Ma petit-fille Elisa doit présenter la semaine prochaine les concours d’entrée dans les IEP de province, et elle se prépare à disserter sur deux sujets inscrits au programme, l’idée de révolution, et l’idée de secret. Sur la première, je lui propose de lire cet article que j’avais publié voici quinze ans dans une revue de Rhône-Alpes trop vitre disparue, intitulée 4810, et consacrée justement à « Révolutions ».
David, Le Serment du Jeu de paume
Si l’on devait composer un dictionnaire des grands mots grisants et magnétisants, Révolution y ferait une entrée de choix – entre Rêve, qui lui donne ses premières lettres, et par exemple Rien.
« Rien », écrit Louis XVI dans son agenda à la page du 14 juillet 1789. Cette royale bévue fit sourire des générations d’écoliers ; elle n’en pose pas moins une question profonde. Qui décide du caractère révolutionnaire de telle journée, ou plus précisément : autour de quelle date le 14 juillet est-il devenu, connu de tous, le jour sacré où s’inaugure un cours nouveau pour notre nation ? Comment se déclare en rigueur un pareil commencement, pourquoi cette date et pas une autre au seuil de ce qui fut peut-être la seule révolution de notre Histoire ? Au demeurant, les révolutions se laissent-elles clairement énumérer, émergent-elles du flot des événements avec un tranchant indiscutable ? Ou sont-elles aussi malaisées à distinguer et compter que les chauves-souris sur une planche de Rorschach ?
« Il faut rêver », disait (paraît-il) Lénine, et cette injonction laisse elle-même quelque peu rêveur quant aux bases et aux suites de la Révolution d’octobre, l’autre grande rupture historique qui prit la forme de l’astre rouge vers lequel se tournèrent – et qui tourna – tant de têtes au cours du siècle vingt. Car les révolutions qui commencent par le rêve et marchent à l’idéal, ou à un héroïsme exalté, ont peu d’égard pour le principe de réalité. Face aux sempiternels faiseurs de compromis, la révolution brille du feu de la radicalité, et de la totalité : là où le réformiste, frère ennemi du révolutionnaire, pense et œuvre dans le détail, étape par étape, à petits pas, le révolutionnaire veut tout, par le chemin le plus court. Réformer est un verbe transitif, faire la révolution n’a pas d’objet s’il est vrai, selon le mot du psychanalyste, que « rien n’est tout ». Les assemblées de Jacobins, de Bolcheviques ou de Gardes rouges débordaient d’incantations lyriques pour mieux hâter ces « lendemains qui chantent » ; leur impatience enthousiaste opposait aux faits les déclamations de l’amour et de la haine, on y préférait le chant aux paroles et les paroles aux écrits, ou dans l’ordre des écrits les pamphlets et les dazibaos à l’examen froidement raisonné d’une situation historique. Cet emportement primaire a quelque chose d’irrésistible ; comment demeurer insensible à des choristes, jeunes par définition, qui vocifèrent à pleins poumons Du passé faisons table rase…?
Cette injonction méconnaît pourtant les conditions élémentaires de la transmission, ainsi qu’une certaine inertie propre au vivre-ensemble ou au nouage du nous social, que nous aimerions éclairer de quelques concepts et d’exemples débattus ailleurs. Car la table sociale ne saurait être rase et nos relations actuelles, ici et maintenant, exigent un monde virtuel, elles se nourrissent d’un compost ou de tout un humus humain déposé par les générations passées, et la transcendance symbolique des morts ; en privilégiant une nouveauté radicale, le mot d’ordre révolutionnaire contredit les bases de notre condition anthropologique. Les Révolutionnaires, dès 89, eurent vivement conscience qu’on ne détruit bien que ce qu’on remplace, si l’on en juge par leur frénésie d’emprunts symboliques aux Romains et aux Athéniens, comme pour se réclamer d’une autorité plus haute et majestueuse que la royauté des Bourbons ; l’obsession de la filiation, de la transmission et du retour aux origines hante la geste révolutionnaire.
Demandons-nous, à partir de ces rappels, si le terme de révolution ne gagnerait pas à être réservé au domaine de nos relations techniques, qu’on distinguera soigneusement de nos engagements pragmatiques. Les premières relient le sujet à l’objet : relation descendante, manipulatrice et, en droit sinon en fait, transparente – le sujet maîtrise et connaît ses objets. Les relations du deuxième type, bien différentes, nouent les sujets aux sujets : relation davantage horizontale, et opaque à ses partenaires, donc moins manipulable (il faut moins faire que faire avec), et surtout relation tâtonnante et toujours à reprendre, car saturée d’affects et de secrets. Les amours succèdent aux amours et les deuils aux deuils sans progrès décelables au fil des générations, sans sauts qualitatifs décisifs dans nos façons de traiter ces passions lourdes. La jalousie, l’envie et les luttes autour des pouvoirs suscitent depuis la nuit des temps des scénarios dignes de Shakespeare ; en bref, l’histoire des hommes entre eux bégaye, ou patine lamentablement ; l’histoire des objets et de nos outils techniques en revanche montre de brillantes percées, et une progression jalonnée de points de non-retour.
