Quel bonheur de revenir (hier soir mardi 7 avril) à l’Opéra-Bastille, pour la deuxième représentation de Rusalka de Dvorak, pièce pour moi totalement inconnue. Il restait pas mal de places libres, c’est le moment d’en profiter avant que le bouche-à-oreille ne rende ce spectacle inaccessible.
L’action, au premier et au troisième acte, se déroule au fond de l’eau, dans le royaume des naïades et des ondins, comment figurer cela sur la scène ? A la lecture du livret, on découvre une foule d’indications scéniques et de didascalies que le metteur en scène Robert Carsen a eu le bon goût d’ignorer ; sa scénographie est un chef d’œuvre d’épure et de décisions fortes, qui nous laissent d’inoubliables visions.
Il se trouve que je suis, pour quelques semaines, privé de lunettes à la suite d’une opération de la cataracte, et que je ne pouvais hier soir depuis ma place lire les sur-titres de cet opéra chanté en tchèque. J’en étais donc réduit à imaginer une partie de l’action, en déchiffrant de mon mieux les indications données par le décor. La scène se divise entre haut et bas dans les scènes sous-marines, et entre gauche et droite pour l’acte central du château. Rusalka, jeune sirène, aspire à une vie humaine et à l’amour d’un homme, et elle tend pour cela ses bras vers l’inaccessible surface, à partir d’un bassin entouré de hauts murs, où les vagues frissonnent par mouvements ascendants. Très belle métaphore de l’aspiration, où celle qui va devenir une jeune femme a beaucoup à perdre : une sorcière lui permet en effet de gagner la surface et de rencontrer le Prince, mais au prix du sacrifice de sa voix. Dans ce gynécée sous-marin en revanche, ses compagnes ne souffrent pas d’un tel désir, et s’admirent narcissiquement (« mes cheveux d’or », « mes petits pieds blancs… ») en se contentant de rondes enfantines. Le drame est donc celui d’une héroïne qui, pour son malheur, pressent ou désire un autre monde, comment y accéder, comment s’y réaliser ?
Parvenue à la surface depuis ce monde clos du fond d’où elle déplonge victorieusement (espace du fond bien représenté par le père qui la met plusieurs fois en garde contre les dangers de chercher une vie ailleurs que parmi les poissons), Rusalka fait la rencontre du Prince mais ne peut lui parler. La scénographie a pivoté, et donne à présent à voir deux chambres parfaitement symétriques, apparemment séparées par un miroir ; cette géniale présentation permet de mettre en espace toute la fantasmagorie, et la frustration, de Rusalka qui assiste, depuis l’autre chambre, à la séduction du Prince, son « fiancé », par une femme rivale et loquace. Les deux lits en miroir, l’un pour pleurer, l’autre pour s’aimer, les jeux des robes qu’on enlève lors de la scène du bal qui tourne à la violence, les portes qui s’ouvrent de part et d’autre du faux miroir avec une parfaite symétrie, inondant de clarté ce monde sombre car il fait grand jour au dehors mais pas dans la chambre…, tout ce décor est d’une envoûtante, d’une puissante suggestion. J’ai songé (est-ce une erreur d’interprétation qu’une meilleure lecture des sur-titres corrigerait ?) que Rusalka, drame de l’aspiration, touchait aussi à celui de la frigidité : car tout est froid quoique ondoyant dans le premier monde sous-marin ; en montant vers la chaleur des hommes, l’héroïne veut sortir de l’enfance ou de la condition des poissons pour vivre la passion, à laquelle elle ne peut hélas qu’assister, comme prisonnière de l’aquarium de sa chambre de l’autre côté de l’invisible vitre.
Comment ne pas repenser, quand on a lu Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, à la jeune fille trahie par l’homme qui sous ses yeux, tranquillement, se met à en aimer une autre ? Même scène vue comme à travers la vitre, même résignation apparente de celle qui s’accuse de ne pas savoir aimer. Le troisième acte nous replonge au fond des eaux, mais en y transportant in fine la pièce aux abats-jour et le grand lit, comme pour reconstituer le « salon au fond d’un lac » célébré par Rimbaud. Il arrive que les ombres fassent au mur des gesticulations dramatiques ; il arrive que les ondes noyent la scène dans l’obscurité, d’où surnagent l’appel des cuivres, le phrasé d’une harpe, les voix qui se cherchent… Splendide scénographie d’une passion submergeante, d’un monde voué à demeurer englouti alors qu’on voudrait tant gagner la surface, et vivre normalement au grand jour. Les interprètes, le metteur en scène et la musique qui sonne comme un appel des profondeurs nous livrent une réflexion géniale, par l’image, par le son et le chant, sur les replis de l’inconscient, sur les désirs trahis ou inaboutis, sur l’inaccessible monde des hommes et ces forces obscures qui nous envoient par le fond quand il semble si simple d’habiter parmi eux, au soleil !
Il est rare que l’opéra nous ouvre un tel accès aux mondes intimes du dedans, du dessous ; servie par de merveilleux interprètes, la musique de Dvorak déroule une profondeur glauque, abyssale et étrangement attirante, où l’on ne peut que sombrer. Rusalka ne se contente pas de sa vie sous-marine et veut s’élever, mais quand le Prince lui-même se lasse des jeux de la surface et du jour, leurs désirs vont de nouveau se croiser, et c’est lui qui descend, pour demander à la jeune femme l’étreinte qui le couchera avec elle dans la mort.
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