Représenter la Shoah ?

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J’inaugure ici, à l’intention des agrégatifs de philosophie qui planchent cette année sur la question de cours « La Représentation », une petite série d’extraits en forme de fiches de mon ouvrage La Crise de la représentation (republié, augmenté et révisé en collection de poche, La Découverte 2019). Je mets ainsi à ta portée, toi qui aurais pu être mon camarade d’études et qui remâches à ton tour l’amère potasse du programme, quelques rudiments touchant cette fourmillante autant qu’évanouissante notion, bien digne d’occuper quelques mois ton esprit.

Par quel bout saisir la fuyante représentation ? Je viens d’enregistrer avec Antoine Spire un volet de son émission télévisée « Tambour battant » qui lui est justement consacrée (elle sera diffusée au début de juillet prochain), et j’ai relu pour cela mon ouvrage : pédagogiquement, et par égard pour un public plus vaste, pourquoi ne pas repartir de mon chapitre IX, « Traversées de la terreur », où la faculté de représenter se heurte à l’impensable réalité de la Shoah ?

Le dilemme du témoignage

 La Shoah est-elle représentable ? Comment la raconter, la peindre, la filmer, en transmettre l’expérience ? Dans L’Univers concentrationnaire (éditions de Minuit), David Rousset prévenait dès 1946 son lecteur : « [Les déportés] ont cheminé dans le fantastique décor de toutes les dignités ruinées. Ils sont séparés des autres par une expérience impossible à transmettre ». C’est Primo Levi qui aura peut-être, mieux que d’autres, formulé la difficulté qu’éprouvent les rescapés à simplement porter témoignage : non seulement leur mémoire est écrasée par l’évidence que, quoi qu’ils disent, on ne les croira pas, que personne ne pourra entendreça, car il faudrait, au-delà des mots, l’avoir vécu, mais une insidieuse culpabilité s’attache à leur survie : « Je le répète, nous, les survivants, nous ne sommes pas les vrais témoins. […] Nous sommes ceux qui, grâce à la prévarication, l’habileté ou la chance, n’ont pas touché le fond. Ceux qui l’ont fait, qui ont vu la Gorgone, ne sont pas revenus pour raconter, ou sont devenus muets, mais ce sont eux, ces “musulmans”, ces engloutis, les témoins intégraux » (Les Naufragés et les rescapésQuarante ans après Auschwitz, Gallimard 1989, p. 82).

La perte de la dignité humaine semble plus forte encore chez les femmes, et il arrive, à leur retour, qu’on les soupçonne d’avoir survécu en échange de services sexuels – argument du sulfureux film de Liliana Cavani, Portier de nuit (1974). D’une façon générale, le récit des rescapés gêne, ou n’intéresse pas. Le manuscrit de Si c’est un homme fut d’abord refusé à Primo Levi en 1947 par Einaudi, et ce livre dut attendre 1956 pour démarrer vraiment. Le double bind du survivant touchant le témoignage est extrême : ne rien dire, c’est collaborer avec ses bourreaux ; raconter c’est édulcorer, inscrire l’indicible dans le fil rassurant de l’Histoire.

Primo Levi

Les images des camps, qui circulent abondamment dès l’été 1945, souffrent d’être reproduites sans principe : les légendes manquent ou demeurent fantaisistes, le choc émotionnel est préféré à la documentation, et ce choix d’horrifier va nourrir paradoxalement le délire négationniste qui incriminera ces imprécisions,comme l’explique très bien Clément Chéroux dans le catalogue de l’exposition Mémoire des camps (Marval 2001, voir en particulier son article « Du bon usage des images »).

