Le film Merci Patron ! qui sort cette semaine n’a peut-être pas reçu la critique qu’il mérite, même si la reconnaissance du public lui semble largement acquise : hier dimanche dans l’unique cinéma qui le programmait à Grenoble, la salle était comble et les gens ont applaudi avant de la quitter. Avec Demain, également tourné un peu à la va-comme-j’te-pousse mais dont on ressort avec l’énergie de se bouger, ce documentaire fauché (auquel le CNC a refusé son avance) se classe en tête des « Feel good movies ». Merci Patron ! n’est pas seulement réjouissant, c’est un film poilant : on y éclate de rire assez souvent, et c’est un rire ciblé.
On reconnaît en François Ruffin, son auteur-réalisateur et principal acteur, un redoutable agitateur, dans la mesure où son film pédagogiquement nous montre comment procéder, si d’aventure la moutarde venait à nous monter au nez. Première leçon à retenir, dans cet assaut en règles contre Bernard Arnault, empereur du luxe et saigneur de Poix-du-Nord ou de Flixecourt (village natal de Ruffin) : notre redresseur de torts opère avec méthode, douceur et sang froid, tout le contraire d’un agité. D’où notre hilarité quand au volant de son fourgon (décoré d’un large « I love Bernard » également décliné sur les tee-shirts et les mugs), il déclare ne vouloir que redorer le blason de ce capitaine d’industrie qui, il faut l’avouer, a un peu terni son image en choisissant de s’expatrier en Belgique pour des raisons fiscales. Adepte du dialogue social et désireux d’aider cette très grosse fortune à soulager sa conscience, le jeune journaliste fera tout pour mettre en relations « le Patron » avec quelques-un(e)s de ses ancien(ne)s employé(e)s, jeté(e)s sur la paille du chômage depuis que les ateliers Kenzo, Dior ou LVMH ont franchi les frontières en laissant derrière eux un Nord-Pas-de-Calais transformé en désert.
Une bonne partie du film est tournée dans la cuisine du couple des Klur qui, réduits à vivre avec 400 € par mois, s’abstiennent avec philosophie de manger. Leur situation est devenue néanmoins intenable depuis que leur fils a planté la voiture en provoquant un accident qui va entraîner la saisie de leur petite maison ; à quelques jours de l’échéance, nous voyons Serge le père déclarer qu’il préfèrera y foutre le feu, sur le modèle de la scène finale de « La petite maison dans la prairie », un feuilleton qu’ils semblent fortement apprécier. C’est alors que François Ruffin s’interpose, nouveau Robin des Bois ; il imagine d’abord d’interpeller l’inapprochable P-DG en profitant d’une assemblée générale des actionnaires, au cours de laquelle il pousserait son cahier de doléances, et il souscrit dans ce but une action (dont la plus value sur un an lui a permis de s’acheter un séchoir, merci Bernard !). Las, les petits porteurs à leur arrivée se voient offrir le champagne mais non la salle principale d’où on les écarte, et quand Ruffin tente de prendre la parole on l’éconduit prestement. Quel moyen d’engager le dialogue avec le Patron ?
Il entreprend alors de lui écrire, en rédigeant sur la nappe cirée des Klur une lettre courtoise dans laquelle il peint à Bernard Arnault la gêne où son départ a plongé cette famille, leur situation devenue intolérable, et la façon d’y remédier en leur allouant sans contre-partie la somme de 30000 € – non 32352,45 corrige Ruffin avec le souci de montrer que les pauvres ne badinent pas dans la tenue des comptes ! Faute de recevoir sous quinzaine ce chèque, sept copies de la lettre partiront à divers journaux, et jusqu’à l’Elysée pour faire bon poids. Or cette supplique, prétendument signée du fils, réussit au-delà de tout espoir puisqu’un employé de la maison LVMH investi du pouvoir de négociation débarque bientôt dans la cuisine. La grande frayeur de ce haut personnage dont le visage (mais non la voix) demeurera constamment flouté est qu’on l’enregistre : nonnonnonnon, pas de ça chez nous ! répondent en chœur les deux Klur, sous l’œil de la caméra dissimulée dans une poupée. Devant les sept enveloppes menaçantes que Jocelyne Klur garde fermement en mains, en résistant aux dérisoires tentatives du négociateur qui voudrait les lui arracher, ils se voient offrir par celui-ci un chèque de 35000 €, auquel s’ajoutera un CDD bientôt transformé en CDI pour Serge, nommé manutentionnaire dans un proche magasin Carrefour (une filiale du Patron). On rit de bon cœur devant les efforts du médiateur pour persuader le couple (face à la caméra cachée) de garder tout cela rigoureusement secret : ils ont tiré le gros lot, ils sont les chouchous du Patron mais où irait LVMH si chaque licencié devait toucher de pareilles sommes ?
On rit et on se prend au jeu – ou à rêver : comme tout cela a été facile, comme ils ont roulé facilement Bernard Arnault, dont le masque de carnaval affuble les visages de l’heureuse famille qui lui ont si vite flanqué la trouille… La victoire du faible sur le fort passait par un minimum de publicité, pas forcément d’ailleurs dans les journaux dont on dit qu’ils comptent, car Le Monde ni Libération n’inquiètent vraiment le médiateur, ce qui le préoccupe c’est le rôle de cette petite feuille locale, comment appelez-vous déjà cette « minorité agissante », Fakir ? dont Ruffin est précisément le fondateur.
Fakirs de tous les pays… Il y a de la magie blanche (ou de la ceinture noire de judo) chez cet imperturbable trublion, ce farfadet d’assemblées générales. Ruffin observe beaucoup, il garde son calme (qui lui rallie nombre de partisans, ses conversations avec les victimes d’Arnault où il semble prendre le parti du patron pour « arrondir les angles » sont désopilantes) ; ce pince-sans-rire ne fonde-t-il pas sa tactique sur les bons sentiments, et sur un exposé réaliste du rapport de force ? Quel soulagement, et quelle jubilation de voir Bernard Arnauld non pas plumé (il en faudrait davantage pour l’appauvrir) mais ridiculisé, forcé de plier devant le faible chantage imaginé par ses candides adversaires ! Car ce film oppose des gens foncièrement démunis, et gentils, à un super-aigrefin, à un grand prédateur amené néanmoins à composer et à raquer à force de douceur, et de propositons candides. Quand nous voyons l’homme de main supplier les Klur, en buvant sa bière sur leur toile cirée, de ne surtout pas ébruiter sa bonté, tellement cette publicité lui coûterait cher…, ce petit film documentaire où chacun ne joue jamais que son propre rôle atteint véritablement un sommet comique, qui rejoint ce que nos études de pragmatique du langage appelaient une énonciation paradoxale : tout ce que nous disons ici restera entre nous, promis ?
Car maintenant, que va-t-on lire dans Fakir ? Comment vont réagir à ce film d’autres chômeurs et que va-t-il entraîner ?
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