Réflexions sur un débat

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Les échanges qui ont suivi sur ce blog la recension (assez enthousiaste) que j’avais donnée de l’ouvrage de Lamberto Tassinari, John Florio, The Man Who Was Shakespeare, me laissent à l’étape actuelle devant… l’indécidable. J’ai lu non sans plaisir les arguments et les vigoureuses charges de Henri Suhamy (secondé par son fils Ariel) contre l’abominable thèse qui distingue sous le masque de Shakespeare John Florio ; mais ces deux interlocuteurs, en choisissant pour mode d’intervention la fulmination, versent eux-mêmes  dans le théâtre, ils divertissent ou amusent la galerie sans chercher sur le fond à convaincre. Curieusement, Jacques Darras fait de même en refusant d’argumenter, les raisons de Tassinari ne méritant pas, à ses yeux, d’accéder à la discussion. Les autres stratfordiens que j’ai pu consulter, sans s’exprimer par écrit conservent leur intime conviction : John Florio fut certes un personnage intéressant, sous-estimé par la critique ou mal éclairé au regard de l’histoire, mais il ne peut pas avoir écrit cette œuvre, la cause est perdue d’avance ou indéfendable.

Pourquoi ne pas les suivre ? Parce que le livre de Tassinari a réveillé en moi une vieille question, au fond médiologique et que je résumerai au plus court : que faut-il pour penser ? Quels sont le prix, les moyens, les conditions (nécessaires, jamais suffisantes bien sûr) de la création ?  Dans le cas de « Shakespeare », j’ai déjà énuméré (en présentant le livre de Tassinari aux lecteurs du Nouvel Observateur, du site de nonfiction.fr ou d’abord de ce blog) les ingrédients probables d’une telle œuvre, dont il faut maintenir qu’elle ne descend pas du ciel, ni du « génie ». Or nos contradicteurs ne se posent pas cette question, ils admettent comme allant de soi que le fils d’un gantier, bourgeois de province plus porté sur les affaires immobilières que sur la création littéraire (s’il faut en croire les documents ou rares traces disponibles de sa vie) ait pu écrire, apparemment « de chic », cette œuvre à laquelle des générations de lecteurs érudits ou de spectateurs de par le monde ne cessent depuis quatre siècles de se confronter.

Il y a un mystère-Shakespeare, plus tenace ou résistant que le secret consubstantivement attaché à la chose littéraire : l’œuvre signée de ce nom porte l’énigme à son comble. Non seulement les masques abondent dans le théâtre de notre dramaturge, et ses fameux Sonnets  impliquent de même, par leur préciosité et leur rhétorique héritées de Pétrarque, une excitante mascarade ; mais « Shakespeare », ou qui que ce soit qui ait pris ce nom, eut soin de se dissimuler, ou de ne rien céder de son identité.

On plaidera, pour généraliser au-delà de son cas cette remarque, que les Sonnets ne sont pas un genre conçu pour raconter une histoire personnelle ni pour nous ouvrir son cœur ; pas plus que le théâtre – où la voix de l’auteur se distribue en divers personnages nécessairement antagonistes – n’est un genre propice au monologue ni à la confession. Tous les commentateurs de cette œuvre auront beau la lire et la relire, ils n’apprendront rien (ou si peu de choses) des opinions de son auteur. A-t-il dessiné quelque part sa figure parmi tous ces personnages (au nombre de neuf-cents selon Henri Suhamy), a-t-il dans cette foule un « porte-parole » ? Ses textes de théâtre n’appellent pas de préfaces, d’exorde théorique ni de dédicaces, ils nous jettent in medias res ; de même le miroir de la scène démultiplie les visages ou les masques, sans accommoder jamais sur l’original.

