Rencontres du hiératique et du tire-bouchonnant

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 yatra

Aquarelle de Jacques Duchêne

Stupéfiante, stimulante rencontre ce jeudi soir 31 mars, à la MC2 de Grenoble et dans le cadre fertile du festival « Détours de Babel », entre la danse flamenco et le hip hop : soit les exhibitions d’un corps hautain, vertical, tambourinant et péremptoire, et celles d’un vis-à-vis couleuvrin, convolutif, rampant et tire-bouchonnant. J’ai rarement assisté, en direct, à un affrontement aussi clair entre deux cultures qui sont deux choix de vie fondamentaux, deux esthétiques ou deux éthiques. Le contraste entre deux voies également vitales, ou deux mises en scène de soi saute aux yeux, rarement joué avec cette évidence.

thAndres Marin

Le spectacle s’intitulait « Yâtrâ », le voyage en sanscrit ; on y voyait le danseur Andrès Marin, tout corseté de noir sur ses hauts talons impérieux, voyager en effet en Inde du nord. Soutenu par le petit orchestre assis au sol des cinq musiciens enturbannés du groupe Divana, dans leurs vêtements de cérémonie (un tambour, deux crins-crins, majestueux vocal et castagnettes), augmenté d’un puissant batteur, Dani Suarez, le maître sévillan voit venir à lui deux danseur hip hop de la compagnie de Kader Attou. Faut-il parler de choc, ou de dialogue entre deux genres chorégraphiques que tout oppose ? L’Espagnol tire vers l’hidalgo tant son corps semble tendu vers l’idéal, qu’il pointe souvent des deux bras joints implorant le ciel. Corps conquérant d’une maîtrise verticale, militaire, impériale, repoussant le sol sous la querelle des talons qui le martèlent, qui le piétinent sans trève. Le danseur flamenco veut incarner un hiéroglyphe de la virilité triomphante ; hiératique, il s’identifie corps et âme à une érection martiale.

th-3Kader Attou

En face de lui (mieux vaudrait écrire en dessous), les deux voltigeurs hip hop déjouent de tous leurs mouvements la station droite, ils épousent le sol en mille contorsions, ils s’y frottent, s’y caressent avec une sensualité de chats, y reprennent élan des épaules, de la tête et d’un corps sinueux qui semble lécher le plateau comme la flamme sur le bol de punch : éteint et ravivé, comprimé pour mieux s’élancer dans toutes les postures possibles, le corps hip hop est autrement étonnant, et sympathique, que la mécanique de fer flamenca. Contrairement à l’Espagnol, il déjoue le face-à-face en s’écrasant brusquement dans des syncopes passagères, en se contorsionnant au-delà de toute rectitude ; il conteste de tous ses muscles la ligne droite, la marche militaire ou l’affontement symétrique par sa vire-volte et ses sinuosités serpentines ; élastique, rebondi, toute sa peau palpe et parcourt un sol qu’il épouse de son ventre, d’une épaule, d’une fesse, qui semblent autant de pieds sur un organisme octopode aux appuis surprenants, aux attaches incongrues ; là où le flamenco étonne par sa sécheresse de métronome, le hip hop émerveille et ravit par ses entrechats cocasses, ses reptations animales, ses tourbillons de toupie.

J’ai songé devant ce couple ou ce trio improbable aux dialogues du clown blanc et de l’auguste rouge de mon enfance. Le premier au fond me terrifiait par son apparence blafarde, son sourcil impérieux ; corseté d’un justaucorps étincelant, lui aussi incarnait une verticalité du devoir, et de la marche conquérante, c’était un peu l’emblème (très blême) du sur-moi tyrannisant cette pauvre cloche, le clown rouge hilare, empêtré dans ses habits flottants, enfantin, pulsionnel, rebelle à toute orthodoxie et qui passait plus de temps à la renverse ou à quatre pattes sur le sol que debout.

La station bien droite, un sur-moi un peu raide, la maîtrise de l’autre et de soi sous la batterie des pieds comme un rappel à l’ordre,  un roulement de tambour à la cadence militaire…,  contre une animalité joueuse, frondeuse, un vif-argent de roulades et de pirouettes moqueuses – le cambré contre les rondeurs du détour, ce « dialogue » ne vous rappelle rien ? La danse parfois va très loin dans l’incarnation, non de personnages comme au théâtre, mais de postures morales, de tactiques de vie et de survie… Je ne m’attendais pas, dans ce voyage (« Yâtrâ ») du Rajasthan à l’Andalousie, à découvrir un paysage de cette ampleur.

Une réponse à “Rencontres du hiératique et du tire-bouchonnant”

  1. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    Mon commentaire
    Bravo! … Daniel
    Et ceci est exprimé pour la qualité e votre écriture. Dans ma campagne lointaine, entre chants du coq et roucoulements divers, j’ai été parmi vous à ce spectacle.

    Une invitation à la vie … J’y rèfléchirai encore.

    En ces temps à gérer, ça fait du bien.

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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