On donnait hier soir lundi au Méliès le film culte de David Lynch, Mulholland Drive, pour ouvrir un cycle de la Société Alpine de Philosophie intitulé « Images et imaginaire ». La salle (300 places) était comble, essentiellement peuplée de jeunes gens qui n’avaient aucune connaissance de l’œuvre, ni d’ailleurs de la filmographie de Lynch ; pour ma part, je revoyais ce film visionné à sa sortie en 2001, et dont je gardais quelques images précises, quasi hypnotiques, mais noyées dans un scenario des plus confus, irracontable. Ma petite fille Mathilde, seize ans, m’accompagnait ; très férue de cinéma et assidue au Méliès, elle promet de développer une belle carrière de cinéphile.
Ce film nous oppose une grande difficulté d’interprétation, et c’est sans doute la première raison de son succès : il fait parler, chercher des clés et entre spectateurs se contredire (comme ce fut le cas l’an dernier pour Anatomie d’une chute, dont chacun était invité à reconstituer le scénario, laissé délibérément ouvert, offert à notre sagacité). Je songeais à ce sujet à certaines maximes de Lacan, délibérément opaques mais promises du même coup à une grande circulation : la clarté n’est pas toujours un gage de bonne communication, la devinette, l’énigme ou une obscurité bien dosée peuvent élargir de beaucoup la circulation d’un message.
Je me rappelais toutefois ceci, que je glissais à l’oreille de Mathilde au début de la séance : tu dois garder en tête qu’une partie du film nous plonge dans le rêve de son héroïne, ou que ce que nous voyons ne lui arrive pas, mais correspond à ce qu’elle imagine, ou voudrait vivre. À partir de quoi la question devient de savoir où placer la coupure entre le rêve et la réalité, une coupure que David Lynch prend grand soin de brouiller, ou d’estomper, pour mieux nous mener en bateau.
Le charme (très réel) de ce film est donc de mettre en scène, ou en abyme, cette dynamique du cinéma qui est de nous faire croire aux images ; qu’est-ce qu’un film en effet sinon une projection au cours de laquelle nous glissons en position de rêveurs, ou de dormeurs, bien calés dans un état modifié de conscience, crédules, livrés à toutes les superstitions ? Avec Mulholland Drive inversement, le spectateur est invité à comprendre à quels moments cela bifurque, ou déraille, et à réemboîter correctement les divers scenarii disponibles : le film brouille ou met à plat ce qui exige une hiérarchisation, une distinction entre le cinéma que Betty (qui s’appelle aussi Diane) échafaude dans sa tête, et le film que nous tentons de suivre. Et dans lequel une clé bleue, ou une boîte vide, désignent ironiquement peut-être notre effort de déchiffrement, de reconstruction.
Ironie semble la marque première de cette esthétique de la fausse piste, ou du labyrinthe qui nous entraîne ici : à quelles séquences accorder, ou refuser, notre croyance, avec quels yeux regarder ? Le premier regard de Betty, extatique, naïvement ouvert à une réalité trop belle (le rêve hollywoodien) pour être longtemps crédible ne sera pas le nôtre, les premiers pas de l’héroïne dans ce monde enchanté sont trop kitsch, trop convenus (comme, à l’ouverture de Truman Show, les rencontres de Truman avec ses concitoyens) – mais comment tracer la frontière, où est la veille et où le rêve ? Vaste question, ici brillamment poussée et documentée. Dans ce monde du cinéma ainsi mis en scène, les corps s’échangent ou se prêtent à divers personnages, qui supplantent les acteurs, avec quels effets de persuasion, ou d’émotion ?
Une des scènes fortes du film nous montre Betty jouant deux fois le même texte, avec Rita qui lui sert de coach puis, « pour de bon » si l’on ose dire, lors d’une séance de casting avec un partenaire rompu aux jeux de la séduction, avec lequel pour le coup elle s’éclate, ou crève l’écran. Magnifique moment de questionnement sur la vérité portée par cet écran : Betty a bien joué, et à la faveur de ce jeu exprimé des sentiments troublants, tout un vertige indéniable du corps ou de la conscience qui nous embarque comme elle-même s’est laissée envahir, dans un indécidable nœud de mauvaise foi ou de mentir-vrai… De simulacre et d’intensité affective : le jeu n’est donc pas l’opposé du réel, ou de la sincérité, il les seconde, les révèle parfois…
Si nous admettons, comme la présentatrice Isabelle l’a proposé et comme je le crois moi-même, qu’il faut pour suivre a minima ce film admettre que les deux tiers de son action correspondent aux rêves et/ou aux fantasmes de Betty, en gros toute la portion comprise entre le zoom avant sur l’oreiller jusqu’aux coups frappés sur la porte de la chambre 17 (taudis nauséabond bien différent de la première chambre offerte par sa tante et ouverte par « Coco »), le jeu proposé au spectateur consiste à relever, dans la partie onirique, les affleurements du réel (ou les défaillances et lapsus de l’imaginaire), les étayages aussi qui permettent à la conscience (ou à l’inconscient) de naviguer d’un monde à l’autre (le prénom brodé sur le corsage de la serveuse, le visage hideux qui surgit à l’angle du mur, ou toute la séquence du cabaret Silencio, où le bonimenteur nous rappelle que tout ici est d’avance enregistré, et se joue en play-back… Ce film autrement dit ne cesse, dans un même mouvement ou tourniquet ironique, de montrer-démonter sous nos yeux l’illusion, en prenant appui notamment (petit bénéfice cinéphilique) sur des références à quelques chefs d’œuvres nés de Hollywood, Sunset Boulevard ou Vertigo en particulier.
La citation cachée, le cliché, le « déjà enregistré » font ainsi partie du jeu, et de la démonstration qui exalte ici les pouvoirs de l’image et du film, ses ressources d’hypnose consentie, de trahisons et d’enchantement. C’est pourquoi je n’insisterais pas, pour ma part, sur les pilotis psychanalytiques qu’on peut y relever, et qui fourmillent sans doute ; mais comme dit plaisamment Nabokov, on est prié de tenir à l’écart la délégation viennoise, et si celle-ci persévérait, qu’elle sache qu’on a déposé ici à son intention quelques pièges cruels ! Ce film autrement dit me semble, dans son ironie générale, assez post-freudien, en se jouant des clés de confection désormais triviale qu’on voudrait lui appliquer. Au nom même du plaisir cinéphilique, il se joue ou se passe aussi de nos explications, et j’abrège donc ici mon propos, bien conscient qu’on pourrait tirer de Mulholland Drive un gros livre, et quantité de cinéclubs pour faire vivre ce film-puzzle, que chacun demandera forcément à revoir.
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