Réponse à Ariel

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Oui Ariel, notre échange semble décourageant, et je vous épargnerai une longue missive ; comme vous me l’écriviez au début (dans une prophétie typiquement auto-réalisatrice), à quoi bon ces dialogues de sourd ?

Je me contenterai de rappeler les points suivants :

Vous adoptez pour nous parler, vous et votre père, un ton nettement offensif, voire offensant. Nous sommes à vos yeux (Tassinari, moi et tous ceux qui seraient tentés de nous suivre) des nuls, des gogos, des « militants de l’ignorance ». Les diatribes d’Henri Suhamy m’ont d’abord réjoui : j’y voyais l’élan d’un vieil homme plein de sa thèse, une fougue bienvenue à son âge. Hélas, la qualité d’un débat suppose qu’on prête un minimum d’attention, et de présupposition bienveillante, aux thèses de l’autre ; avec vous deux, ce n’est absolument pas le cas. Vous campez sur vos affirmations, rien n’est négociable…

Je ne comprends pas votre recours à Spinoza ; il vous sert à m’enfermer dans un partage rassurant (à vos yeux) : à vous (et à votre père) la science, même modeste, à nous la provocation, la naïveté, la « superstition » ou encore et toujours l’ignorance. Je relève vos accusations qui sont tout sauf des arguments : délire interprétatif, tautologie, finalisme, (mon père) « a bel et bien pris Tassinari en flagrant délit d’incompétence ou d’imposture »… Ces accusations répétées sont vraiment trop faciles !

Tassinari n’a donc rien à vous apprendre ? A moi si. Je résume ou redis ici le choc reçu à le lire : on sait très peu de choses de Shakespeare, auteur masqué ou évanouissant s’il en est. On s’est donc efforcé, depuis longtemps, de proposer du « Barde de Stratford » des identités plus crédibles, ou cohérentes. Tassinari énumère (et consacre chaque fois un chapitre précis,  documenté) aux ingrédients constitutifs de ses pièces, à ce que cela supposait d’être Shakespeare : connaître les langues, l’Italie, l’Ecriture sainte, les intrigues de la cour, la musique, Montaigne, Giordano Bruno, posséder un bon nombre de livres anglais et étrangers, être un fou de mots, d’inventions verbales, etc. Ces conditions ne suffisent pas bien sûr, mais elles sont nécessaires. Comment pouvez-vous, vous philosophe, m’opposer un sophisme aussi grossier que de me faire dire qu’il suffirait d’avoir tout cela pour être W.S. ?

Je l’ai écrit dès le début et le redis : cette enquête ne m’explique pas le génie, mais elle l’éclaire. Je n’ai pas de W.S. une vision extatique ni idéaliste, je m’interroge matériellement, médiologiquement sur les conditions de l’esprit. Autrement dit je me méfie du mot génie, « asile de l’ignorance » pour citer votre cher Baruch.

Cette enquête de Tassinari, méthodique, patiente, modeste j’y insiste, tant le mépris où vous tenez son travail me révolte, ne verse pas dans l’ignorance, attribut par lequel vous ne cessez de nous qualifier, mais relance la curiosité, le questionnement et la recherche : la vie de Shakespeare d’un coup s’ouvre ou s’éclaire, s’enrichit, je comprends mieux par quels chemins l’auteur est passé. Et je ne comprends pas qu’on se prive de cette hypothèse, qu’on la rejette avec cette rage.

Ou plutôt si : je n’ai pas ici (en chalet d’alpage) le volume de votre cher Spinoza mais je retrouverai la citation pour vous l’envoyer, et clore à ma façon ce mauvais « dialogue », je songe à ce passage où il demande à quoi bon proposer la recherche de la vérité à des gens qui n’en ont que faire, parce qu’ils ont déjà trouvé, et qu’ils y tiennent, tellement leur position (religieuse, officielle, acquise) en dépend : que peut un débat d’idées avec ceux qui orientent leur langage par rapport à un clan, à des intérêts matériels, à une carrière chèrement acquise et dès lors non négociable ? C’est ce que j’indiquais avec ma fable du réverbère : la plupart se contentent, pour chercher, d’aller là où le réseau les convoque, là où c’est déjà éclairé. Petite pédagogie, et frileuse recherche !

Permettez-moi, face à ce conformisme, de préférer et de saluer la témérité d’un Tassinari. J’ai eu la chance de le rencontrer physiquement tout récemment, lors de son passage d’un jour à Paris (il retournait à Montréal) : ce n’est pas un homme claironnant, l’agité ni l’allumé qu’imagine votre père. Un homme fatigué plutôt, et presque renonçant : la vérité, cher Daniel, prendra du temps, je n’ai plus envie de me battre… Sa modestie, son fatalisme m’ont frappé : voilà un vrai chercheur qui a mis sept ou huit ans à étayer sa thèse et à rédiger ce superbe livre, dans un combat intellectuel qui l’a totalement requis mais qui lui retire aujourd’hui l’énergie suffisante pour s’imposer, après avoir payé de sa poche la traduction de l’italien à l’anglais, et s’être contenté d’une édition à compte d’auteur sans aucun impact sur le public.