Victor Hugo
L’idée d’innover ou de faire radicalement est née de la sphère technique, et son importation dans le domaine politique, affectif ou social relève d’une démesure ou d’une illusion typiquement technocratique – empiètement abusif du monde technique sur une sphère pragmatique foncièrement « d’un autre ordre », comme aurait dit Pascal. Cette distinction, que nous croyons cruciale, permet-elle pour autant de se mettre d’accord sur la liste des sauts techniques qui firent notre anthropogenèse ? Citerons-nous comme indiscutablement « révolutionnaire » l’invention de l’écriture, ou du collier d’épaule pour atteler le cheval, ou de l’imprimerie, de la photographie, du chemin de fer, de l’électricité, de la bicyclette, de l’ordinateur, etc, etc. ? Petites causes techniques, grands effets civilisateurs : toutes eurent d’importantes conséquences sociétales ou pragmatiques, donc symboliques. Elles ont affecté en profondeur nos façons de voir, de savoir, de voyager (donc de percevoir l’espace et le temps), de désirer, de nous souvenir, en bref de penser. Il est incontestable, par exemple, que la philosophie des Lumières exigeait comme sa précondition l’invention de l’imprimerie, ou que la diffusion de la bicyclette ne fut pas étrangère à l’essor du féminisme en donnant aux femmes plus de mobilité (comme Proust le remarque avec perspicacité dans À l’ombre des jeunes filles en fleur) ; ou encore qu’on assiste de tous côtés aujourd’hui à l’émergence d’une civilisation et d’un homme numériques, distincts sur bien des points de l’homme gutenbergien issu depuis le XVe siècle de l’extension et la consolidation progressives d’une « graphosphère » en voie d’extinction. Trois remarques suggèrent cependant de suspendre ou de tempérer, sur chacun de ces cas, la qualification de révolutionnaire.
Hegel
On connaît mal les voies et les moyens par lesquels un nouvel outil bouleverse une « superstructure » symbolique, culturelle ou sociale. Le cas de l’imprimerie, particulièrement documenté par les études d’Elizabeth Eisenstein ou de Roger Chartier, montre que cette innovation n’a pas les mêmes effets selon différentes cultures : le déterminisme technique n’agit donc ni mécaniquement, ni ponctuellement ; on peut faire remonter les transformations de la lecture et des traitements du texte fort en amont de Gutenberg, à l’invention du codex par exemple, ou à la pratique médiévale de la lecture silencieuse. Quant à l’imprimerie elle-même, soit stricto sensu l’invention du caractère mobile, elle supposait pour « prendre » quelques autres facteurs, notamment l’invention et la disposition préalables de grandes quantités de papier, mais aussi la demande d’un lectorat. Il est donc malaisé de baptiser « révolutionnaire » telle innovation en l’isolant de tout le milieu socio-technique qui autorise son développement. La condition technique est nécessaire, mais jamais suffisante ; on ne dira pas que l’outil A entraîne le phénomène culturel B, mais plutôt que sans A (l’écriture, l’imprimerie ou les technologies informatiques), on n’a aucune chance de développer B : une « raison graphique », une philosophie des Lumières ou l’individualisme post-moderne – pour ne mentionner qu’en passant de considérables exemples.
La relation technique, autrement dit, n’est jamais pure, elle se donne enchâssée dans des usages ou routines pragmatiques qui la pilotent, et décident de son essor foudroyant ou de son pitoyable échec. Nos outils sont portés par une culture plus vaste, avec laquelle l’innovation ponctuelle doit entrer en résonance ou se montrer compatible ; ils ont besoin d’être adoptés, voire, comme le souligne Bruno Latour dans une étude consacrée à l’échec du projet de métro « Aramis » lancé par la R.A.T.P., d’être aimés. On exprimerait la même idée en remarquant que si le temps de l’innovation technique est toujours bondissant et jeune, celui des usages pragmatiques est nécessairement vieux ou visqueux. Ceux-ci freineront donc celle-là, et c’est ainsi qu’on voit régulièrement démentis les effets d’annonce vantant telle mirobolante transplantation ou implémentation technique – informatisation d’un service dans une entreprise, injection massive d’ordinateurs dans les lycées et collèges, rationalisation drastique d’une chaîne de production ou transfert technologique d’un hôpital moderne dans un pays du Sud, pour ne prendre ici encore que quelques exemples. Qu’arrive-t-il à ces machines ou à ces services ainsi parachutés ou livrés « clés en main » ? Les prévisions des experts, toujours à l’aise pour calculer les paramètres strictement techniques (rarement observables comme tels), achoppent régulièrement sur les forces de frottements et l’inertie imputables aux paramètres pragmatiques, également baptisés « facteur humain ».