Plus l’image est terrible et moins on se soucie par elle d’expliquer ou de documenter ; on préfère créer un archétype, un concentré d’abomination, mais on retarde ainsi le travail de la mémoire et de l’Histoire, et le pathos court-circuite la connaissance. De même, dans Nuit et brouillard (1956), le commentaire de Jean Cayrol ne mentionne pas le mot « Juif », et le rôle de Vichy est carrément occulté ; lyrique ou symbolique, le film-phare d’Alain Resnais ne sert pas vraiment l’intelligence de l’extermination. L’isolement des témoins devient radical. Il neige sur le trauma, comme on voit dans le film de Claude Lanzmann la végétation et la neige recouvrir doucement les sites de la mort industrielle.

Renchérir sur la négation ?

 Indicible, impensable, irreprésentable… Ces mots accolés à la Shoah aiguisent notre problème, mais ils donnent aussi des arguments à la paresse. Répéter, après Adorno, que l’on ne saurait écrire de poèmes après Auschwitz, revient à renchérir à bon compte sur le silence et l’effondrement escomptés par les nazis. Quelle étrange victoire serait la leur si les camps n’étaient d’aucune manière objets de « représentation » ? La question n’est pas d’interdire celle-ci – au nom de quel indicible ? – mais de trier entre les images disponibles et les choix des uns et des autres. Car, comme l’a fortement souligné Pierre Vidal-Naquet dans sa préface au livre de Geneviève Decrop, Des Camps au génocide, la politique de l’impensable (Presses universitaires de Grenoble 1995, p. 7), « [le génocide] a été pensé, c’est donc qu’il était pensable». La polémique vigoureusement alimentée par Claude Lanzmann, sa condamnation sans ambages du film de Steven Spielberg La Liste de Schindler (1993), l’accusation d’iconoclasme portée ensuite contre lui par Jorge Semprun mettent son film Shoah (1985) au centre de nos questions et y apportent plusieurs réponses.

Claude Lanzmann

« L’Holocauste est unique en ceci qu’il édifie autour de lui, en un cercle de flammes, la limite à ne pas franchir parce qu’un certain absolu d’horreur est intransmissible ; prétendre le faire, c’est se rendre coupable de la transgression la plus grave. La fiction est une transgression, je pense profondément qu’il y a un interdit de la représentation. […] Pour témoigner, est-ce que l’on invente une forme nouvelle ou est-ce qu’on reconstruit ? Je pense avoir fait une forme nouvelle. Spielberg a choisi de reconstruire. Or reconstruire, c’est, d’une certaine façon, fabriquer des archives. Et si j’avais trouvé un film existant – un film secret parce que c’était strictement interdit – tourné par un SS et montrant comment 3 000 Juifs, hommes, femmes, enfants, mouraient ensemble, asphyxiés dans une chambre à gaz du crématoire 2 d’Auschwitz, si j’avais trouvé cela, non seulement je ne l’aurais pas montré, mais je l’aurais détruit. Je ne suis pas capable de dire pourquoi. Ça va de soi » (article de Claude Lanzmann, « Holocauste, la représentation impossible », Le Monde du 3 mars 1994).

Cette déclaration retentissante de l’auteur de Shoah démarque nettement son regard d’autres façons d’entendre l’Histoire ou le témoignage. Premièrement et pour aller au plus évident, le « document » improbable mentionné par lui ne pourrait être que le fait des bourreaux, et Lanzmann refuse absolument d’endosser leur regard. Mais il prend également position contre une reconstitution du type proposé par Spielberg, donca fortioricontre les films qui, de Kapo à Holocauste, ont fictionnalisé la Shoah. Opposé à la reconstitution, Lanzmann entend nous faire toucher, au présent des témoignages et par les rescapés de cette Histoire, le peu qui reste. Shoah constitue moins, à cet égard, une « représentation » qu’un film entièrement tourné au présent de l’énonciation (des témoins), donc un film qui interroge chaque spectateur sur son propre degré de présence (ou d’absence) à l’événement majeur du siècle, un événement qui demeure aussi un repoussoir absolu (pour les regards, pour la mémoire). La scène infigurable du « combat de la mort », où les agonisants mouraient dans le noir en grimpant les uns sur les autres, fait l’objet d’un récit, celui de Filip Müller qui survécut aux équipes des Sonderkommandos, et qui décrit devant la caméra de Lanzmann l’aspect des victimes à l’ouverture de la chambre à gaz.Shoahsubstitue ainsi, au nom de l’éthique de la représentation, le document à la fiction et le récit à l’image.

