Sackler, name & shame

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Notre société si pénétrée et maillée par les « Nouvelles technologies » est en même temps celle d’une surveillance toujours plus étroite, de la propagation ou de l’accréditation accélérée des fake news, d’une liberté d’expression étroitement mesurée, et pour laquelle nous devons sans relâche nous battre ou remonter au créneau : on nous ment, en comptant sur notre distraction pour ne pas protester, on agite sous nos yeux et nos oreilles les chiffons du divertissement pour mieux assouvir sur d’autres scènes, moins visibles, des désirs indécents de pouvoir et de richesse…  Et par exemple pour monnayer cyniquement la santé.

C’est ainsi qu’aux Etats-Unis la firme pharmaceutique Purdue, possédée par la famille Sackler, a mis au point et lancé à très large échelle sur le marché une drogue baptisée l’OxyContin, un opioïde censé faire barrière à la douleur, mais qui constitue aussi un support d’addiction extrêmement dangereux : les patients tombés sous sa dépendance en multiplient dangereusement les prises, dont l’effet rapidement diminue, au point qu’on évalue à ce jour à 500000 morts par overdose le nombre de ses victimes…

Comment a réagi devant une pareille hécatombe la Food and Drugs Administration ? Il ne semble pas que les autorités sanitaires américaines aient opposé un barrage ni alerté l’opinion face à la si fructueuse industrie de mort propagée par la famille Sackler, dont les avocats ont manœuvré avec succès pour déjouer les accusations, et rendre invisibles les plaintes.

Comment, devant l’inertie de l’institution et le silence des médias, faire appel de cette situation ? La photographe Nan Goldin, elle-même victime de dépendance à l’OxyContin et qui s’en est tirée de justesse, a pris la tête d’une association baptisée PAIN (Prescription Addiction Intervention Now) pour manifester activement, dans les lieux mêmes où le nom des Sackler s’affiche fièrement, et dénoncer leurs crimes. Recyclant un argent sale ou sanglant,  les Sackler ont en effet ajouté à l’hécatombe la terrible hypocrisie d’aller s’afficher comme mécènes des grands musées. Au MET, au Musée Guggenheim comme au Louvre, on traverse ainsi des salles qui arborent avec ostentation (et reconnaissance) le nom des Sackler, promus bienfaiteurs de la haute culture – supposée laver plus blanc…

Or depuis sa traversée de l’underground et des débuts assez chaotiques, Nan Goldin a gagné beaucoup de crédit dans les milieux artistiques, et ces mêmes musées exposent ses œuvres ; elle a donc menacé de les en retirer, tant qu’on n’effacerait pas des cimaises l’hommage aux Sackler ; et surtout, à la tête de ses troupes d’interventions, elle a multiplié devant ou dans ces enceintes des déploiements de banderoles, des lancers de tracts constitués de photocopies d’ordonnance ou de faux dollars, ou des lancers de flacons  soigneusement étiquetés, ou encore des die-in où les manifestants se couchent par dizaines sur le sol, comme fauchés par la mort…

Toute cette action se trouve aujourd’hui dûment enregistrée et documentée par un film de Laura Poitras, Toute la beauté et le sang versé, récompensé par un Lion d’or à Venise en février dernier. Laura Poitras a déjà produit plusieurs documentaires décapants, My Country, my country (2006) qui montrait la vie en Irak sous l’occupation américaine, The Oath (2010) sur la prison de Guantanamo où végètent sans jugement des détenus politique suspects de liens avec Al Qaida, ou Citizenfour (2014) consacré au lanceur d’alertes Edgar Snowden, dont j’ai déjà rendu compte sur ce blog. La cinéaste, à l’évidence, a rencontré en Nan Goldin une sœur de combat. Et pris avec elle quelques risques. S’attaquer aux tout-puissants Sackler n’était pas gagné d’avance, et l’on s’interroge au vu de ce film sur les conséquences de sa diffusion.

Une chose me frappe, la répétition sur les calicots, sur les tracts et dans les porte-voix du nom de Sackler, ainsi cloué au pilori. Il faut, nous martèle ce film et face à l’énormité du crime, avoir le courage de nommer. De nommer pour faire honte, name and shame. Ce même courage éclatait également dans un film paru le mois dernier, et que j’ai trouvé très réussi, La Syndicaliste de Jean-Paul Salomé, où la véridique histoire de Maureen Kearney (interprétée par Isabelle Huppert) apparaissait en clair, celle d’une lanceuse d’alerte acharnée à dénoncer la main-mise d’EDF, puis d’intérêts chinois sur le groupe Areva. Ce film nomme sans recourir à la périphrase ni aux cache-pots de la fiction Anne Lauvergeon, plutôt saluée pour son courage à la tête d’Areva, mais aussi son successeur le douteux Luc Oursel (aujourd’hui décédé), ou Henri Proglio le P-D G de Veolia ; ou encore Nicolas Sarkosy qui apparaît lui aussi à l’écran. Or ce (beau) film, comme celui de Laura Poitras, emprunte le détour du cinéma quand les recours de l’enquête ou de la justice semblent épuisés. Aux Etats-Unis, la famille Sackler a triomphé de tous les recours tentés contre elle ; en France, l’enquête si mal conduite sur l’agression et le viol de Maureen Kearney est déclarée close par non-lieu. Il n’y a plus rien à voir ni à comprendre, circulez, rideau !

Il est important que le cinéma, ou dans d’autres cas la littérature, prennent ainsi le relais de l’institution défaillante. Qu’ils constituent une persistante menace, ou exercent un minimum de dissuasion. Que le pamphlet, documenté et bien ciblé, garde son efficace et que la culture se retourne ainsi contre ceux qui croyaient, en s’abritant dans ses temples, n’avoir aucun compte supplémentaire à rendre.