Il existe pourtant, dans une préface signée de son nom, une remarque faite comme en passant et bien digne de nous retenir. C’est, dans la dédicace précoce de son poème Vénus et Adonis à Henry Wriothesley (1593) quand il appelle celui-ci « le premier-né de mon invention ». Or (remarque Henri Fluchère dans sa note de l’édition Pléiade de 1959), il est pourtant avéré que « Shakespeare » a déjà écrit à cette date les trois Henry VI, Titus Andronicus, La Comédie des erreurs, La Sauvage apprivoisée, Les deux Gentilshommes de Vérone et probablement encore Peines d’amour perdues et Richard III… Comment comprendre la modestie de sa présentation au mécène ? Il faut convenir, quelque étonnante que nous paraisse aujourd’hui cette hiérarchie, que le divertissement de théâtre comptait pour peu de choses devant l’accomplissement poétique dont témoignent à ses yeux Vénus et Adonis, puis Le Viol de Lucrèce (1594) et enfin les Sonnets, parus en 1609 apparemment sans son consentement. Chose foraine jouée entre les combats d’ours et de chiens, le théâtre ne serait-il bon qu’à divertir la populace, mais peu digne d’une édition séparée et signée ? Ne fait-il pas honneur à son auteur et doit-il s’en cacher ? De fait, les pièces recueillies en quarto (avant la momumentale édition posthume du Folio de 1623) semblent avoir été compilées à la hâte, parfois sans nom d’auteur, ou sans que celui-ci traite avec soin leur publication : la véritable édition du théâtre passait par la scène ou l’espace du jeu, sa transcription sur papier n’intéressait guère…

Que l’on attribue cette œuvre au Shakespeare officiel ou à John Florio, je demeure donc frappé de cette évidence : alors que nous admirons universellement ce corpus de trente-six pièces qui comptent quelques-uns des textes les plus inépuisables jamais écrits, leur auteur ne daigna pas être William Shakespeare (celui que nous révérons). Ni de leur vivant, ni dans leurs testaments ou papiers connus, « Shakespeare » ni Florio n’endossent la paternité de ce théâtre apparemment né sous X. Plus fort que Pirandello, « Shakespeare » nous laisse neuf-cents personnages en quête d’auteur !

Ces observations ne seront pas combattues je pense par les « stratfordiens », et c’est d’elles qu’il faut partir pour discuter avec Tassinari. Etant donné ce X. jalousement dissimulé dans les coulisses ou les cintres de ce théâtre, comment dessiner ses traits ? Quel personnage peut le mieux « coller » par sa formation, sa culture, sa position sociale ou ses dispositions psychologiques avec le porteur du masque appelé « Shakespeare » ?

Il est évident que l’hypothèse-Florio apporte un flot de lumière, mais elle est renversante, comme fut la révolution copernicienne. Faire tourner l’œuvre autour de ce nouveau soleil, de provenance italienne et juive, explique beaucoup de traits souvent remarqués, et qui s’ajustaient mal à l’attribution « stratfordienne » : la culture italienne au premier chef, ou mieux la nostalgie de cette langue et de cette culture ; les références omni-présentes à l’Ecriture sainte (le père de John, Michel Angelo, était prédicateur calviniste), ou encore la connaissance des rites juifs et la figure nuancée de Shylock ; mais surtout et au premier chef, la passion de créer des mots et de frapper des formules aux allures de proverbes, deux traits inséparables de l’activité lexicographique de Florio qui fut un incroyable « passeur de langues », notamment dans sa traduction de Montaigne (1603), où il s’ingénia à acclimater l’auteur des Essais à l’anglais mais d’abord et surtout à sa propre langue, toute en fleurs de rhétorique et en arabesques. On peut lire dans le livre de Frances Yates, John Florio (1934) le copieux chapitre où elle discute la relation Florio-Montaine, puis les emprunts que « Shakespeare » aurait fait à sa traduction, après 1603 donc : un certain G. C. Taylor a compté cent correspondances de langage et de pensée, et une autre cntaine où l’affinité affleurerait ; et il énumère un glossaire de 750 mots utilisés par Florio dans sa traduction, puis par Shakespeare dans son œuvre d’après cette date de 1603, mais pas avant… Cette question cruciale se trouve documentée depuis par d’autres chercheurs, notamment Robert Ellrodt (Montaigne et Shakespeare, Corti 2011) que je n’ai pu encore lire.