Avec quelles images ?

 La question de l’image semble en effet cruciale : traumatisante, elle risque de couper la parole, ou de peser sur notre faculté critique d’idéation. Le fascisme s’est par ailleurs fondé sur d’obscures ressources de fascination ; à la sortie du film d’Alain Resnais, Nuit et brouillard, Jean Dutourd déjà s’inquiétait d’une possible contagion : montrer un pareil film allait-il « donner des idées » ? Dans les images les plus dénonciatrices peut toujours se glisser le virus de la propagande.

Par ses déclarations, Lanzmann se démarque de deux autres positions également présentes dans les représentations de la Shoah : il ne veut pasexpliquer– effet boomerang d’une certaine bonne volonté pédagogique (« Face à la Shoah, il y a une obscénité du projet de comprendre. Ne pas comprendre a été ma loi d’airain », écrit-il dans Le Monde du 12 juin 1997). Lui se contentera donc de montrer ; mais il se détourne résolument d’une problématique de la preuve, on ne discute pas avec les négationnistes.

Le point crucial autour duquel tourne l’esthétique paradoxale de son entreprise est de savoir comment montrer, ou faire toucher du doigt l’énormité de la disparition appelée « Shoah ». Au cœur d’un siècle voué à l’essor inouï des technologies de l’enregistrement, le génocide aura laissé si peu d’images ! La photo et le cinéma, si prolixes sur d’autres sujets, y touchent à peine : l’extermination des Juifs s’est accompagnée d’une extermination de l’extermination, ce que les psychanalystes, après Lacan, nomment la forclusion (cet effacement qui ne se contente pas de refouler, mais qui abolit tout indice ou effet secondaire de sa propre dynamique).

Les nazis ont méticuleusement effacé les traces de la « solution finale », ils ont voulu rendre impossible le témoignage des survivants. L’espace des camps était lui-même une zone interdite de récits et d’images ou, plus précisément : le lieu d’une négation planifiée et organisée de la représentation pour chaque conscience, celles des nazis comme de leurs victimes. Du côté des bourreaux, l’extermination faisait l’objet de constants euphémismes, et d’un véritable meurtre de la parole ; si beaucoup d’Allemands savaient, peu « réalisaient » ce que représentait vraiment la solution finale. Chez les victimes, un grand nombre seront morts sans doute quelques heures à peine après être débarqués du train, sans avoir pris la mesure de ce qui les attendait à Treblinka ou Birkenau. Pour ceux dont on peut dire qu’ils habitèrent Auschwitz et les camps de la mort, les terribles conditions de survie anéantissaient en grande partie leurs capacités de représentation. Le propre de la terreur, nous le savons, est d’interdire l’idéation : le monde cesse d’être double, sémiotique ou médiatisé, la souffrance et la faim enferment l’individu au plus près de son corps, dans une vie de réactions plus que de projets, d’obsessions plus que de réflexions ou de jeu – le « musulman » désignant l’individu à son stade hébété, enchaîné à la broyeuse concentrationnaire.

Gravure d’Isaac Celnikier

La Shoah souffre d’un déficit extrême, constitutif, de visibilité et d’intelligibilité. Contrairement à l’art du IIIe Reich, marqué par une emphase de la représentation, une surexposition de la force ou une plénitude, bien attestées dans le film tourné en 1934 par Leni Riefenstahl, Le Triomphe de la volonté – ces images du Reich cherchent à envahir le spectateur comme le Reich se prépare par elles à envahir l’Europe –, le monde des camps occupe dans cet univers le pôle de l’anti- ou de la non-représentation. Face à l’Aryen arc-bouté sur ses icônes conquérantes, le Juif n’a aucune positivité, il incarne le parasite venu de l’extérieur corrompre cette plénitude, l’apatride critique et dégénéré, le rongeur;celui, commente Jean-Luc Nancy en des pages éclairantes, qui déstabilise le Reich, saigné par lui de sa présence (voir « La représentation interdite », L’Art et la mémoire des camps, représenter, exterminer, colloque de la Maison d’Izieu édité sous la direction de Jean-Luc Nancy, Seuil, coll. « Le genre humain », Paris, 2001).

