Hier mercredi peu avant 18 h., rentrant en voiture de la gare où j’avais, au terme d’un jour de pluie, raccompagné des parents venus pour l’enterrement, Belledonne s’est embrasée sous les feux inattendus du couchant : explosion absolument féérique où les derniers rayons rouge-orangé moussaient soudain dans les coulées de neige et les vallons de la chaîne, entourée de vapeurs qui les diffractaient en tous sens comme une joaillerie soudain offerte, une pure dépense pour quelques minutes d’un luxe inouï. J’aurais voulu m’arrêter pour photographier mais les embouteillages ne m’en laissaient pas le choix, et arrivé chez moi l’étincelant brasier s’était éteint. Je songeais que Brieuc avait payé de sa vie l’appel de cette excessive, de cette irrésistible beauté qui tout-à-coup venait de m’attirer moi-même, de m’envoûter.
Cette fascination (qui n’est pas morbide) pour une splendeur parfois fatale demande réflexion. J’ai retrouvé en rentrant ce vieux texte, prononcé en 2008 à la mairie de Grenoble lors d’une rencontre de la revue et de l’association Mountain wilderness, que je reproduis ici sans grands changements.
Pic du col d’Ornon, de gauche à droite Thomas Reverdy, Mado, Brieuc
PROTEGER CE QUI NOUS EXCLUT
Je dois à l’amitié de Jean-Pierre Courtin d’ouvrir cette rencontre par une réflexion sur ce qu’inspire la montagne « au philosophe ». Grenoblois moi-même (mais non alpiniste) depuis 1973, je n’ai pas cru pouvoir refuser : un séjour de trente-cinq ans dans cette ville et son cadre alpin m’a forcément donné quelque représentation du sujet…
Remarquons d’abord que montagne et philosophie tirent en sens contraire. Le philosophe pratique volontiers une pensée de survol, il saute aux concepts ou aux bonnes métaphores, en s’exemptant facilement d’une connaissance de terrain. La première vertu de la montagne, inversement, à commencer par la montagne à vaches, la seule que je pratique vraiment, c’est de nous contraindre à penser – et à en passer – par les pieds : expérience du sentier, de la marche, du corps qui, sans gambades excessives, s’élève pas à pas.
Cette économie de la marche réfute nos fantasmes de surplomb, de raccourci, mais aussi les facilités intellectuelles de la miniaturisation, ou de la sémiotisation (la chose remplacée par son signe, sa maquette ou son simulacre). Il semble notamment que la montagne coupe assez bien la parole, et que les alpins soient des taiseux, hommes d’une expérience directe pour qui penser est moins discourir que peser. La montagne engendre peu de grande littérature, la transmission passe ici par les gestes, les sentiers et les voies, quelques outils…
À la question « Pourquoi escaladez-vous les montagnes ? », qui a répondu « Parce qu’elles sont là » ? Réponse laconique mais profonde. Dans une culture orientée vers l’abstraction, le virtuel, les immatériaux ou le monde en général des codes et des signes, un sommet impose son être massif, non substituable. Il est ou se pose un peu là. Es gibt, comme dit Heidegger du monde qui se donne infiniment, ou indéfiniment, en deçà de toute attente et de toutes nos mesures, de toutes nos raisons.
Cette donation foncière du monde nous précèdera toujours et il n’est pas question de maîtriser cela, de se l’approprier… La maîtrise et possession de la nature vantées par Descartes, la prise technique ou conceptuelle, glissent sur ces grands sujets anonymes qui résistent d’assez haut à l’effort humain, qui lui imposent une limite durable, et qui suscitent donc du même coup un désir, un défi. À la montagne toujours imprévisible, on se mesure à corps touchant, on s’y faufile, on fait avec plus qu’on ne la domine une fois pour toutes.
La montagne propose une réserve de sauvagerie, de danger, de transcendance mais aussi de beauté, inépuisable. Le « sentiment de la montagne » est à la fois et nécessairement éthique et esthétique.
