Cher Monsieur Suhamy,
Je vous réponds décidément bien tard et vous prendrez cela pour une reculade devant votre salve d’artillerie, que dis-je votre tir de barrage ! mais j’étais occupé ailleurs, en vélo d’abord puis avec et au sujet de François Jullien, une petite semaine aux Treilles (la Fondation Schlumberger dans le Haut-Var), puis enfin à Paris où j’ai eu la chance de rencontrer pour la première fois Lamberto Tassinari, qui y faisait escale avant de regagner Montréal : il a enregistré au passage une émission de France culture avec Antoine Perraud, « Tire ta langue » (elle passera le dimanche 29 prochain), et le même jour le projet d’éditer en français son livre semble avoir abouti.
Permettez donc aux gogos ou aux charlatans (aux Faurisson !) que nous sommes à vos yeux de vous soumettre quelques observations.
D’abord et si la « critique biographique » ne vous intéresse pas, le débat avec vous n’a pas lieu d’être ; je comprends parfaitement qu’un critique se barricade dans le texte, rien que le texte, sans chercher du tout à savoir d’où « tombe » celui-ci (du ciel ? D’une existence vide ?). J’ai moi-même manié dans quelques études ce « rasoir d’Occam », assez commode car l’autre voie est épineuse et soulève quantité d’objections trop connues pour que je vous les rappelle. Mais vous ne vous en tenez pas à ce partage méthodologique, vous affirmez que le William officiel est bien le grand Will, nihil obstat, les controverses n’ont aucune raison d’être, d’ailleurs elles s’essouflent et ne présentent plus à la flamme que des « brindilles pourries ». Vraiment ?
La piste Tassinari me semble autrement valeureuse, car elle tente le saut périlleux, ou pose la question majeure (la question que le lecteur ou le metteur en scène standard sans doute néglige, mais que les « critiques » que nous sommes ne peuvent que ruminer) : comment passe-t-on de cette vie à cette œuvre ?
J’ai moi-même été, depuis une vingtaine d’années, réveillé de ce sommeil dogmatique par mes recherches sur Aragon d’abord, puis ou parallèlement par les enquêtes médiologiques : d’où vient l’esprit, ou ce qu’on appelle le génie ? Est-ce opération des elfes ou des anges ?
Entendons-nous bien car il ne s’agit pas d’être ou de ne pas être né à Stratford, et c’est vous sur ce point qui noyez le poisson. Mon coup de foudre pour Tassinari, qui rencontrait en moi un vieux soupçon touchant la paternité de Shakespeare, provient de cette évidence médiologique (ou aragonienne) : pour penser (écrire, rêver, imaginer), il faut du matériel, au premier rang duquel une bibliothèque, des voyages, et dans le cas de W.S. une connaissance de la cour, et des langues. C’est le fond du problème à mes yeux : comment écrire ces trente-six pièces (plus pas mal de poèmes) sans quelques conditions nécessaires, élémentaires ? Quels sont, d’où viennent les ingrédients de ce que nous lisons ?
La critique de Tassinari ne fait pas l’impasse sur la lecture, au contraire : Lamberto a une trop belle idée du texte pour le traiter à la légère, hors-sol ou « out of the blue ». Et je lui donne pleinement raison, je ne veux pas sur ce point céder à l’idéalisme.
Mais vous enjambez superbement cette objection princeps ou de départ, en amalgamant entre eux les antistratfordiens : ont-ils dit la même chose ? Usé des mêmes méthodes, des mêmes outils ? La pauvre Delia Bacon agitant sa pelle devant la sépulture (avant de renoncer à « marcher sur les os ») a-t-elle la moindre accointance, en matière de recherche ou de critique intellectuelle, avec l’admirable, la méticuleuse enquête de Tassinari ?
Je pèse mes mots, « le Tassinari » (comme vous l’écrivez curieusement) respecte à mes yeux toutes les exigences de la thèse académique, il avance prudemment, question par question qui font autant de chapitres de son gros livre (400 pages) : la lexicographie, l’Ecriture sainte, la musique, l’Italie et l’exil, les liens avec Montaigne, avec Giordano Bruno, les dates de publication en anglais des livres italiens dont « William Shakespeare » s’est inspiré, etc. Vous ne l’avez pas lu dites-vous, vous n’êtes pas curieux de le lire et vous balayez ce fatras d’un revers de manche ? Et c’est vous l’académique, et Tassinari le zozo allumé ?
Cher Monsieur Suhamy, je poursuis avec vous (comme je le ferai avec d’autres) cette controverse parce que aimant comme vous « Shakespeare », je crois sincèrement qu’un problème se pose : les objections à ce que Shakespeare soit Shakespeare (belle tautologie, et après ?) ne sont pas que des « loufoqueries tellement idiotes »… « Il n’existe aucune preuve du contraire » ? A défaut de preuves, il existe beaucoup d’indices, si l’on met bout à bout les objections ou les observations formulées sous les plumes respectables de Mark Twain, de Dickens, de Freud, de Borgès… Et aujourd’hui de Tassinari.
Je vous accorde que l’auteur de Fictions se fourvoie quand il définit par l’understatement le génie de la langue anglaise (on s’égare toujours avec ce mot de génie). Mais quel extraordinaire faisceau d’indices convergent sur Florio (dont vous-même reconnaissez les mérites, extraordinairement sous-estimés) ! Mon blog n’a pas mentionné, car je n’avais lu alors que la première édition du livre, ce que la seconde (2013) ajoute, concernant les deux testaments – les deux wills, ou Will… Car comparer le testament officiel et connu de « William Shakespeare », d’une rare platitude (sans parler de livres, il n’a même pas d’étagère ni de bibliothèque à léguer à sa femme et ses deux filles) avec celui autrement tendre, soucieux d’humanité et spirituel à tous les sens du mot, de John Florio, ne risque pas de conforter votre thèse.
Encore un mot : vous vous inquiétez du « succès effarant de ces livres », et désirez en protéger notre intelligentsia. Je vous rassure : le livre de Tassinari, quoique édité d’abord en italien, n’a eu auprès de ses compatriotes (auxquels il annonçait pourtant une nouvelle flatteuse) aucun succès, pas le moindre débat ni recension dans la presse. Idem pour l’édition en langue anglaise à compte d’auteur et dont Lamberto a payé de sa poche la traduction, résultat des ventes en quatre ans : 325 exemplaires ! Ce scandale d’un livre aussi exceptionnel, et si vite enterré, m’a donné l’envie de monter au créneau…
Je ne vous ai répondu que dans les grandes lignes et je ne suis qu’un amateur, nullement spécialiste ; nous parlerons plus tard de vos arguments touchant la topographie des villes italiennes et la marée, ou encore l’histoire des mots, sur lesquels Lamberto peut-être fera lui-même une mise au point (car il discute aussi ces questions dans son livre, que vous ne lirez pas).
Restons-en là pour aujourd’hui, M. Suhamy, ou plutôt, comme on scandait en 68, « poursuivons le – combat » !
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