La très-horrifique mise en scène de Richard III au Théâtre de l’Europe par le fougueux, le facétieux, l’entreprenant Thomas Jolly à la tête de sa Piccola Familia, est un événement. J’y étais ce vendredi, mal placé au deuxième rang d’un balcon d’où je ne découvrais que les deux-tiers de la scène, et pourtant quelle inoubliable soirée ! On en ressort sonné, rincé mais aussi tonifié, rassuré : le Richard III de Lavaudant nous avait ravis, à Grenoble et ailleurs, en 1982 dans l’interprétation d’Ariel Garcia-Valdès, qui y trouva je crois le rôle de sa vie… Lors du récent colloque en Sorbonne « La Haine de Shakespeare » (chroniqué sur ce blog le mois dernier), j’y avais rencontré ce volubile jeune homme et lui avais parlé de l’inoubliable spectacle de son prédécesseur (doublé d’un autre, La Rose et la hache du même Lavaudant et qui annonçait il me semble le sien). « 1982 ? L’année de ma naissance ! ». Il y a donc pour jouer Shakespeare de la relève ; après tous ceux que nous avons à des titres divers tant aimés, Mnouchkine, Lavaudant, Mesguich, Chéreau…, voici Thomas Jolly qui insuffle à l’une des pièces les plus noires (et les plus jouissives) du répertoire son génie juvénile, sa roborative énergie.
Car il faut pour montrer le monstre un sacré courage, je veux dire : il ne faut pas y aller de main morte (même si celle de Richard, rabougrie, pend au bout de son bras !), il faut s’y coller, surjouer, en mettre plein la vue (et les oreilles). Dans la belle traduction de Jean-Michel Déprats (déjà utilisée par Lavaudant), quelle chance, quelles ressources de jeu donne ce texte aux acteurs ! La pièce démarre très fort, avec la séduction de Lady Anne par le pied-bot sur le catafalque même du roi Henry VI, son beau-père qu’on porte en terre après que le nabot l’a fait assassiner avec le fils de celui-ci Edouard, son propre mari… Or cette scène outrageusement cynique digne de Sade, ou des pires dévergondages libertins, n’est que le début d’un spectacle de quatre heures où l’horreur, l’excès mais aussi une bouffonnerie irrésistible iront croissant : on se demande, sur ce grand escalier du crime où Richard gesticule et s’élance de ses jambes torses, jusqu’où il montera – or il continue de monter, ou de s’enfoncer : la scène de son élection par le peuple, fourberie drôle, est d’un machiavélisme consommé ; celle qui la suit aussitôt, de l’ivresse d’une couronne enfin conquise, bascule dans une orgie de sons, un déchaînement punk, un festin carnavalesque où la bestialité, « I am a dog, a toad, a hedgehog », le chien, le crapeau, le hérisson se disputent le même corps.
