Anne Calas, qui nous avait déjà donné Charles Trenet, Boby Lapointe, Boris Vian ou un bouquet de ses propres chansons (mises en musique et soutenues par le piano de Henry Torgue), vient donc de s’attaquer à Barbara, dans une mise en scène à nouveau signée de Denis Bernet-Rolande, avec à côté d’elle (au piano, à l’accordéon mais aussi très en voix) son partenaire Patrick Reboud.
Le défi était de taille, comment incarner, jouer, ressusciter une pareille diva ? Matthieu Amalric s’y était risqué par un film en 2017, où il confiait le rôle-titre à son ancienne compagne Jeanne Balibar, lui-même jouant (en direct donc) son metteur en scène. Une mise en scène nécessairement déceptive : face aux gens qui se précipitaient à la rencontre d’une icône, voire de leur idole, Amalric prenait un soin malin, en retour, à nous la dérober en jouant la mésaventure d’un amour masochiste, inatteignable. Rappelons-nous : Matthieu Amalric interprétait un cinéaste qui dirigeait « Brigitte » (Jeanne Balibar) dans le tournage d’un biopic de la célébrissime chanteuse. Cet homme fou amoureux d’une idole (Barbara, dont il contemple avec des yeux extasiés les lambeaux d’enregistrements) demandait à une moindre idole, Jeanne Balibar (qui fut dans la réalité sa compagne) de lui faire la courte échelle pour approcher l’inaccessible diva. Et naturellement ça ne collait pas, ça ne pouvait pas coller, ça ne collera jamais !
Tout le film, et la curiosité du public, tournaient autour de cette tentative de fusion ou de restitution vouée par principe à l’échec. Ni par le visage, ni surtout par la voix (les deux canaux complémentaires de l’identification tant recherchée), « la Balibar » ne parvenait à incarner Barbara, de sorte que le sujet du film devenait son propre fiasco. Raté oui, mais du même coup assez réussi, Amalric filmant et co-signant avec sa partenaire l’impossibilité de ressusciter, et d’offrir sur un plateau à ses fans, une idole disparue depuis vingt ans.
Nous regardions ainsi le méta-film d’un tournage embarquant plusieurs archives d’une Barbara live ; et nous nous demandions assez souvent laquelle nous était montrée, la vraie Barbara, ou son avatar balibaresque ? La proximité des patronymes ajoutant à notre confusion… La forme du nez, ou des lèvres, aurait pu d’un visage à l’autre lever l’incertitude qui demeurait néanmoins, quand le film nous montrait des deux côtés la construction de l’idole : Barbara comme Balibar à leur toilette se maquillant ou jouant avec les éclairages, ou Balibar s’efforçant, à l’écoute de Barbara télévisée de mimer ses jeux de doigts au niveau de l’oreille, son maniérisme que « Brigitte » surjouait ; ou encore, pour nous faire croire à une incarnation réussie, la surimpression des arabesques de la voix sur les lèvres d’une Balibar chantant en play-back…
Pour le grand public venu bonnement consommer un loyal biopic, une autre source de déception tenait à la bizarre sophistication du montage : rien dans ce film ne semblait arriver dans l’ordre, les images n’y étaient pas raccord.Et sans doute faut-il voir dans ce choix d’une certaine déglingue un aspect véridique, et touchant, de la personnalité et de l’art de Barbara, chanteuse fantasque qui se réclamait elle-même des gens du voyage, qui se montrait capricieuse ou imprévisible. Les très nombreux extraits musicaux présents dans ce film permettent d’analyser en direct le style de ses chansons ; celles-ci ne racontent pas toujours une histoire, Barbara fredonne ce qui météorologiquement la traverse, comme on chantonne dans le noir pour s’endormir, ou se donner du courage… Et quand elle raconte par bonheur une histoire (« Nantes »), l’arabesque si ténue dans les aigus de la voix suspend celle-ci à l’indicible, à l’émotion pure. Ce qu’échoue totalement à faire une Balibar affublée de plumes noires quand, accrochée au piano d’un bar de routiers, elle interprête et gâche pathétiquement ce sublime morceau.
J’ai donc resongé à ce film en assistant au spectacle d’Anne Calas, qui ne prétend à aucune reconstitution (fût-ce pour en montrer l’échec ou la futilité). De Barbara, Anne a réalisé une approche sensible, toute en intimité, comme se parlant à soi-même, ou engageant avec le public un jeu de confidences, la recherche d’une connivence. Entrant en scène, elle fredonne pour elle-même Une petite cantate, le temps d’arranger le micro ou d’enfiler une paire de chaussures. Elle ne cherche pas le mimétisme, mais une intériorité ou une incarnation plus rare, forcément décalée. Un chef d’œuvre comme « Pierre » semble exemplaire pour saisir l’art ici mis en œuvre : une juxtaposition d’humeurs ou de pensées disjointes, un kaléidoscope de songes qui accèdent à peine à la voix, encore moins au récit – riche en syncopes et en faux-fuyants. On ne peut produire de Barbara qu’un portrait humoral et lui-même brouillé, comme ce « Pierre » qui ne ferait, à petites touches ou par impressions diffuses, que suggérer le passage des saisons, de la pluie ou du temps.
Un pas de côté sensible s’opérait aussi avec la reprise de Nantes, pour laquelle Patrick Reboud délaissait le piano en faveur de l’accordéon, et entraînait ainsi la chanson dans un climat tout autre : là où le piano perlait le texte, comme des gouttes de pluie (« Il pleut sur Nantes / Et je me souviens… »), l’accordéon sous les doigts de Patrick gémissait, rauque, grinçant et comme désaccordé, il broyait cette veillée funèbre et semblait donner aux paroles l’accompagnement d’un dernier souffle.
Entrer dans Barbara, c’est faire le noir, pour s’en remettre à une oralité des plus singulières ; moins chercher à voir qu’à fortement entendre, et faire résonner à la cantonade, en écho, nos propres hantises… Non pas montrer l’irréparable distance entre la grande Barbara et la pauvre Balibar avec ses pitoyables vocalises, son maniérisme surjoué ; Anne ne pose pas devant nous à la star, elle remet Barbara à sa place, proche de son piano, avec ses hommes comme dit une chanson où elle énumère ceux de sa vie, jardinier, chauffeur, garde du corps, mais aussi dans le cours de ce récital les auteurs qui l’ont inspirée, qu’elle a aimés : Jacques Brel au premier chef, dont on entend trois chansons, ou encore Brassens avec un très inattendu remake de La non-demande en mariage rejouée en duo sur un rythme de bossa-nova… Mais encore Frédéric Chopin, qui met si bien en valeur le piano, l’instrument-roi autour duquel tourne aussi ce spectacle.
Barbara ne vivait jamais très éloignée du sien, que nous voyons ici reconstitué, déguisé en un demi-queue alors que l’instrument se divise en treize éléments, dont un clavier numérique, qui ont pris l’ascenseur jusqu’à ce quatrième étage. La facétie, la fantaisie, une douce conspiration teintée de rigolade nous enchantent irrésistiblement ; Anne Calas s’applique à Barbara sans en faire un drame, elle y picore, elle en joue, et nos émotions bouillonnent au fil de ce spectacle riche en réminiscences. Les souvenirs personnels de chacun feront et revivront le reste, on connaît par cœur la plupart des chansons proposées, on a tous en nous beaucoup de Barbara.
Laisser un commentaire