J’ai déjà protesté sur ce blog contre quelques tentatives « d’adapter » les classiques à la scène, dans l’espoir de séduire les jeunes générations pour lesquelles Racine, et a fortiori Shakespeare, parlent une langue définitivement étrangère. J’ai critiqué en particulier une interprétation détestable d’Isabelle Lafon montant à la MC2 de Grenoble un spectacle « d’après Bérénice », cette courte formule signalant le plus souvent une entreprise de dégradation à fuir absolument. Mais, à notre surprise ce soir-là, des enseignants nombreux dans la salle applaudirent chaleureusement, comme si cette lacération de Racine était le moyen bienvenu de mettre enfin ses alexandrins à la portée de nos étudiants.
Cette épineuse question de l’adaptation d’autre part est dominée pour moi par l’adage (tiré de Charles S. Peirce) selon lequel tout signe ou œuvre sémiotique se trouvent pris dans une chaîne d’interprétations, à laquelle on ne peut assigner de terme : un poème (par exemple d’Aragon) peut engendrer une merveilleuse chanson (comme les trente-et-une des deux disques de Jean Ferrat), ou un ballet (Le Fou d’Elsa), un film, un ouvrage critique, une conférence, etc. Aucune œuvre d’art, aussi parfaite soit-elle, ne constitue un terminus ad quem, mais plutôt une invitation à poursuivre, une relance, une généreuse émulation. Toute œuvre autrement dit demeure par définition inachevée, en attente de reprise ou de transposition (comme Valéry en eut vivement l’intuition) ; et c’est particulièrement évident des œuvres « allographiques », celles qui, comme un plan d’architecte, une partition de musique ou un livret de théâtre, attendent ou sollicitent d’être exécutées par un autre – avec tous les risques qui s’entendent dans ce mot d’exécution.
En matière d’adaptation, je n’aurai donc pas de position tranchée ni de principe ; je n’ajouterai pas mes cris à ceux qui, au sortir de l’Odéon-théâtre de l’Europe l’autre soir, protestaient qu’on y assassinait Shakespeare. Pour eux en d’autres termes, il existerait dans la Culture des textes sacrés, ou monumentaux, qui auraient reçu une fois pour toutes une interprétation canonique qu’on ne saurait que répéter, ou rejouer à la lettre. Malgré toute mon amoureuse admiration pour une pièce comme Hamlet, je crois que les textes sont faits pour évoluer, qu’ils vivent de nos successives interprétations, toute la question étant avec celles-ci de distinguer les bonnes des mauvaises, celles qui enrichissent (ou renouvellent, ou décapent, ou déconstruisent finement) le texte, et celles qui l’appauvrissent, le dégradent, irrémédiablement le défigurent… Délicate alternative, comment trier ?
Car certains metteurs en scène exagèrent, que de défigurations grotesques ! Venus trop tard (ils n’ont pas créé l’œuvre), ils s’en emparent rageusement (jalousement ?) pour la tordre, la défaire, y mettre à tout prix leur marque – comme on voit des épiciers signer leur nom aux pierres des pyramides. Mes amis me rapportent ainsi avoir vu à Bayreuth, temple de l’idolâtrie wagnérienne mais aussi de sa contestation, un Tristan et Isolde joué dans le décor de la ligne 11 du métro parisien, Isolde embarquait à Chatelet, buvait le philtre à République et mourait à Mairie-des-Lilas… Façon de recontextualiser l’histoire, ainsi remise au goût du jour ou à portée du pékin moyen ?
J’ai dû voir dans ma vie une bonne douzaine d’Hamlet, dont celui d‘un Bob Wilson seul en scène, où le génial interprète se dressait sur un lit (celui, « fétide », des accouplements de Gertrude et Claudius ?) que la scénographie transformait progressivement en pierre tombale, caveau du père, ou d’Ophélie, ou du « pauvre Yorrick », l’acte V s’ouvrant comme on sait sur le cimetière, que toute l’action de cette pièce nourrit, ou rétribue… Mais nous avons surtout, en mars 1977, accompagné à Grenoble la création d’Hamlet par Mesguich, sa cocasse, savante et très rusée mise en scène d’une traduction assez fantasque de son compère Michel Vittoz qui, à l’ouverture du numéro 3 de notre revue Silex, entièrement consacré à Hamlet, provoqua un mémorable affrontement entre Daniel et mes collègues Blattès et Derville, du département d’anglais de l’Université Stendhal. Je me rangeais moi-même du côté de Mesguich qui, en citant d’abondance Derrida, Duras, Cixous ou Lacan (dont quelques phrases farcissaient la neuve traduction), se faisait fort de « déconstruire » Hamlet, de retaper en quelque sorte cette vieille bête de somme pour un nouveau et rafraîchissant tour de piste…
Je m’étais moi-même, accompagnant cette création, fendu d’un article plutôt dense, « Répéter Hamlet », que j’ai repris plus tard en tête de mon ouvrage Le Fantôme de la psychanalyse, critique de l’archéologie freudienne (PUM 1991), où j’insistais surtout sur les effets de miroir, de dédoublement ou d’inquiétante étrangeté dont regorge ce texte fertile, véritable terre promise de l’interprétation psychanalytique… Tout ceci, aujourd’hui histoire ancienne, alimenta un cours de fac, puis un débat en Avignon, nous ne plaisantions pas Daniel et moi avec la déconstruction, chose à nos yeux sérieuse et digne d’applications… Mais l’histoire a tourné sur ses gonds, ou ses talons de verre, et je me demande devant l’actuelle traduction, ou faut-il dire adaptation, du chef d’œuvre par excellence de la scène théâtrale par Christiane Jatahy (dont le nom sur le programme figure à la même taille que celui de l’auteur) ce que sa mise en scène lui ajoute, ou retire ?