Thomas Jolly dans le rôle-titre
Il faut en effet montrer, à même le corps de Richard à quel point celui-ci nous met (selon le mot célèbre de Hamlet appliqué au temps) « out of joint » ; ce personnage désarticulé, dévergondé ou mal jointoyé comme il s’en plaint à sa mère détestée non seulement relève d’un théâtre de foire par sa difformité, mais il incarne par tous ses membres et ses paroles un théâtre de la cruauté qu’on suit avec l’effarement que donneraient le regard et les glissements d’un poulpe contre notre peau : Richard est abject, reptilien, enveloppant mais il souffre aussi, et il désire – quoi ? Une fois la couronne digérée, que peut-il souhaiter ? L’extermination de ses ennemis qui ne font qu’augmenter ? Comme pour Macbeth, l’ascension du tyran est un grand escalier de marches sanglantes d’où il ne peut que rouler. La glissade finale de celui-ci est magnifique, horrible et tordante ; ce gamin vicieux qui réclamait en pleine bataille un cheval, autant dire un jouet d’enfant qu’on voit d’ailleurs gisant sur la scène, se hisse pour finir sur un trône d’où il débaroule comme d’un toboggan. Si les enfants sont parfois des tyrans, les tyrans ne sont que de grands enfants pervers et polymorphes…
On entend dans cette pièce les enfants d’Edouard, et leurs silhouettes sont touchantes ; on y entend les murmures des assassins saisis par la pitié ; et bien sûr l’imprécation des reines, outragées et dépouillées de toutes les façons de leurs fils, de leurs pères ou de leurs maris, et sur cette mer de griefs le rire à la cantonade de Richard. La scène des tableaux de famille, Lancastre, York, fait descendre des cintres les portraits géants des disparus, mais ce moment monumental ne dure pas : toute la mise en scène est conçue pour nous montrer physiquement la disparition et la mort, l’espace fluide de la menace, et d’un universel soupçon, à qui le tour ? Le dispositif scénique à cet égard est d’une magnifique, d’une troublante efficacité : aucun décor stable, géométrique, mais des échafaudages (des échafauds ?) à roulettes et surtout la palpitation insistante de sombres tentures fluides qui, tombant des cintres comme des jupes, ouvrent et rythment sans cesse les apparitions-disparitions des protagonistes, fondus au noir. Cet espace n’est pas celui, solide, de la forteresse-prison d’Elseneur mais d’un océan de chagrin, maelstrom d’enveloppes fluides où chaque péripétie se joue au bord d’un trou noir, d’un engloutissement vorace ; une toile où l’araignée-Richard une à une suce et déguste ses proies.
On n’aura pourtant rien dit du dispositif si l’on omet ses jeux de lumière, inédits, inouïs au théâtre (mais familiers aux scènes des concerts rocks et des boîtes branchées) ; empruntés à Star wars, des épées-lasers fendent et zèbrent l’espace, ferraillent sur le plateau comme pour un duel de titans, des stroboscopes éclatent en direction de la salle et nous crachent la foudre, des quartz explosent ici et là à moins que des pinceaux ne balaient les ors et les velours des corbeilles et des loges, fouillées comme en plein jour. La perquisition, la surveillance sont jouées encore par d’étranges périscopes qui, sans émettre aucune lumière, braquent leurs yeux et leurs oreilles dans diverses directions ; et la bataille finale de Bosworth (où l’on attend tout metteur en scène, comment mettre une bataille sur le plateau ?) ne déçoit pas, bien au contraire : on n’y voit rien sinon de fuligineuses colonnes de fumées rouges et noires, un âcre tourbillon avec en travers ce cadavre trop grand de cheval couché, et dans ses pattes le nabot empêtré, gesticulant furieusement.
Précédant cette bataille que tout annonce perdue pour le monstre, nous aurons eu la scène des spectres venus réclamer vengeance, confortant Richmond, épouvantant Richard. Là non plus, il n’est pas facile de montrer au théâtre la troublante survie des spectres, même si Shakespeare n’en est pas avare, dans Hamlet ou Macbeth ; la virtuose dramaturgie des rideaux qui balaient en permanence l’espace de la scène nous fait passer presque à vue d’un camp dans un autre, de la veillée d’armes au rêve, ou au cauchemar, de ce monde-ci à l’au-delà..
On ne peut mont(r)er ce Richard sans bruit et sans fureur, sans chaos ni tapage, sans excès ni délire de puissance et d’orgueil. Les moyens du pouvoir politique rejoignent ici ceux de la scène, qui passe aujourd’hui par les grandes orgues ou les orgies des stades, des Zénith, des Bercy… Il est donc logique que ce Richard III de Thomas Jolly joue de toutes les fascinations de notre société du spectacle, du rythme, de la techno, donc aussi de l’hypnose, de l’emprise. Dans le cadre merveilleusement désuet du cher vieil Odéon, comment mieux déchaîner la foudre et nous faire pénétrer « aux gorges de l’enfer » ?
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