Ceci conduit, troisièmement, à nuancer l’idée mélancoliquement développée par le diacre Frollo dans un chapitre entier de Notre-Dame de Paris, « Ceci tuera cela » – longue méditation sur le remplacement de l’Église, comme monument et peut-être à terme comme institution, par le livre imprimé, et du pape par le papier. Médiologue visionnaire, Victor Hugo corrèle vigoureusement l’innovation technique aux crises symboliques, culturelles ou sociales qu’elle précipite : dans le cas de l’imprimerie, rien de moins que le schisme protestant, qui ensanglante l’Europe et bouleverse sa géo-politique dès le siècle suivant.
Or, ce schéma trop simple de la substitution se trouve aujourd’hui relayé par la vantardise publicitaire qui voudrait nous vendre comme également « révolutionnaires » la dernière mousse à raser, tel four micro-onde ou la Citroën dévalant la muraille de Chine. Cette rhétorique politico-marchande fut elle-même doublée par le discours emphatique des avant-gardes artistiques qui nous ont seriné au cours du vingtième siècle, à coups de manifestes et de transgressions présentées comme autant de points de non-retour, qu’elles avaient tout changé et que rien ne serait plus désormais comme avant. Les artistes promoteurs de cette « tradition du nouveau », particulièrement déplacée dans le champ de l’expérience et du jugement esthétiques, se réclament du modèle fascinant de la révolution politique ; ils ignorent du même coup, assez ironiquement, à quel point eux-mêmes obéissent par là aux injonctions de la performance technique qui remplace constamment ses outils, autant qu’aux diktats de la mode, de l’information et de la rotation accélérée des marchandises, quatre domaines où l’impératif de substitution règne en effet en maître. Ce schème ne peut donc satisfaire l’observation médiologique, qui lui préférera dans ses études de cas les modèles de l’hybridation, du métissage voire de l’effet-jogging : « ceci » ne tue jamais simplement ni entièrement « cela », le technique compose avec le pragmatique comme le nouveau s’arrange avec l’ancien, ou le recycle dans des usages marginaux, ludiques ou esthétiques. On ne sert plus de foin ni de seaux d’eau dans les stations-service mais le sport équestre survit sur d’autres chemins, en marge des routes ouvertes aux automobiles ; et les conducteurs qui ne marchent plus en semaine se mettent à courir le dimanche…
Tenons-nous avec ces remarques un discours sur le peu de révolution ? Il est certain que ce mot trop chargé de passions demande à être dégrossi, et soupesé dans ses usages. Selon quel grain, ou quelle grammaire, observons-nous les changements qualifiés de révolutionnaires ? On a le choix de mots plus neutres ou moins exaltants, évolution, tournant, crise, bouleversement, mutation, transformation… Nous avons proposé de circonscrire l’emploi de notre vocable à la sphère des relations scientifiques et techniques, ou d’indiscutables tournants radicaux s’observent ; technique désigne en effet ce qui s’ajoute à mon corps sous forme d’apprentissages, d’outils ou de logiques pour effectuer des performances qui ne sont ni naturelles, ni donc universelles dans l’espace et dans le temps. Que le bipède sans plume articule sa parole est commun à toute l’espèce, ce n’est donc pas une technique ; qu’il développe une écriture en revanche distingue diverses sociétés, et diverses époques. Ces innovations techniques sont donc autant de marqueurs historiques, au point que la mémoire de chacun y prend ses appuis : telle voiture, c’était le mariage de mes parents, ou bien le microsillon 45 tours sur le petit Teppaz, toute mon adolescence ! Nous appelons technique au fond ce qui, dans notre environnement, ne peut pas ne pas évoluer – en général dans le sens d’un progrès, plus rapide ou plus confortable, plus ergonomique, moins cher… « La » technique s’avère consubstantielle à notre expérience du temps, et à l’Histoire.
Rue Gay-Lussac, 10 mai 1968
Dans les domaines pragmatiques en revanche, et notamment dans l’histoire politique, des secousses annonciatrices du Grand soir sont vite rattrapées et inscrites dans une évolution de long terme qui tend à lisser et banaliser les grands événements bruyants. Le soixante-huitard qui dépavait un soir de mai la rue Gay-Lussac était probablement persuadé, voyant monter sa barricade, qu’il « faisait la révolution » quand il hâtait le passage d’une république gaullienne corsetée d’archaïsmes aux régimes plus libéraux de Pompidou et de Giscard. « Rien de nouveau sous le soleil » ou « Plus ça change et plus c’est la même chose » : ces maximes désabusées expriment au premier chef l’inertie ou la longévité de nos relations pragmatiques ; et dans le domaine politique, ce constat que nos révolutions ne renversent qu’un pouvoir de surface, dont la disparition dénude et fait monter en ligne un pouvoir sous-jacent que le précédent nous cachait. En faisant « table rase » des ordres féodaux de l’Ancien Régime, la bourgeoisie a rendu explicites et bien visibles les servitudes du pouvoir économique et de l’argent – mais a-t-elle, en remplaçant une hiérarchie par une autre, œuvré à davantage d’égalité entre les hommes ?
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