On donne cet été au château de Grignan Ruy Blas de Victor Hugo, une représentation qui a moins d’éclat sans doute que le mémorable Lorenzaccio mis en scène par Daniel Mesguich, dit et dansé par la compagnie de Marie-Claude Pietragalla avec Julien Desrouault, chroniqué ici même voici deux ans… Il y a néanmoins une magie de ce lieu, où la nuit tombe sur le public que nous formons, concentrés devant la façade pour ne rien perdre de cette intrigue déroulée dans les somptueuses cadences de l’alexandrin.
Hugo ex machina
Toute l’histoire fait penser à une machine hydraulique dont les mouvements procèderaient par poids, leviers et contre-pesées. Pas de poussée ascensionnelle qui ne corresponde à la descente d’une autre pièce. D’où ce principe de Hugo : tout mouvement entraînant son contraire, le haut tend certes à s’effriter, à crouler (mortalité de l’homme et décrépitude de ses œuvres), mais c’est que le bas a tendance à monter. Hugo prophétise l’ascension de l’homme d’en bas, proscrit, misérable ou laquais, car le génie vient d’en bas. La critique théâtrale indignée depuis Hernani en conclura que Monsieur Hugo pense bassement.
Dans cette pièce, il est clair que don César et Ruy Blas forment un couple au sens d’Archimède. S’ils se croisent sur la scène au début de l’action, c’est qu’il faut leur croisement pour que l’intrigue démarre : l’un monte quand l’autre descend. Don César est le double de Ruy Blas, son reflet ou sa figure inversée sur une carte à jouer. D’où la beauté bizarre de l’acte IV, qui se passe tout entier dans l’inaction d’un rêve au-delà du miroir. Acte de la méprise ou du quiproquo, on y prend le revenant pour l’homme, mais parce que celui-ci porte les dépouilles du noble personnage qui a consenti à s’effacer ou descendre, aspiré par la masse d’en bas. Cette hydraulique est une morale : Ruy Blas ou don César, hommes d’en bas, sont grands par le cœur tandis que don Salluste, Grand d’Espagne, savonne la planche sur laquelle il glisse.
Être Empereur !
« Dans Hernani, le soleil de la maison d’Autriche se lève, dans Ruy Blas il se couche. » Le théâtre hugolien est un champ de bataille, entre lever et coucher du soleil un nouvel Austerlitz. Une machine à faire voir le « beau et mélancolique spectacle » de l’Histoire, et peut-être à accoucher celle-ci. Par le théâtre Hugo survole et entre à la fois dans cette Histoire, il distribue sa dynamique en figures exemplaires, il dénombre les forces qu’il jette dans la mêlée. Sa fameuse division ternaire (qui ouvre la préface) des femmes, des penseurs et de la foule sonne comme une revue des troupes avant le feu. Mais entre les grands actes de cette scène, il y a la nuit.
Jouer la nuit
Le soleil se couche sur cette rampe, qui partage mal le jour de la nuit. La scène est pleine de noirceurs. « La cour est un pays où l’on va sans voir clair » (I, 5), un parcours semé d’embûches et de trappes. Mais la petite maison qui flanque le palais est plus obscure encore, gardée par des noirs et des muets ; ce cagibis machiavélique concentre la nuit. Lieu non de l’amour mais du complot et de l’embuscade.
Or l’action conduit à cette crypte du pouvoir, où chacun semble avoir rendez-vous. Le personnage dramatique ne se détache pas dans la lumière, mais gravite autour de ce puits. La dégringolade de don César dans la cheminée ne préfigure-t-elle pas le passage de Jean Valjean par l’égout ? Aspiré, sucé par la nuit, ou la masse. Cette nuit tenace n’est pas extérieure à l’individu, elle l’imprègne, le pétrit comme une toile de Rembrandt – et je me rappelle une mise en scène de Vitez qui jouait sur cette ronde de nuit.
Chacun son rêve
Le soleil s’est couché, les rois sont au tombeau, à la chasse ou à la cantonade. On ne voit sur la scène que des demi-sujets, chacun mû du dehors, chacun filant sa marotte ou son rêve, rivé à la machine.
Un personnage omniscient n’aurait pas sa place ici : il est essentiel que chaque protagoniste ne voit pas ce que la salle devine. Tous oublient une partie de l’histoire et c’est cela qui fait l’Histoire ; la reine oublie sa condition, « Une midinette ! » proteste furieusement la critique, parce que le roi a oublié la reine. Don César oublie son rang ; don Salluste, créateur déchu, manipulateur froid ou cynique lacanien, par dépit et pour se venger de la reine (passion nihiliste) lui fabrique un amant. Théâtre dans le théâtre sans doute, mais surtout prétention inouïe d’un maître au moment de son déclin historique. Sade est passé par là. Un homme en élève un autre et le plume, don Salluste fait de l’élevage de valet. Il en mourra.
