« Sauve-moi, tire-moi de là ! » furent tes derniers mots, à moi adressés en ce matin du dimanche 26 juin, au soir duquel tu devais expirer.
Non seulement tu avais encore assez de conscience pour me reconnaître, du fond de ce « coma vigile » où depuis deux jours tu t’étais enfoncée, mais tu me confiais, tu m’investissais de la mission la plus haute, celle de faire ton salut, de t’apporter ce qu’aucun des fichus remèdes essayés depuis onze mois n’avait su faire, réussir là où les médecins avaient tous échoué.
En cette dernière extrémité, tu remettais ton corps et ton âme à notre relation qui (avec ses hauts et ses bas) dura tout de même quarante-neuf années, et qui tout ce temps-là constitua donc l’alpha et l’oméga de nos deux existences : les autres ne peuvent plus rien pour moi mais tu gardes toi – semblais-tu me souffler – ce pouvoir, puisque c’est moi qui te le demande, du fond de la plus grande détresse où tu me vois, prends-moi dans tes bras, protège-moi encore une dernière fois, surtout cette fois que nous savons bien être la dernière, il n’y a plus de terrier, nulle part d’autre échappatoire, je ne peux me blottir qu’en toi…
Jamais je n’avais ressenti avec cette force la distinction qu’on fait depuis Winnicott entre les deux verbes jumeaux mais si différents de to cure et to care : il arrive pour chacun dans la vie un moment où on ne sait plus le guérir, où tous les remèdes, opérations, médicaments échouent, et c’est le moment exclusif du « soin ». Qu’on peut en effet appeler palliatif : devant l’impuissance curative, que faire sinon redoubler de care, de prévenances attentives et le mieux possible adaptées à la personne et au moment vécu ? Un vécu à deux, où le sujet s’accroche à ce nouage des souffles, des caresses, des regards par lesquels l’existence du mourant se suspend à l’autre, qui détient le siège de la force ou de la vie restantes. Dans la vie comme on dit courante d’un couple, nous éprouvons a minima et nous trouvons banale cette forme de transfert, l’autre est là, nous vivons plus ou moins en fonction de lui… Mais aux derniers moments, c’est l’autre qui polarise et résume tout notre effort de vivre, « tire-moi de là », cette force, ce génie de vivre que je n’ai plus sont intacts en toi, prête-moi ton instinct, tes ressources, toi seul a encore ce pouvoir.
Cette santé, ce salut exigés dans un moment pareil sont exorbitants, impossibles ; mais jamais comme alors je n’ai su qu’à cet impossible j’étais tenu, par toutes les fibres de notre couple. Que vivre en couple c’était demander cette shamanique ou banale perfusion d’existence : non pas la fusion, l’indistinction psychotique, mais goutte à goutte le soin, le soutien, la connaissance intime de vivre « près de l’autre » (François Jullien), et donc dans cette mesure par lui (par elle), dans cette proximité vitale que les marins traduisent en disant du vent qu’ils naviguent « au près ».
Comment ne pas exiger tout de l’autre dans les derniers instants, où se ramasse une longue existence partagée ? Quand tout vacille et s’échappe, cette totalité ou totalisation vitales s’incarnent nécessairement « en toi », en celui ou celle que depuis toujours j’appelle toi. J’ai souvent défendu, au fil de mes cours d’info-com, le primat absolu de la relation qui entraîne beaucoup de conséquences du côté de la pragmatique (le domaine ou la sorcellerie des relations de sujet à sujet), et permet de lutter contre les démons du logocentrisme (la prétention de limiter la communication au langage), du technicisme (la passion de régler par des solutions techniques ou des technologies « révolutionnaires » de très vieux soucis nés de l’intersubjectivité)… Nos relations en vérité viennent d’abord, et elles sont « primaires » : vitales, brutes, inarticulables, par exemple dans les soins prodigués au bébé. Mais je ne considérais alors pas assez, polarisé que j’étais par les origines, que la même intensité de relations, d’attentions ou de soins nous attend aussi à la fin, après que la technique ait jeté ses derniers feux, après l’épuisement des ressources qui ne sont pas de l’intime.
« Sauve-moi, tire-moi de là ! »… Arrive un moment où le sujet recru d’épreuves, de douleurs ou de bonnes paroles extérieures s’en remet à l’autre par excellence, à celui auquel, au cours d’une cérémonie ancienne qu’on pouvait croire formelle d’échange des anneaux, il (elle) a promis sa foi et remis sa vie. Quand chaque respiration fait du ventre à la gorge un souffle arraché, il arrive un (dernier) moment où cette foi exige une bonne fois son dû et s’incarne, s’accroche au présent de l’autre, au don de cette présence qui résume – « tout ».
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