Je n’ai pu voir que ces jours-ci le dernier film de Woody Allen, les cinémas de mon coin de Drôme provençale ne le programmant pas, et nous étions trop pris par notre déménagement (en cours d’achèvement).
Pourquoi cette quasi-unanimité dans le dénigrement, ou du moins cet accueil passablement tiède des critiques patentés ? Nous étions moins de dix dans la salle du Méliès, hier après-midi à Grenoble, et je ne sais comment les autres auront goûté ce film, que j’ai trouvé pour ma part touchant, et plein de charme.
On aurait aimé que la numérotation coïncide avec un point d’orgue, mais il faut en convenir, ce cinquantième film n’est pas un grand Woody, du niveau de ceux (dix-huit) que j’analyse dans mon livre : l’auteur y recycle ou y fait tourner ses obsessions, il n’opère pas lui-même à quatre-vingt six ans un tournant. Rien de chic et choc, de ces trouvailles qui fouettent les gazettes et émoustillent les fans : comme son personnage Mort Rifkin auquel à l’évidence ici Woody s’identifie, le scénario semble pépère, les péripéties prévisibles – je ne dirais pas, comme plusieurs critiques, éculées… Plus que jamais, l’auteur tourne le dos à notre modernité (comment la définir ?), et se réfugie aux yeux de ses détracteurs dans une confortable rétrospection, ou dans le sentiment, toujours impopulaire auprès de l’intelligentsia, que c’était mieux avant. Effeuillant pour cela sa propre filmographie, ou celle de quelques prestigieux intercesseurs (Welles, Truffaut, Godard, Bergman, Bunuel…) ici pastichés ou reconstitués en de très courts-métrages en noir et blanc, présentés comme autant de rêves faits par Rifkin, qu’excède la vulgarité des films projetés au festival de San Sebastian, auxquels il oppose en imagination le cinéma d’hier, qui nourrit sa culture et l’a aidé à se construire.
Rifkin’s Festival est donc un film sur la cinéphilie, sur la façon dont celle-ci peut nous hanter, et nous soutenir au fil de notre vie : car il y a des images, comme écrit superbement Serge Daney, qui ont « regardé notre enfance » ; et qui l’auront d’une certaine manière gardée en dépit des phraseurs, des enquiquineurs et de divers imposteurs… L’enfant imaginé par Orson Welles et ici rejoué d’un très jeune Kane cramponné à son traîneau ou sa luge, un jour de neige où des hommes en noir viennent l’arracher à sa mère, dit l’essentiel : « Rose bud », le dernier mot du magnat expirant derrière la barricade de son château de Xanadu (« Trespassers will be prosecuted »), et sur lequel spécule l’enquêteur, n’est que le nom de ce jouet d’enfant qui brûle pour finir dans les flammes de ce bûcher des vanités. Son inscription pourtant renvoie au bouton du sein, ou à la première attache des lèvres, un trésor imaginaire qu’aucune des collections accumulées dans l’inquiétant palais ne remplacera, le vorace Kane aura beau devenir riche et puissant son inconscient regrettera toujours une première perte, irréparablement liée à l’amour oral…
Les films que nous aimons, et qui de même hantent Rifkin, cultivent ainsi ou travaillent des fantasmes (comment réussir un ménage à trois, se demande Rifkin à travers l’étincelante citation de Jules et Jim), mais aussi de vieilles peurs ou d’inquiétantes rencontres (comme celle d’une mort finalement plus arrangeante que celle du Septième sceau) par eux apprivoisées. C’est ainsi que la citation faite de L’Ange exterminateur de Bunuel, où des convives au sortir d’un banquet ne peuvent plus quitter la pièce, ou franchir la porte dans l’autre sens, est en prise directe sur une petite phobie vécue et avouée par Woody dans son livre Soit dit en passant : l’impossibilité qu’il ressent parfois d’entrer dans une pièce, sa peur du seuil.
Plus généralement, la question essentielle posée par ce film me semble de savoir comment vieillir, c’est-à-dire consentir à ce que ce monde ne soit plus exactement le nôtre et qu’il passe en des mains, en des entreprises étrangères. « En étrange pays dans mon pays lui-même », écrit Aragon en pleine résistance (1943). La question pour Mort Rifkin est moins de résister, même s’il proteste vigoureusement contre l’imposture incarnée par le jeune réalisateur Philippe (Louis Garrel) qui multiplie les conférences de presse et lui pique sa femme (pétulante Sue, jouée par Gina Gershon), que de savoir s’éclipser dans ses rêves (qui se confondent avec sa culture cinéphilique), et d’élégamment prendre congé.
« The clock is ticking » : avec une indignation mêlée de désarroi, Mort Rifkin sent un sol familier se dérober sous lui. Vient pour lui (pour chacun de nous) un moment où l’évidence frappe que nous ne sommes plus de ce monde, qu’on nous y tolère certes encore un peu mais que le jeu se joue ailleurs, avec d’autres cartes ; ce que Rifkin (délicieux Wallace Shawn) excelle à composer, avec sa bonne bouille d’Américain moyen, introverti et monologuant en chemin, petit de taille, assez laid mais encore engageant, dynamique et pourquoi pas prêt à draguer cette belle jeune femme médecin qu’il consulte abusivement : le portrait d’un septuagénaire sympathique, entreprenant, supérieur à certains égards à ses interlocuteurs mais définitivement has been.
Le diagnostic médical posé par la belle en réponse à son hypocondrie gastrique est que Mort souffre de « reflux ». Concernant son moral, elle ne saurait mieux dire, l’ancien prof vit et se démène comme il peut à contre-courant. Quelles chances a-t-il auprès de la séduisante Jo Rojas (Elena Anaya) ? Très faibles assurément mais il ne veut pas le savoir, aveugle entre eux à l’écart abyssal – car Jo de son côté, malheureuse en ménage, l’écoute et se confie, touchée par ce bonhomme capable de parler de ses sentiments, et de lui faire en retour un peu déballer les siens lors d’un pique-nique improvisé. Rien ne peut arriver entre ces deux-là, le baiser est impensable avec cette calvitie, cet embonpoint et ce nez en pied de marmite mais leur dialogue vaille que vaille prend corps, il fuse entre eux et fait de leur déjeuner sur l’herbe un moment radieux ! Cet enseignant de cinéma par ailleurs engagé dans une psychanalyse est un spécialiste des scénarios, des intrigues, de la confusion des sentiments qui nouent et dénouent les drames à l’écran comme dans la vraie vie ; et il cultive cette école sentimentale de nos chères vieilles toiles, que ne remplaceront jamais les block busters ni les effets spéciaux de l’industrie hollywoodienne.
C’est donc une douce-amère mise en abyme que nous propose ce dernier film, d’un Woody Allen lui-même dépassé par ce nouveau monde où il vit en exil, marginalisé, poussé vers la sortie par une critique étourdie ou chichiteuse. Pour ne rien dire d’une affaire de mœurs qu’on lui a mise sur les épaules afin de mieux ignorer ses films, ou s’en débarrasser.
J’ai tenté, écrivant Génération Woody, de défendre ce grand artiste sur tous les plans, esthétiques, éthiques, juridiques ; mais, en insistant sur ce terme de génération, mon titre suggère aussi que tout cela appartient peut-être au passé et qu’il nous faut, en récapitulant cette si puissante et attachante culture, apprendre à lui dire adieu.
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