Portrait de William Shakespeare (?), attribué à Sanders
La nouvelle Quinzaine littéraire, intitulée En attendant Nadeau, vient de publier dans son dernier numéro un compte-rendu de lecture qui me touche de près, « Shakespeare, combien de prétendants ? ». En voici le lien, http://www.en-attendant-nadeau.fr/2016/02/10/shakespeare-combien-pretendants/
À consulter avant de lire ce qui suit, où j’essaie de lui répondre.
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Dominique Goy-Blanquet, qui fut présidente de la Société Shakespeare de France, vient de consacrer à nos deux ouvrages, John Florio alias Shakespeare de Lamberto Tassinari (que j’ai préfacé aux éditions du Bord de l’eau) et le mien, qui s’appuie sur lui, Shakespeare, Le Choix du spectre (éditions des Impressions nouvelles), une charge assez rude. Sa critique est toutefois bienvenue car, en ressassant elle-même des objections auxquelles je croyais avoir répondu depuis longtemps, elle me permet de re-préciser quelques points essentiels, et de formuler chemin faisant une manière de règle pour les débats à venir.
Je ne parlerai pas ici directement pour Tassinari, qui se défendra bien lui-même, et me concentrerai sur les attaques qui me mettent en cause. Mais l’article de DG-B fait également référence, in fine, à des textes qui nous visent depuis que Le Monde nous a publiés, et dont je ne prends connaissance qu’aujourd’hui : celui de François Laroque dans Le Monde (numérique) du 22 janvier, un autre de Jean-Michel Déprats, le traducteur de Shakespeare en Pléiade. Ces trois articles se présentant comme étroitement solidaires, je m’efforcerai de regrouper ici leurs arguments principaux pour mieux les réfuter.
La première chose à relever chez nos adversaires est leur fatigue d’avoir à reprendre un très vieux débat : non seulement ils déclarent la cause entendue, archi-débattue et classée, mais ils la font remonter à Délia Bacon, aux alentours de 1850, nuitamment introduite armée d’une pelle et d’une lanterne sourde dans l’église qui abrite la tombe de Shakespeare, pour y fouiller celle-ci à la recherche des précieux mais introuvables manuscrits. J’ai entendu plusieurs fois François Laroque, ou Dominique Goy-Blanquet, nous associer à cette méthodologie erratique ; nous autres anti-stratfordiens serions autant de dangereux zozos, bons à jeter dans un grand sac pêle-mêle à la rivière. Pourtant, disons-nous la même chose ? La critique n’a-t-elle rien apporté depuis que le doute sur l’identité du Barde persiste, et qu’il prospère ? Au lieu de qualifier nos livres de « vieille rengaine », ne pouvez-vous lire posément les objections et, oui, les trouvailles de Tassinari sans crier au fou ou vous boucher les oreilles ?
« Deux ouvrages qui lui font tristement sa fête… », non Dominique, le mien n’a rien de triste, et je trouve au contraire une certaine jubilation à enrichir (en le corrigeant) le portrait de votre héros ; c’est l’image gravée par Droeshout à l’ouverture du Folio de 1623 que je trouve triste, et contre laquelle dès mon chapitre 1 je m’insurge. L’hypothèse-Florio apporte de la gaîté, elle fait entrer de l’air, des possibles, la vie autrement intense et supérieure d’un auteur mieux conforme à son œuvre. Mais détrompez-vous, les médias sont loin de nous accueillir « avec complaisance » et nous avons encore du chemin à faire ! Ne renversez pas l’actuel rapport de force (qui , je l’espère, changera), c’est vous qui tenez le haut du pavé et qui avez pour vous la doxa,les chaires d’enseignement, la raison d’Etat et de la chose jugée… Tassinari n’est à vos yeux qu’un misérable profane, et moi-même, à peine mieux placé dans l’échelle des valeurs académiques, je ne mérite venant de vous trois que des soupirs apitoyés pour mon fourvoiement, l’énergie que je mets à défendre une cause perdue.