Des hommes comme votre père une fois pour toutes croient avoir trouvé ; l’énigme de l’homme-Shakespeare reste béante sans que ça les dérange, ils s’en remettent à la chose jugée. Ou, par rasoir d’Occam, ils s’enferment dans le texte, rien que le texte et tout le texte : la critique biographique, pouah ! Tassinari rouvre le dossier, il cherche, et il apporte par brassée des arguments éclairants au service de sa dérangeante thèse.  De quel côté sont la foi, « l’asile de l’ignorance », de quel côté le courage intellectuel et la vraie vigueur, la rigueur ?

Un dernier mot : vous m’accusez de vous attirer sur le « théâtre » de ce blog pour ridiculiser la vraie recherche. Il s’agit dans mon esprit du contraire : je n’aime pas être cloué au pilori dans une lettre privée qui refuse de passer le test de ce que Kant appelait l’Öffentlichkeit, la publicité du débat. Si vous croyez à la vérité de ce que vous pensez ou écrivez, osez le publier car c’est la seule pierre de touche ; un « savoir » qui s’abrite ou se cache ne mérite pas ce nom. C’est pourquoi j’ai apprécié que votre père accepte de suite ma proposition de le publier ; ce que vous-même venez de faire, tout en édulcorant quelque peu votre premier propos. L’affaire Shakespeare-Florio ne se règlera pas à l’étouffé, elle suppose un large, un savant débat. Vous-même souriez en considérant que les « commentaires » ici déposés inclinent la balance dans le sens de votre père ? Peut-être, nous verrons. Dans un premier temps, il me semble que ceux qui ont réagi l’ont fait en s’amusant de la juvénile verdeur de ce vieux monsieur, ça faisait comme dit Aragon des « batteries ». Attendons la suite, je veux dire que les gens sérieux (pas forcément des spécialistes) et qui examinent les arguments des uns et des autres se prononcent, au-delà des roulements de tambour – ou de mécaniques.

D.B.

P.S. Je retrouve, avec retard la citation que j’attribuais à Spinoza, elle est de Descartes mais Baruch aurait pu y souscrire, voici, dans une lettre au Père Mersenne datée d’Amsterdam,  février 1634 (Florio est mort depuis neuf ans, le soi-disant Shakespeare depuis 18 ans) : « Pour moi je ne cherche que le repos et la tranquillité d’esprit, qui sont des biens qui ne peuvent être possédés par ceux qui ont de l’animosité ou de l’ambition ; et je ne demeure cependant pas sans rien faire, mais je ne pense pour maintenant qu’à m’instruire moi-même, et me juge fort peu capable de servir à instruire les autres, principalement ceux qui, ayant déjà acquis quelque crédit par de fausses opinions,  auraient peut-être peur de le perdre, si la vérité se découvrait. »

C’est le dernier mot (connu) de la lettre (Pléiade p. 950), admirable chute, prenons-là voulez-vous pour motto.

4 réponses à “Réponse à Ariel”

  1. Avatar de jfsadys

    Vous trouvez pas que vous y allez un peu fort tous avec tout ça alors qu’il y a tant de choses plus terribles en ce moment un peu partout dans le monde?

    1. Avatar de Daniel Bougnoux

      Oui, Madame ou Monsieur, le vaste monde recèle des zones horribles, et il est évident que nous aurons toujours tort de ne pas en parler davantage. J’évite donc d’y penser, je fais diversion, comme tout le monde pour continuer à respirer et à simplement vivre. Dans mon cas, j’évite aussi par cette « polémique » sur Shakespeare de penser à un sujet plus grave, qui m’obsède en permanence et qui a déjà occupé beaucoup de place sur ce blog. Bref, comment vivre sans « divertissement » (cette forme faible de la « conversion ») ? Ceci dit et à notre décharge (à nous, que vous nous accuser de nous les rouler devant l’état du pauvre monde), je dirai quand même qu’on peut aussi, devant tant de détresse, se tourner vers les bienfaiteurs, les intercesseurs qui ont rendu la création meilleure et non pire : « Shakespeare » ou qui que ce soit qui ait porté ce nom a apporté beaucoup de lumière, de secours à l’humanité : « au secours », William, et merci !

  2. Avatar de jfsadys

    JF pour Jean François et pas Jeune Fille. J’ai hésité un instant avant de me mêler de vos échanges. Je vous lis depuis longtemps déjà. Je sais le sujet plus grave qui vous obsède en permanence. Père et grand-père je redoute la mort d’un de mes enfants ou petits enfants plus que la mienne. Je vous ai lu en tremblant. Et puis finalement je me suis lancé parce qu’au début vous me faisiez rire mais là maintenant je trouve que les échanges deviennent moins drôles. Et je me suis dit que personne n’allait oser vous le dire. Pierre Dac, Francis Blanche, Coluche, au secours!

  3. Avatar de Cécile d'Eaubonne
    Cécile d’Eaubonne

    … Allons applaudir à l’automne, le Macbeth au théâtre du Soleil, d’Ariane Mnouchkine.. Mais que Shakespaere, prête-nom et vrai génie reste l’énigme ne me décourage pas : il nous reste ses œuvres !  » Bonne chasse » aux chercheurs, avec ou sans les discutailleriez d’usage …

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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