Dans la guerre d’extermination que l’Aryen fait au Juif, les images de la force, de la présence et du propre qui inondent littéralement la conscience de soi du Reich ont pour corollaire ou pendant une face sombre et une iconographie négative, connotée par la corruption, la souillure ou la moisissure des caves. Refoulé dans les camps et vers la solution finale, le monde juif non seulement n’accède pas à la représentation, mais tout est fait, entre les wagons à bestiaux et la chambre à gaz, pour anéantir en chacun l’étincelle de l’idéation ou la réassurance que l’être humain puise normalement dans la conscience de soi. « Hier ist kein warum » : le mot terrible recueilli par Primo Levi dans Si c’est un homme(Robert Laffont 2002, p. 29) résume l’interdiction qui frappe à mort la représentation, la négation de la pensée. (« Et justement, poussé par la soif, j’avise un beau glaçon sur l’appui extérieur d’une fenêtre. J’ouvre, et je n’ai pas plus tôt détaché le glaçon, qu’un grand et gros gaillard qui faisait les cent pas dehors vient vers moi et me l’arrache brutalement. “Warum”, dis-je dans mon allemand hésitant. “Hier ist kein warum” (ici il n’y a pas de pourquoi), me répond-il en me repoussant rudement à l’intérieur ».)

Tout sursaut de conscience devient, dans ce contexte, un facteur de survie : la capacité de rêver – « Derrière les paupières à peine closes, les rêves jaillissent avec violence (ibid. page 79)–, le maintien d’une croyance, politique ou religieuse, pourvoyeuse d’espérance et principe d’appel en direction d’un futur, ou encore la sauvegarde, fût-elle embryonnaire, d’un espace de jeu.

Écoutons sur ce point Ariane Mnouchkine : « Je pense à cette femme juive qui dirigeait un théâtre dans le ghetto de Vilnö. Oui, un théâtre. / Prenant sur sa ration de pain de chaque jour, elle pétrissait et modelait de petites poupées de mie. Et tous les soirs cette femme affamée animait ces apparitions nourrissantes, faisant entrer ses acteurs de pain sur son théâtre minuscule, devant des dizaines de spectateurs affamés comme elle et comme elle promis au massacre. Tous les soirs, jusqu’à la fin. / Il faut garder la trace de cette femme comme une plaie inguérissable. Il le faut, car, si nous oublions le petit théâtre de pain du ghetto de Vilnö, nous perdons le théâtre » (préface au livre Le Théâtre en France, sous la direction de Jacqueline de Jomaron, Armand Colin 1992).

On a beaucoup critiqué le filmLa Vie est belle(1997) de Roberto Benigni sans dire assez qu’en montrant les camps à travers ce qui y manquait le plus, le faire semblant, le théâtre et le jeu, ce film burlesque et pour certains inconvenant pointait précisément l’un des ressorts de la survie, là où le réel écrase toute représentation.