« Personne du temps de Shakespeare n’a émis le moindre doute sur la paternité de ses œuvres », vraiment ? A part la compilation bien hâtive et de seconde main de Meres, et la diatribe de Greene contre « the upstart crow » qu’il conviendrait de savoir lire en la recontextualisant (comme le fait Diana Price dans sa Shakespeare’s Unorthodox Biography, un ouvrage essentiel pour notre débat, non traduit et que personne d’entre vous jamais ne cite – il n’est pas facile, je vous l’accorde, de réfuter une chercheuse dont la bibliographie compte plus de trente pages !), les références à la personnalité littéraire de Shakespeare, de son vivant, sont inexistantes. On connaît l’usurier, le villageois procédurier, à la rigueur le régisseur et l’actionnaire mais non l’auteur de théâtre. Que répondez-vous à cela ? Ce fait ne vous gêne-t-il pas ?
Mais sans doute songez-vous, pour affirmer ce lien du bourgeois enrichi de Stratford avec l’establishment littéraire de son temps, à l’eulogie que lui décerna Ben Jonson dans les textes préfaciels du Folio de 1623 (sept années donc après la date de sa mort). Ici encore, il s’agit d’un discours hautement codé, un chef d’œuvre de « double entendre » ou de contrebande littéraire qui appelle une lecture elle-même retorse… Ben Jonson savait, et c’est pourquoi on ne saurait prendre son témoignage au pied de la lettre. Mais lisez sur ces points, je vous prie, Diana Price !
Tassinari s’inscrit dans la désormais longue tradition, qui vous irrite, des esprits éminents qui ont osé mettre en doute l’attribution officielle : Mark Twain, Charles Dickens, Henry James, Sigmund Freud, John Gielgud ou récemment Borgès ont tous cherché au bonhomme de Stratford un remplaçant, pourquoi selon vous ? Par passion gamine de déboulonner, par iconoclasme rageur ? Et tous ont soutenu en effet « des candidats différents », est-ce un défaut de Tassinari s’il propose Florio au lieu de se rabattre sur l’un des prétendants précédents ? Ce faisant, lance-t-il un nom de plus en l’air ? N’avance-t-il pas de solides raisons ? Les précédentes « déconstructions » en restaient à des contradictions évidentes, qui entraînaient quelques « intimes convictions ». L’hypothèse-Florio s’énonce plus solidement que les autres, elle me semble plus ramifiée et embrassante, mieux soutenue d’arguments variés et convergents. Mais je resterais pour ma part plus prudent que Tassinari, je ne parle jamais de preuves, je cite au contraire le mot de Braque, « Les preuves fatiguent la vérité »… Nous nous trouvons, confrontés à Florio, devant un faisceau impressionnant d’indices : à chacun de les parcourir, de les soupeser un à un, sans prévention ni dogmatisme de la chose d’avance jugée.
« Tous ressassent les mêmes arguments » : archi-faux ! Il y a évidemment une base ou un socle commun du doute, mais encore une fois la critique fait des progrès, et nous n’écrivons pas nos livres en recopiant ceux des autres… La disparition des manuscrits, l’absence des voyages, le flou sur la notion d’auteur et la condition du copyright en ces années de la renaissance anglaise ne sont pas des arguments spécifiques pour l’intronisation de Florio, bien sûr ; quant à sa géographie et à ses transcriptions d’un italien fantaisiste, l’argument joue dans les deux sens ou se retourne comme une manche : « Shakespeare » si brillant et moqueur dans ses dialogues peut très bien faire entendre au public de Londres ce qui correspond aux attentes de celui-ci en termes d’italianité ; le très bon connaisseur de la langue italienne qu’il était (en sus du français, de l’allemand, de l’espagnol) joue avec le niveau de réception de son public. Jean-Michel Déprats et vous-même nous ressortez la chicane des voyages par bateau de Vérone à Milan (ou inversement), mais des érudits ont depuis longtemps réglé cette question, on se rendait par canaux d’une ville à l’autre, et ces transports fluviaux connaissaient même un effet de flux ou de « marée » qui imposait d’attendre pour embarquer certaines conditions de navigation, pourquoi ne pas tenir compte une fois pour toutes de cette mise au point ? Oui, je crois pour ma part probable que Florio n’a jamais mis les pieds en Italie (mais que son père lui en a parlé avec amour pendant leurs longues soirées sur l’alpage de Soglio) ; comme je crois que pour traiter ainsi de l’exil, il était mieux qu’un autre qualifié. « Autant dire que pour entrer si bien dans les pensées troubles de Macbeth, il devait être un peu assassin » – non, Dominique, cet argument n’est pas digne de vous !