La metteuse en scène a allégé le texte, résolument dépouillé de ses longueurs, ou de personnages encombrants (Laertes et Horatio ont disparu, Polonius existe à peine) ; une représentation du texte original dure quatre heures, ici un peu plus de deux heures. Il semble donc inexact d’écrire comme pour nous rassurer, en tête du programme, que « 85% du texte est celui de Shakespeare » : 85% de ce qu’il en reste ! Mais ne chicanons pas : l’abréviation est l’âme de l’esprit, et chacun sait qu’il faut généralement, pour bien jouer notre auteur, retrancher dans son texte… Le coup d’audace, certains diront de génie, est évidemment d’avoir fait d’Hamlet – une femme ! Ce qui ne manque pas d’appuis dans la psychologie de ce Prince de l’ombre, « fragilité ton nom est femme », etc. Et, corollairement, d’avoir arraché Ophélie au cliché de la jeune fille soumise, chlorotique puis rapidement folle. Ici on entend au contraire dans sa bouche, comme dans celle d’Hamlet, des propos d’un féminisme bien balancé : et il faut saluer l’interprétation par Clotilde Hesme de cet Hamlet trans-genre, énergique et fragile, perspicace, émouvant par sa solitude et la connaissance qu’il a, d’avance, de toute l’histoire : comment faire pour qu’elle ne se répète pas ?
Je n’ai rien retrouvé, sur cette scène, de mon « Répéter Hamlet » ni les fantômes de tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont disséqué après Freud le texte et les gestes du Prince. L’intérêt de Christiane Jatahy semble ailleurs : vers la figuration du spectre, et plus largement d’une conscience intérieure ou rêveuse ici développée dans le mariage (réussi) du cinéma ou des écrans de gaze, espaces du rêve, avec les corps réels en mouvement sur la scène.
Mais je donne la parole à mon ami Jean-François Rabain, qui a écrit sur cette mise en scène un commentaire plein de finesse, et d’équilibre entre les parties : « Le son, également, fait de langues différentes et de mélodies variées, ouvre vers un ailleurs déstabilisant, entre réel et imaginaire, entre réalité et fiction. On peut reconnaitre Sinead O’Connor, Prince, Nina Simone, Stealers Wheel, David Bowie, Gilbert Bécaud, Michel Legrand, Amalia Rodriguez, Mozart et Juliette Greco. Les éclairages et les vidéos découpent et organisent des images très réussies, notamment au premier acte, avec l’apparition du spectre du roi Hamlet et une scène de rave-partie, lors du remariage de la reine Gertrud avec Claudius, où l’on se retrouve presque à danser avec les comédiens. (…) Une grande idée traverse cet Hamlet revisité, cet Hamlet verbessern, cet Hamlet amélioré. Pour faire barrage au système patriarcal, à la violence qui conduit à la guerre et à la mort, une femme peut changer le cours des choses. Le doute qui envahit Hamlet et qui l’empêche d’entrer dans le cycle des vengeances, d’écouter le fantôme de son père assassiné lui ordonnant de tuer Claudius, ce doute est devenu, pour lui, pour elle et pour nous, un doute salvateur. Il n’est plus l’expression d’une pusillanimité, d’une procrastination ou d’une lâcheté particulière, ce doute peut et veut changer le monde. Hamlet-devenu-femme propose donc une relecture de la pièce ».
Cet Hamlet est assurément relu, mais est-il devenu pour autant plus lisible ? Les musiques, les effets d’éclairages comblent les jeunes auditeurs, mais suivent-ils ou comprennent-ils une intrigue particulièrement embrouillée ? Saisissent-ils l’arrivée des comédiens et le stratagème du théâtre dans le théâtre, pour « piéger la conscience du Roi », dispositif crucial mais ici presque escamoté ? La fameuse « closet scene », où Hamlet frôle le matricide envers Gertrude (Servane Ducorps), ici remplacée par une pulsion de boustifaille, mais aussi tout l’acte V, dont l’action est évacuée au profit d’un simple récit…, ne servent pas l’intelligence de l’action, dont le fil s’évanouit ou se perd. On voit en revanche notre Hamlet féminin, dans sa cuisine, battre les œufs d’une omelette, on ne fait pas d’Hamlet sans casser des œufs ?
Revisité s’écrit sur les cartes des restaurants, et Madame Jatahy aura beaucoup cassé dans sa cuisine pour nous servir cette pièce, mais qui s’en soucie ? Les applaudissements ne manquèrent pas aux sept comédiens du plateau, et ma voisine que j’interrogeais, élégante jeune femme qui me dit travailler comme consultante, se déclara enchantée de cette belle soirée : non elle ne connaissait pas la pièce, oui tout cela lui parut intéressant, et « bien joué » – j’aurais aimé prolonger une discussion qui s’arrêta aux marches du parvis, que demander du théâtre, qu’attendre de plus ?
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