Montrer ou faire toucher quand même

 Face aux icônes du Reich millénaire que l’on peut déclarer kitsch, comment donc illustrer ou représenter la Shoah ? Le récit, le film, le monument, l’image demeurent un devoir face aux nazis qui ont dynamité en 1945 les crématoires, les chambres à gaz et tenté d’effacer toute archive ; désespérer de la représentation, exclure la solution finale du monde de la parole et de l’image au nom d’on ne sait quelle vision sacrée, mystique ou défaitiste, revient à faire leur jeu. Mais sous quelle forme raconter et montrer quand même ? À l’heure où Disney s’implante un peu partout dans le monde, verra-t-on surgir un mémorial de l’Holocauste comme un autre parc à thème ? Le danger semble bien réel aux États-Unis, tentés de s’approprier la mémoire des camps en l’adaptant. Comment ne pas esthétiser l’horreur ? Comment, au cœur du voir, ne pas décourager mais au contraire nourrir le désir de savoir ? Comment, par le truchement d’images par définition toujours « pleines », faire toucher la disparition et l’absence ? Comment filmer à partir de rien et figurer l’anéantissement ? Comment montrer à la fois les faitsetla résistance infinie qu’ils opposent à nos consciences et à nos catégories de pensée ? Comment suggérer l’immense béance ouverte dans l’espace européen et dans la civilisation ? Comment marquer l’avant et l’après de toute image, de tout récit, film ou poème, le point de non-retour, la césure ou le trou impossible à refermer que la Shoah aura creusé dans le siècle ?

S’il est vrai que la représentation, comme nous le vérifions à chaque chapitre de cet ouvrage, apporte ouverture et respiration, on aurait tort face à la Shoah d’y renoncer, mais toutes nos questions – du reportage, du témoignage, de la mémoire et d’une éthique de l’image et de l’imagination – s’en trouvent aiguisées ; la Shoah ne met pas la représentation en crise, mais plutôt au défi.

« J’ai toujours dit que les images d’archives sont des images sans imagination. Elles pétrifient la pensée et tuent toute puissance d’évocation », m’a déclaré Claude Lanzmann dans un entretien public, voir Communiquer/transmettre, colloque de Cerisy de juin 2000, reproduit dans Les Cahiers de médiologie nº 11, Gallimard, p. 274). Quelques œuvres en revanche, sur le plan éthique, donnent fortement à penser – parce que ce sont des œuvres justement, pas seulement des reportages ou des travaux d’histoire, et que l’on ne transmet bien que par des œuvres. Jochen Gerz, dans le Monument contre le fascisme, élevé dans une commune proche de Hambourg, puis le Monument contre le racisme, à Sarrebruck, a explicitement travaillé sur le paradoxe de figurer l’absence, ou la disparition. À Hambourg, une colonne de douze mètres de hauteur, recouverte de feuilles de plomb, s’enfonce lentement dans le sol à la vitesse de 200 cm par an ; à partir de son inauguration en 1986, les six années de son existence visible ont donc permis aux habitants de signer cette colonne, ou d’y porter des inscriptions à l’aide de stylets mis à leur disposition – mais aussi d’y décharger nuitamment une volée de chevrotines. L’agression et les dissonances d’une mémoire active se sont ainsi enregistrées au même titre que les témoignages de sympathie sur cette page aujourd’hui enfouie, et dont ne subsiste que la section carrée, comme une dalle incrustée dans le sol ; le trajet du monument épouse celui de la ou des mémoires, que ne saurait résumer aucune figuration univoque construite en plein air.

Parlement de la Sarre

À Sarrebruck, sur l’allée qui mène au château, ancien QG de la Gestapo reconverti aujourd’hui en siège du Parlement de la Sarre, Gerz aidé d’étudiants des Beaux-Arts a prélevé 2146 pavés sur les 8 000 de cette voie, pour graver sur chacun le nom d’un des cimetières juifs qui existaient sur le territoire de l’Allemagne en 1939, avant de le remettre en place, inscription tournée vers la terre. Rien ne signale donc l’opération, sinon une plaque qui, de « place du Château », a pris officiellement le nom de « place du Monument-Invisible » – et un registre énumérant les 2 146 noms des cimetières. Gerz ne cherche pas à reconstituer les shtetls détruits, il se contente de montrer l’absence, le retour à la terre ; ce mémorial dressé à l’oubli, si un tel oxymore est possible, s’accorde étrangement à l’attitude de ceux qui disent n’avoir rien vu, rien senti, n’avoir pas été « au courant ». Plutôt que d’encombrer l’espace avec unmonument, prothèse de mémoire toujours prétentieuse, ceux-ci montrent ou effectuent comme en direct l’enfouissement de la Shoah, désormais « cryptée » dans l’âme ou le sous-sol allemands. Invisible autant qu’elle l’était quand l’extermination tournait à plein régime, parmi tous ceux qui vivaient eyes wide shut– pour citer le titre bienvenu du dernier film de Stanley Kubrick.