Mais le film de Laura Poitras élargit son propos, et constitue aussi, au-delà des actions de PAIN, un documentaire assez touchant sur la vie et l’œuvre de Nan Goldin. Qui fut d’abord connue pour The Ballad of Sexual Dependency  (1979-1986), une succession de huit-cents diapositives nous immergeant dans la vie et les rapports sexuels, la drogue et les petits boulots d’une société underground essentiellement composée de ses amis d’alors, montrés sans fard et avec beaucoup d’empathie : on n’observait pas (ou si mal) avant les images de Nan ces mœurs évoqués par ouï-dire, on ne descendait pas dans les caves de la drogue et d’une baise à tout va, on ne pénétrait pas dans le quartier du Bowery de New York… Mais ses protagonistes se reconnaissaient dans les photos ou les vidéos de Nan, et ils l’en remerciaient parfois, heureux d’être à l’écran plus beaux, plus dignes qu’enx-mêmes ne le soupçonnaient.

Une autre ligne documentaire s’attache dans ce film à évoquer la vie si douloureuse de la sœur aînée de Nan, Barbara, internée pour désordre mental et, échappée à dix-huit ans de l’asile, finissant sa courte vie suicidée sous un train. Un « accident » devant lequel les parents se défendirent par la dénégation de toute responsabilité ; or ces parents, nous les voyons eux aussi à l’écran, filmés dans leur grand âge, esquissant au salon quelques pas de danse, à défaut de rompre leur inquiétant mutisme. Ici encore, quelle sera leur réaction en visionnant la totalité de ce film, consacré aux échappatoires et à la bonne conscience d’une société bâtie sur le mensonge ?

Et avec quels sentiments, ou absence de remords, les trois représentants de la famille Sackler assistent-ils pour finir à leur propre mise en accusation ? Moyennant le versement d’une forte somme, ils ont été dispensés de toute poursuite ultérieure et se trouvent donc désormais à l’abri de la justice. Mais ce même jugement les contraint à confronter, par vidéo interposée, les réquisitoires de PAIN, que nous voyons clairement articulés par Nan Goldin face aux visages impénétrables de deux hiérarques de la famille. Leur nom a été entre temps retiré des cimaises de quelques grands musées ; il résonne en revanche et nous est martelé dans ce film accusateur, comment l’entendent-ils ?

Il est bon, il est indispensable qu’une œuvre d’art, parfois, témoigne aussi directement, en confrontant en pleine lumière et de leur vivant les assassins avec leurs victimes.

Une réponse à “Sackler, name & shame”

  1. Avatar de Roxane
    Roxane

    Oui bien sûr, c’est un scandale! Mais que peut-on faire seul dans dans son coin?

    Je vais de ce pas envoyer le billet à une amie talentueuse Sophie B… qui travaille des documentaires pour la télévision et écrit des livres en rapport avec ses enquêtes (« Quatre ans de parloir avec Carlos », « Le maître et l’assassin », entre autres.

    Peut-être pourra-t-elle faire quelque chose, cette amie-là qui n’a pas les deux pieds dans le même sabot…

    Taper sur le grand méchant loup qui nous vient d’Outre-Atlantique…Oui, bien sûr!

    Mais ne devrait-on pas aussi balayer devant notre porte? Ces fameuses chaînes de radio et de télévision nationales, payées avec l’argent des contribuables qui véhiculent leur idéologie à longueur de journée, est-ce encore supportable?

    Peut-on faire descendre pour l’élever, la culture à l’intérieur des chaumières, sans une certaine reconquête du sacré?

    Quelqu’un qui s’est exprimé, un jour, dans la revue « Médium » m’écrivait, en privé :

    « Cela me rend malade, mes pauvres parents qui ont travaillé comme des bêtes durant un demi-siècle sur quelques arpents de terres, vont toucher une retraite de misère et moi, enseignant, je m’en sortirai avec au moins 2500 euros par mois…Quelle honte! » (Fin de citation)

    Cette brave personne est venue, un autre jour, à la maison où nous avons parlé pour ne rien dire.

    Il est devenu responsable d’une chaîne de télévision locale…Et rien ne change sous le soleil!

    Oui, la culture comme moteur d’une vraie révolution, la culture du goût de l’effort…et de l’aventure qui pense, la pensée qui s’aventure.

    Utopie? Peut-être…Mais qui sait?

    Nous sommes le premier jour du printemps et dans nos champs et nos rues, elle court, elle court la désespérance.

    A quand « le sacre du printemps » qui nous fait ouïr par ses lettres permutées les « cris d’un temple épars » où l’on peut par la même opération lexicale, le sentir « empli de purs nectars »?

    Donnez-nous le printemps, écrivait un jour Marcel Jullian dans une « courte supplique au roi pour le bon usage des énarques »…Dans les mystères de l’espace et du temps, puisse-t-il être entendu!

    Nous ne le savons pas encore.

    Roxane

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À propos de ce blog

  • Ce blog pour y consigner mes impressions de lecteur, de spectateur et de « citoyen concerné ». Souvent ému par des œuvres ou des auteurs qui passent inaperçus, ou que j’aurai plaisir à défendre ; assez souvent aussi indigné par le bruit médiatique entretenu autour d’œuvres médiocres, ou de baudruches que je…

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À propos de l’auteur

  • Daniel Bougnoux, professeur émérite à l’Université Stendhal de Grenoble, est ancien élève de l’ENS et agrégé de philosophie. Il a enseigné la littérature, puis les sciences de la communication, disciplines dans lesquelles il a publié une douzaine d’ouvrages.

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