Ruy Blas est l’homme écrasé par son vêtement. Cette tunique lui brûle le corps, tout son être la nie, toute son action est de l’arracher. Il y a une erreur de distribution, une maldonne au principe de ce théâtre de la honte. « Sous l’habit d’un valet, les passions d’un roi » (I, 3). Mais cette protestation passionnée oublie le maître du jeu. De tous les personnages, Ruy Blas est le plus rêveur, « je marche vivant dans mon rêve étoilé ». La créature oublie son créateur, se prend au rôle et croit à son pouvoir. L’extraordinaire discours de l’acte III, « Bon appétit, messieurs ! » redouble vertigineusement le théâtre dans le théâtre, le réformateur pense agir sur les Grands par des mots, il croit (illusion typiquement libérale) à la vérité et à la justice dans les affaires de l’Etat, il oublie d’où il parle, pris dans la main d’un maître qui resurgit pour rajuster les fils de la marionnette.
La machine qui a fait monter le valet à ce poste, c’était Salluste avant la reine. Grisé par son ambition amoureuse et parlementaire, l’imposteur qui passe pour César ne voit que la moitié du moteur. De même oublie-t-il (comme Hernani rappelé par le cor) deux billets cachetés à l’acte I, et jusqu’à l’existence de celui dont il a endossé le nom. Le réel se vengera avec le retour de César, et la mèche lente des lettres dynamitera la comédie de l’amour et du pouvoir.
Le lieu vacant du pouvoir
« Le public n’a jamais été meilleur qu’en ce moment (…) jamais moment n’a été plus propice au drame », écrivait Hugo en 1831 dans sa préface à Marion Delorme. Cette époque semble révolue ; il ne suffit pas pour qu’un théâtre marche d’un auteur de génie secondé par de grands acteurs (auxquels chaque postface a soin de rendre hommage). Encore faut-il que les circonstances historiques prêtent leur concours. Ruy Blas supposait la déception née de la monarchie de juillet, la désacralisation de la fonction royale, l’oignon sur le gousset substitué à l’épée.
Aujourd’hui à plus forte raison, le ressort de ce théâtre est cassé, la machine n’est plus sous tension et il est vain de la rebrancher. L’âme du monde ne passe plus par la scène, l’opinion se forme ailleurs que devant ces rampes qui ne font plus barricade. Quelle représentation moderne, quel festival tournerait à l’émeute ? D’où notre tentation presque irrésistible d’ironiser Hugo, de jouer son texte entre guillemets, en soulignant la machine ou le deuxième degré.
Cette interprétation serait paresseuse. À y bien regarder en effet, l’ironie de l’auteur a précédé la nôtre. Quelle pièce mieux que Ruy Blas montre dans le pouvoir un lieu vide et une place à prendre ? Aucun sujet pourtant n’occupera l’espace laissé si ostensiblement vacant. Le pouvoir y paraît dis-loqué, nous en voyons la machine mais aucun particulier, ni le maître cynique, ni le génie ascendant, ni la reine si touchante ne peuvent ici gouverner. Ça sonne creux, donc futur ; le quasi-sujet qu’appelle le pouvoir moderne sera massif, collectif ou pluriel, ou machinique, en aucun cas individuel.
Donnons-lui son nom : ce nouveau et paradoxal sujet que déguisent les catégories ternaires de la préface, c’est bien sûr le peuple. Que ce théâtre doit former. Mais, suggère Hugo, la force de ce peuple (autant que sa forme) demeurent irreprésentables, à tous les sens, politique, esthétique du terme, sinon à la cantonade, réserve de rêve, de futur, de fureur ou de nuit. Le peuple sera donc dans la salle, en aucun cas sur la scène. Celle-ci sonnera vide, scène de la délocalisation du pouvoir ou de sa dislocation, de l’imposture de la maîtrise. En 1838, Hugo mit au cœur (creux) de Ruy Blas cette machine, devenue l’évidence de nos temps post-modernes.
J’écris ce commentaire en marge d’un festival dont le public semblait regarder la pièce à travers Louis de Funès (La Folie des grandeurs) plus qu’avec la mémoire de l’immense entreprise hugolienne ; en marge aussi d’une mise en scène honnête d’Yves Beaunesne (venu du CDN de Poitou-Charentes), pédagogique et bon enfant. On joue trop rarement Hugo pour que nous allions bouder notre plaisir à entendre rouler ses alexandrins – mais on aimerait aussi voir mis en œuvre, au service du génie, un peu plus d’inquiétude, de rêve ou de folie.
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