Shoah de même, le film de Lanzmann, voudrait cerner le réel en son point d’horreur, mais il montre surtout notre résistance infinie à l’information, et comment l’entropie comme le paysage reprennent leurs droits et gagnent sur la mémoire. Ces œuvres ne manient pas des images pleines, qui pourraient basculer dans l’horreur ou le kitsch, mais des représentations au sens critique du terme, des vues obliques et fragmentées qui suggèrent comment la vue se détourne ou défaille, et le peu qui demeure sous le regard et dans la parole de ceux que nous voyons et entendons à l’écran – et qui, eux, ontvu.

Rendre l’absence palpable… Ce pourrait être encore, sur la Bebel Platz de Berlin adossée au Staatsoper, ce trou d’où jaillit, visible seulement la nuit, une vive lumière. Approchez-vous de la dalle de verre encastrée dans le sol, une cave se découvre, d’un blanc éblouissant, aux murs habillés de rayonnages blancs, tous également vides. « Au milieu de cette place, dit une plaque de métal, des étudiants nazis ont brûlé le 10 mai 1933 les livres de centaines d’écrivains, journalistes, philosophes et savants libres » ; et sur une autre plaque, cette citation : « Ce n’est qu’un prologue. Là où l’on brûle des livres, on finit par brûler aussi des hommes » (Heinrich Heine, 1820). Cette œuvre de Micha Ullman, installée en 1994, déçoit ironiquement notre désir de voir mais nous fait toucher, « haptiquement », ce qui manque.

« Les morts ne dorment pas Ils n’ont que cette pierre / Impuissante à graver la foule de leurs noms / Le souvenir du crime est la seule prière / Passant que nous te demandons ! » On lit ce quatrain, signé Aragon, sur une plaque du « quartier français » du mémorial de Mauthausen, où chaque pierre exprime en effet une lutte entre l’oubli et les forces de la symbolisation ou de la mémoire. Qui aura raison pour finir, du poète ou de Kundera, quand ce dernier écrit : « Tout sera oublié et rien ne sera réparé. Le rôle de la réparation (et par la vengeance et par le pardon) sera tenu par l’oubli. Personne ne réparera les torts commis, mais tous les torts seront oubliés» ? (La Plaisanterie, Gallimard coll. « Folio », Paris 1987, quatrième de couverture)

Une réponse à “Représenter la Shoah ?”

  1. Avatar de M
    M

    Merci Daniel pour ce billet d’éternité où tout est dit sans dire.
    Dans le dernier commentaire du précédent billet, les derniers mots en anagramme de fin tissu vêtue, avaient un goût de « Pentecôte ».
    Et voici que vos mots, telles des langues de feu, descendent sur la société libre des gens, faite pour l’école!
    Se souvenir oui, aidés par les cailloux semés sur le long et loin chemin de l’Histoire et de la vie.
    Quelle vie? Le sujet individuel « cubiste » peut-il vraiment répondre?
    Serait-il bien inspiré, ce « je » de nous parler des romans de M.Kundera et des problèmes de la communication? Rendre épique le rapport que vous savez est une chose…Le vivre en est une autre! La vie est un roman et, paraît-il, ailleurs…Trêve de plaisanterie, dirait l’autre et vive la tarentelle du retour!
    Un petit pont de bois, une brindille en cet océan…
    J’ai décidé d’y croire!
    Vous avez dit « haptique »?

    M

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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