« Quiconque ne partage pas ses vues (de LT) est un ennemi, borné, menteur, couard, servile, cynique, dénoncé à longueur de pages »… Comme vous exagérez ! Disons que j’ai, moi, écrit mon livre pour propager le doute, et rendre la question décidable. J’étais, c’est vrai, sous le coup des invectives de M. Suhamy (lisibles par chacun sur mon blog, souvent très drôles mais qui manifestaient surtout beaucoup d’arrogance). Circonstance aggravante à mes yeux venant du camp stratfordien, dans la page qui m’opposait en août 2015 dans Le Monde à Michael Edwards, ce distingué académicien et professeur au Collège de France n’a fait que tourner la question en dérision ; preuve d’humour britannique, m’écrit Laroque ? Indice surtout du profond mépris où cette caste nous tient, ou refus d’un vieux monsieur qui refuse de discuter avec un blanc-bec.
Vous relevez encore, Dominique, que « ce sont la langue, la poésie et les idées de Dante, Pétrarque, Boccace, l’Arioste, Machiavel, l’Arétin, le Tasse, Ronsard, Castiglione, Montaigne et Bruno qui ont engendré le cygne de l’Avon », et que Tassinari néglige les autres sources, anglaises, où puise cette œuvre. Non, Tassinari (qui a en effet l’oreille transalpine) n’écrit pas un livre sur les « sources », il ne fait que mettre l’accent sur un aspect gênant pour la thèse officielle : qui donc a appris à « Shakespeare » tant d’italien ? (Puisque ses biographes ne lui prêtent généralement pas une connaissance courante de cette langue, ni de cette culture). « Le plagiat était monnaie courante à l’époque » : bien sûr, et nous ne disons pas autre chose, mais expliquez-nous comment les textes-sources avérés de quelques pièces, tirées de l’italien, n’étaient pas traduits de cette langue au moment où « Shakespeare » les portait sur la scène ? C’est le cas notamment, selon Tassinari, du Marchand de Venise démarqué de Il Pecorone de Giovanni Fiorentino, ou de Othello et Mesure pour mesure empruntés aux nouvelles des Ecatommiti de Cinzio, demeurées dans leur langue d’origine. Que faites-vous de cette objection ? N’apporte-t-elle rien au débat ?
« Daniel Bougnoux l’affirme lui aussi sans rire, la langue shakespearienne n’est pas une langue vernaculaire, mais une parole venue du dehors » : en effet, je ne ris pas et je l’ai dit au colloque « Haine de Shakespeare » en Sorbonne début décembre, où vous m’avez fait l’honneur de m’inviter, je ne veux pas des rieurs de mon côté. Je suis excédé par ces demi-savants qui pouffent, qui gloussent devant les arguments auxquels ils ne savent que répondre, leur gaîté contrefaite ne sera jamais, pour moi, une raison – mais je sais aussi que les confortables communautés de rieurs sont les plus difficiles à aborder, je les fuis. Votre objection pourtant m’étonne, la langue de Shakespeare n’avait rien de standard pour ses premiers auditeurs, c’est un idiome à l’état naissant ou renaissant, Laroque ne le précise-t-il pas lui-même en tête de son Dictionnaire amoureux (pages 15-16), « la langue de Shakespeare était difficile à comprendre pour ses contemporains » ? Avant de m’assommer, mettez-vous d’accord !
« Le philosophe croit-il sincèrement à cette hypothèse Florio qu’il qualifie de révolution copernicienne ? Pas sûr. Opportunisme ? Peut-être ». Que voilà une belle façon, Dominique, de saluer mon effort, j’ai donc soutenu cette hypothèse pour rallier le courant dominant de la doxa, le mainstream où, c’est bien connu, je me vautre. Au risque de vous décevoir, je dois donc le redire ici, hélas je suis sincère – et je conçois mal qu’on écrive un livre entier pour mentir, ou faire le malin. Mais l’hypothèse m’effraie par son aspect en effet révolutionnaire, ou disons renversant. J’aborde cette frayeur aux dernières pages de mon essai, qui vais-je convaincre, ne vais-je pas passer pour fou ?
