La COP21 vient donc de s’achever, et même si l’accord obtenu entraîne des réactions confuses, il est certain que cette date marque un tournant dans la prise de conscience et la mise en route d’actions et de précautions à l’échelle mondiale. L’événement philosophique majeur, à mes yeux, c’est que les hommes pour la première fois peut-être de leur histoire décident de prendre collectivement en main ce processus et d’agir sur ce qui leur échappe, ou sur ce que nous subissons séculairement comme un destin et qu’on appelle « le temps qu’il fait ».
Longtemps ce temps a marqué une limite de nos interventions techniciennes ou de notre capacité de faire. Homo faber fabrique, usine ou répare bien des objets mais les caprices du climat lui semblent hors d’atteinte. Le ciel qui nous voûte et nous subjugue n’est pas notre affaire ; et nous le subissons sans pouvoir le fléchir (autrement que par des prières comme, jadis, lors des processions rogatoires de nos campagnes). Les verbes de climat ont en effet une merveilleuse grammaire, ils se conjuguent à l’impersonnel, il fait beau, il vente… Comment passer de cette non-personne, de ce déni de sujet à une imputation plus précise, où les facteurs ou fauteurs du temps se trouveraient mieux pris en compte, dénoncés ou nommés ?
Cet effort constitue tout le mouvement de notre modernité : expliciter, analyser les caprices du climat et débrouiller pour cela l’écheveau des météores, la chevelure des comètes en soupçonnant que si les phénomènes célestes nous accablent, nous y serions peut-être pour quelque chose ? Les climato-sceptiques refusent d’examiner cette boucle retour, le tourbillon pour eux demeure à sens unique et ne nous concerne pas, le ciel n’est pas à notre échelle et nous serions aussi incapables, pour cette nouvelle espèce de déistes ou de fatalistes, de le fléchir que de prendre la moindre part aux grands événemens qui nous arrivent d’en haut. La météorologie pour Claude Allègre ou pour un républicain de la chambre des représentants américaine agit top down, et ne saurait monter bottom up. La vermine humaine n’entre point au conseil des cieux.
Or des tentatives non-négligeables d’agir sur le climat ont déjà, au cours du siècle écoulé, commencé de poindre. D’une façon particulièrement atroce quand, lors de la première guerre mondiale, on répandit au-dessus des tranchées de l’adversaire du gaz moutarde ; ces essais d’agir sur l’ennemi en infectant son environnement, et en empoisonnant à la source l’air même qu’il respire, étaient contemporains de la naissance de l’aviation, soit d’une première esquisse de la maîtrise des airs. Il y aurait beaucoup à dire ou à méditer sur ces extensions du domaine de l’expertise ou de la main-mise : manipuler l’air, soit cela même qui ne se laisse pas voir, ni aucunement objectiver, ne relève pas d’un projet évident. La climatisation, dans l’ordre des frontières et des progrès techniques successivement franchis, appartient en effet aux prouesses de l’explicitation : pendant longtemps, il parut à l’humanité aussi simple de boire l’eau des soures que de respirer, cela ne méritait guère réflexion. Notre modernité inversement, en maints domaines, s’acharne à rendre analysables, donc opérables voire techniquement reproductibles ou remplaçables des gestes et des ressources qui appartenaient jusque là au non-dit (parce que non vu ou difficile à objectiver), à un fonds indifférencié ou indistinct dans lequel sans y penser nous nous mouvons. Une certaine confiance était le privilège de l’homme primaire dans son environnement, une défiance devient la rançon du progrès (= de l’explicitation) scientifique et technique.
Nous ne cessons de rendre explicite ou de « dévoiler » ce qui demeurait comme allant de soi dans les plis du monde-de-la-vie, et c’est toute l’histoire de l’analyse : par exemple la décomposition alphabétique par laquelle l’écriture explicite la parole jusque dans ses atomes de sons ; ou encore la segmentation mathématique, logique puis numérique qui descend aux atomes du monde, aux moindres bifurcations des mouvements de l’action et de la pensée. De même et dans quantité de domaines, ce qui était (écologiquement) donné demande à être dorénavant (re)construit : songeons à l’eau, à l’air… Ce qui fonctionnait à l’impersonnel exige l’initiative de différents sujets. Je trouve intéressant d’insister sur ce point car le projet d’une médiologie, que nous sommes quelques-uns à prendre au sérieux et à développer autour de Régis Debray, consiste à déplier un implicite, les milieux, les médias, le médium, que l’action routinière des hommes ne songe pas habituellement à questionner. Il s’agit en somme de troquer, dans ces différents domaines ou le milieu semble aller de soi, un savoir procédural contre un savoir déclaratif. H2O n’est pas un objet pour le poisson ; l’eau ne lui pose pas de problèmes puisqu’elle est, aux deux sens du terme, la solution !