On trouve encore dans Yates que Love’s Labour’s Lost contient une citation d’un proverbe italien publié par Florio dans ses First fruits, et mis ici dans la bouche d’Holofernes : « Venetia, chi non ti vede, non ti pretia, ma chi ti vede, ben gli costa » ; et que le titre même de cette pièce évoque une phrase du même First fruits (1578) : « We need not speak so much of love, all books are full of love, with so many authors, that it were labour lost to speak of Love ». Autre coïncidence troublante, le texte du Marchand de Venise fait du Rialto une place (et non un pont), comme l’affirme aussi Florio (qui, né à Londres, ne mit peut-être jamais lui-même les pieds en Italie) dans sa Letter lately written from Rome (1585), indication reprise dans New world of words de 1611, où il définit « Emporio … such a place as Rialto is in Venice, or the Royal exchange in London ». C’est dans cette deuxième édition qu’on trouve encore, pour traduire le proverbe « Gran romore et poca lana, great noise and little wool, or as we say much a doe about nothing »  (passages cités par F. Yates p. 269 et 268).

Si la « révolution copernicienne » permet de mieux comprendre certains mouvements, ce cadre soulève d’autres contradictions et ce qu’on gagne à l’hypothèse-Florio entraîne des pertes sur d’autres plans : John Florio fut ce qu’on appelle un puritain, adversaire à cet égard de Rabelais, et Yates cite à plusieurs reprises son insistance sur la tempérance dans les façons de manger et de boire, vertu italienne opposée selon lui à la gloutonnerie et aux beuveries nordiques (allemandes et anglaises). Si ce trait colle bien avec les imprécations d’Hamlet contre les fêtes nocturnes du nouveau roi Claudius qui chaque nuit « fait carouse », elle entraîne Florio à défendre concuremment la théorie du « Decorum », qui s’oppose au mélange des genres : il ne convient pas de mêler les clowns et les rois, la comédie et la tragédie, chaque personnage dans une pièce bien faite agit selon son rang, ou son « humeur » dira Ben Jonson, qui le suit sur ce point, tous deux s’opposant donc à l’esthétique inverse prônée par « Shakespeare ».

Autre objection, Florio est maniéré, et toujours épris de faire des mots – au point de trahir Montaigne, auteur « sec » toujours soucieux de vêtir sa pensée d’un strict juste-au-corps, sur lequel son traducteur brode à plaisir des rubans, du taffetas et des perles… Ce choix ou cette manie stylistiques collent assurément au premier « Shakespeare », et particulièrement à l’auteur de Love’s Labour’s Lost, mais est-ce compatible avec ce que montrent les tragédies plus graves produites au tournant du siècle ?

Tout de même, je trouve moi aussi (avec Lamberto) que « Shake-speare » sonne comme un nom de plume, ou de guerre, bien conforme au « Resolute » qui se proposait, avec quelle ardeur, de vitaminer la langue (et la Renaissance) anglaises par sa propre culture italienne, à ses yeux tellement supérieure ! Et quelle pointe le lexicographe fou de mots aurait-il agitée sinon la plume, mise au service des Grands dans le patient labeur des dictionnaires, et du peuple autant que des Grands dans l’écriture autrement mêlée ou bariolée de ces divertissements indignes d’être revendiqués – trente-six pauvres pièces…

Au cours de la série d’émissions, fort réussies, proposées par Christine Lecerf et diffusées par France culture en juillet, « Looking for Shakespeare », un mot d’Yves Bonnefoy m’a beaucoup étonné, il insistait sur la rapidité d’écriture des pièces, quatre ou cinq jours peut-être dans le cas de Hamlet… Et il est vrai que les notes de Pléiade relèvent ici et là d’étonnantes négligences ou lapsi calami, l’auteur ne se relisait guère ! Ceci confirme le point dont nous partions, tout ce théâtre était donc, au regard des poèmes, chose subalterne ?

(à suivre) 

2 réponses à “Réflexions sur un débat”

  1. Avatar de Robert Ferrieux
    Robert Ferrieux

    Much ado about nothing, if I may parody John Skakespeare, alias William Florio.

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Vous passez en haussant les épaules, mais cela n’empêche pas la question de se poser ! Et comment la traiter équitablement ?

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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