Son expérience est familière aux Grenoblois ; elle s’offre pratiquement à chaque bout de rue comme une échappée belle, une invite ascensionnelle. Une nature imposante entoure et surplombe notre ville comme notre culture, elle nous attend juste au-dehors… Homo parce qu’il est erectus vit debout, ou redressé. La montagne perfectionne cette humanité en lui ajoutant quelques degrés ; elle invite à monter plus haut, sur des appuis toujours plus ténus. Epreuve moins de maîtrise que d’équilibre, ou de dialogue avec un milieu riche en dangers. Il faut ruser pour s’y insérer, ou (au-dessus de quelques milliers de mètres) pour y survivre là où la vie se raréfie, se rapetisse – et nous exalte, s’il est vrai que less is more.
La gravité domine, aux deux sens du mot. L’approche de la montagne rend grave, en nous rendant à notre gravité – au fait que nous pouvons toujours tomber. Dans ce monde progressivement autre, jusqu’au blanc minéral et à la roche gelée, l’humanité s’éprouve précaire, minoritaire, étrangère. Loin de nous, les cimes poursuivent leur vie éternelle, indifférente, impassible. À notre perpétuelle bougeotte, elles opposent leur souveraine immobilité ; à notre langage et à nos raisons, leur « véhément silence » (Samivel). De cette étrangeté radicale (à nos routines quotidiennes) naissent les croyances spontanées de montagne sacrée ou de demeure des dieux.
Là où la vie ne tient qu’à un fil nous sentons mieux notre fragilité, notre active solidarité (matérialisée par la cordée, c’est elle qui passe là où l’individu échoue), mais aussi la frugalité et les vertus d’un corps en éveil, en alerte, attentif aux messages du vent, de la neige et du milieu autant qu’à ceux du corps propre (contrôle du souffle, des appuis, de la fatigue…). L’ascension, même la plus modeste, aiguise homo erectus ou le vertical en nous ; et elle est à elle-même sa propre récompense, qui ne se sent fier de monter ?
Une part de notre vie sera donc toujours invinciblement attirée par une montagne où nous plaçons confusément ce divin qui nous perfectionne. Il semble que ce désir de désert, de sauvagerie ou d’allègement physique et moral demeure très actuel – songeons au succès du film de Sean Penn Into the wild –, perpendiculaire à nos existences vautrées ou avachies par les mille tentations de la consommation de masse. D’où la valeur du « wild ».
La transcendance de la montagne veille sur notre condition d’homme des vallées. Descartes, encore lui, remarquait que Dieu lui-même ne saurait créer de montagne sans vallée, tant l’une implique logiquement l’autre. Pour le dire autrement, toute vallée rêve de la montagne, et Grenoble irrésistiblement de Belledonne. Pourquoi faut-il préserver, cultiver voire « rémunérer » (dirait Mallarmé) ce wild ou cette altérité radicale ? Cette question touche, en philosophie, à la définition par Kant du sublime. Une beauté « sublime » terrasse nos critères d’appréciation ordinaire, mais elle nous ouvre du même coup un autre espace, ou un plan de vie supérieur. Le jugement « C’est beau » joue dans la bande moyenne ; avec « C’est sublime » nous changeons de fréquence ou de cadre, ou plutôt nous excédons la possibilité de tout cadre ; sublime est d’un autre ordre.
Je dirai au plus court qu’une épreuve du sublime doit veiller sur l’expérience du beau. De même, une sauvagerie doit veiller sur ce que nous appelons la civilisation, et il faut la protéger des empiètements mercantiles de celle-ci. En d’autres termes, nous devons protéger ce qui nous exclut. Il faut à l’humanité des réserves de wild car rien ne serait pire, pour l’homme comme pour la culture, qu’un monde où celle-ci avec ses routes, ses réseaux et ses filets techniques aurait partout triomphé. Une culture ne vit qu’affrontée à la nature qui lui résiste et qui la nie.
Si l’épreuve du sublime apporte parfois la mort, l’utopie d’un monde devenu plat ou partout pénétrable, flatland, n’engendrerait que l’ennui.
Brieuc (deuxième) et Mado (quatrième) de gauche à droite
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