourner cette difficulté bien connue des médecins ou en général des éducateurs, de donner au même message une forme positive, « Prenez la vie à pleins poumons ! »…
L’écologie, trop jeune peut-être, n’a pas encore su trouver les mots, elle peine à frapper ou à entraîner les imaginations ; obnubilée par la nature, n’aurait-elle pas sous-estimé les luttes dans la culture, la bataille des idées et des sensibilités, le temps long de la formation du goût et des mentalités ?
Considérons, plaide Latour, la gestation de la Révolution française et tout le travail des Lumières, des salons, des romanciers et des philosophes. La lutte des idées précède de beaucoup le processus électoral. Or combien de grandes œuvres d’art, de séries télévisées, de chansons ou de romans se réclament de la cause écologique ou la font aujourd’hui avancer ? Il manque à cette cause une rhétorique doublée d’une esthétique, capables de capter les rêves ou les désirs qui sont le nerf de la mobilisation.
Une difficulté connexe concerne l’idée de développement, remplacée par l’impératif d’enveloppement : ce que nous produisons ne doit pas, au nom de l’enrichissement, détruire le milieu qui soutient et recycle nos précieuses ressources. Toute production doit donc veiller à ne pas léser l’écosystème nourricier dans lequel nous puisons, mais calculer au plus juste la balance des profits et des coûts, en tenant compte de toutes les « externalités négatives », le plus souvent cachées ou absentes dans l’ancien mode de production et de calcul de la « croissance ». L’écologie à cet égard, c’est l’économie au sens large, une éco-nomie (une « loi de la maison » ou du logis) plus sensible ou attentive aux paramètres invisibles de nos actions. Cette continuité ou cette relation typiquement antagoniste-complémentaire de l’économie avec l’écologie, en élargissant notre capacité de calcul, affronte le défi difficile de mieux penser cette obscure notion de milieu dans sa déroutante topologie, ses boucles étranges et ses interdépendances.
L’interdépendance, et les vertus retrouvées de la dépendance, constituent un défi (et un horizon stimulant) pour la pensée, mais cela heurte encore une idée spontanée ou primaire que chacun nourrit, in petto, de l’individu, voire de la liberté. Sur ce point encore, l’écologie propose d’en rabattre : il n’est pas a priori enthousiasmant d’énumérer nos dépendances, ou de prendre en compte, en nous et entre nous, ces liens qui libèrent…
On voit que l’idée même de centre, et beaucoup de réflexes ou d’attitudes venus d’une pensée centralisatrice, se trouvent malmenés par le nouveau paradigme, qui invite à passer par les marges, et à explorer la périphérie. L’écologie politique peine à s’organiser parce qu’elle n’est, pas plus que ses objets d’étude ou de soins, centralisante. Rien, dans une logique du milieu, n’agit de façon linéaire, et la relation des causes et des effets y est elle-même complexe, ou aléatoire, grevée de quantités de conditions qui s’opposent à l’action droite, et à de sûres prédictions. Entrer en écologie, c’est marcher sur un sol qui se dérobe ou s’effrite sans cesse. Où atterrir ? Ou toucher terre ?… Ce titre d’un livre important (2017) résume le parcours terrestre d’un auteur qui se définit justement comme un Terrestre parmi les terrestres ; un chemin bifurqué, funambulesque entre les disciplines, pour remembrer et habiter ce monde ou du moins, comme disait à peu près Camus dès 1957, empêcher qu’il ne se défasse.
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