Je vous accorde, je le dis partout, que je ne suis ni angliciste, ni du tout « shakespearologue », je suis venu à cette question par la lecture fortuite d’un livre, qui a touché en moi une mentalité ou une curiosité médiologique, et au fond une évidence logique : quelles sont les conditions du « génie », de l’imagination ou de la création ? (Autant de mots-écrans qui demandent une sérieuse réflexion.) D’où souffle l’esprit, quelles sont ses conditions matérielles ou minimales de production ? Dans le cas Shakespeare, le dénivelé entre les connaissances prêtées à l’homme de Stratford et son œuvre m’a paru insurmontable. Il ne s’agit pas d’être « snob » (refuser à un fils de gantier du génie), mais matérialiste : une pareille œuvre est-elle concevable sans quelques conditions (nécessaires toujours, jamais suffisantes bien sûr !) telles qu’une vaste bibliothèque, passionnément acquise et consultée, la fréqnentation de la Cour et des grands, la connaissance des langues et d’abord de l’italien, une intime fréquentation de Montaigne (je lui consacre un chapitre dans mon livre, en référence justement au théâtre), une connaissance non moins intime des religions et de l’Ecriture sainte, etc. Quelle était la religion de Shakespeare ? N’est-il pas intéressant de penser que John Florio doit à un père juif puis marrane, frère franciscain ensuite converti au protestantisme, persécuté par les papistes, d’avoir à ce point irrigué de références religieuses les textes que nous lisons ? Pourquoi tant d’italien, mais aussi tant de Bible dans cette œuvre qui en est pétrie ?
Sur tout ceci, les « stratfordiens » me semblent sous-estimer gravement les conditions d’acquisition de la culture dominée, brassée, incrustée dans les textes signés « Shakespeare » : a-t-il grapillé ce savoir encyclopédique par imprégnation, en fréquentant les docks ou la Mermaid Tavern ? Risible conception ! Si Shakespeare donne à ce point du fil à retordre aux scholars, interprètes et traducteurs de tout poil depuis si longtemps, ne fut-il pas lui-même de toute nécessité un super-scholar, un lettré qui travaillait avec acharnement ses textes, comme Florio a travaillé sa traduction de Montaigne ?
Au lieu de se joindre au chœur de nos détracteurs, Jean-Michel Déprats ferait mieux de prendre au sérieux un éventuel judaïsme de Shakespeare, pas seulement dans Le Marchand de Venise ; il n’aurait pas commis la bévue de traduire (Lear, II, 1) « eater of broken meats » par « bâfreur de rogatons », faute de repérer l’allusion au rite qui interdit aux Juifs la consommation d’animaux aux os rompus. Mais puisque Déprats ne comprend pas ce passage, comment explique-t-il que Shakespeare en ait eu, lui, pleinement connaissance dans son île et au début du XVII° ? L’hypothèse-Florio, ici encore, n’a-t-elle rien à nous apprendre ?
Je n’adresse pas cette mise au point aux bons esprits qui m’objectent depuis le début que « peu importe qui est l’auteur, si nous pouvons du moins lire ses pièces… ». Je prétends que la connaissance biographique enrichit notre perception des textes, et je veux me souvenir aussi, au rebours d’une pédagogie textualiste qui dominait mes études dans les années soixante, que les textes ne proviennent pas que des textes – mais d’une vie plus ou moins pleine qui les a nourris, et que l’œuvre a nourrie et modifiée en retour. Je ne vois rien de cette richesse dans la vie si terne de l’homme à la brouette de Stratford – alors qu’elle éclate dans celles des Florio, père et fils. Pourquoi avoir, pendant si longtemps, refusé d’examiner cette piste ? Pourquoi vouer à la moquerie, ou à l’enfer des médias ou des bibliothèques, ceux qui (enfin) lui consacrent un livre ?
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