H2O, comme l’air que nous respirons ou le climat que nous subissons, semblent de bons exemples de nobjets. Qu’est-ce qu’un « nobjet » ? Cela que cherche également à cerner la notion de média, ou mieux de medium. Nous appellerons nobjet, dans une relation duelle, la présence non-confrontative de l’autre, comme la musique pour l’auditeur, ou l’ambiance d’une relation. On s’immerge, on habite, on évolue dans l’élément (le milieu, l’environnement) du nobjet. Et ceux qui vivent dans la solution ne comprennent naturellement pas où est le problème. Très en deçà du champ visuel, ou d’une station en gegenstand, nos nobjets tendent à glisser hors du champ de conscience ; ils demeurent implicites, enfouis dans le Lebenswelt primaire de la sphère vitale qui constitue notre monde propre. N’invoquons aucun « refoulement » ; trop connu pour être reconnu, le nobjet insiste pour chacun sur le mode du milieu, de l’environnement, de la donation originaire du « monde de la vie », fond(s) sous toutes les figures, medium, ou foncier… On y placera aussi l’écoumène, mot tiré du grec oikos, notre première maison.
L’exigence de cette pensée du milieu, de cette logique de l’entre-deux est une tâche de longue haleine en l’état actuel de nos « paradigmes ». Il faudra s’arracher pour cela à une grammaire de la substance, du sol, du centre, de l’essence ou de l’individu. Mais aussi penser en termes de boucles retour, de feed-back ou de récursion. Il faudra s’aviser qu’il n’y a plus de limes (cette antique frontière qui séparait l’Empire romain du terrain vague et mal cartographié des Barbares), plus d’espaces vacants, de poubelles ou de friches pour externaliser au dehors nos produits toxiques ou nos déchets, car l’espace est désormais dense, ou réverbérant, et nos outputs nous reviennent en boomerang.
Pour le confort de nos fragiles bulles domestiques, l’industrie du XX° siècle a jeté sur le marché les climatiseurs, qu’on voit dans certains quartiers ou villes riches partout incrustés aux façades des immeubles. Nous savons par thermostat réguler la température de nos intérieurs – mais quid du grand ensemble ou HLM appelé Terre ? Dans le modèle du climatiseur, l’énergie électrique localement dépensée aggrave le déséquilibre ou le budget carbonivore de la planète ; chaque appartement pour se maintenir à la bonne température contribue à réchauffer la température de tous. Le Nord, d’une façon générale, prélève pour se climatiser des ressources et rejette des gaz qui soulèvent dans le Sud des tempêtes. Comment climatiser sans dommages collatéraux ou universellement ? La COP21, même si elle s’est efforcée de gommer dans ses conclusions ces vérités qui fâchent, conduit tout droit à cette révision drastique de la domination.
Et elle nous dit aussi que cette transcendance du climat, traditionnellemt inatteignable ou sacrée (la définition d’un phénomène sacré est qu’on ne peut le toucher ni le modifier), réside désormais entre nos mains et qu’elle se joue entre nous : une séculaire transcendance se retrouve en pleine immanence ! Ce qu’on croyait top down fonctionne bottom up ! L’extraordinaire scenario imaginé par Edgar P. Jacobs dans S.O.S. Météores (1959) – une bande de malfrats, équipés de redoutables machines, parvient à dérégler gravement le climat pour rançonner les Etats – a pris chemin faisant consistance : certes, personne en particulier ni collectivement ne peut se vanter de faire la pluie et le beau temps, ce qui conduirait d’ailleurs, si cette maîtrise se trouvait par malheur à la portée de chacun, à un enfer. Pour notre paix relative et quelles que soient les extensions de notre maîtrise du côté de diverses transcendances, nous ne choisissons toujours pas notre temps. Mais si nous ne faisons pas celui-ci directement (intentionnellement), nous savons désormais que nos choix énergétiques contribuent à le dégrader, et que le Ciel ne peut plus attendre… Si nous ne rêvons plus de refaire le monde, selon la prophétie tant de fois démentie, nous pouvons du moins nous efforcer de ne pas trop le défaire. Cette utopie toute négative constitue l’horizon de notre post-modernité, et l’immense exigence qui, au Bourget, vient d’être collectivement formulée.
Edgar P. Jacobs
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