Je le répète à tous mes amis – façon de me fortifier dans cet engagement ? – en cette rentrée de septembre et qu’on se le dise, je range ! Après deux mois de vadrouilles l’appartement se trouve dans un tel triste état, encore dévasté par ton départ, pour ne rien dire des deux petits exubérants jardins… Trois amies ont pris hier les choses en main, merci à Anne, à Cathou, à Christine car sans elles je n’en trouvais pas en moi la décision, la force. Cette brigade extrêmement efficace, décidée à vider les placards, en a rempli une pile de cartons qui attendent maintenant d’être donnés au Secours populaire, tes chères toilettes connaîtront d’autres épaules, insoucieuses de l’élégance de ta personne.
Je me suis pour ma part, après mon bureau, attaqué au tien. Une pièce par jour, me disais-je avec entrain – hélas il faut en rabattre, cela fait trois jours que chez toi (dans toi) je trie, je relis des papiers, je mets ta bibliothèque de psychanalyse en caisses, et tes notes, de vieilles thèses, des comptes-rendus de colloques ou de réunions à la poubelle – qui n’a jamais pesé aussi lourd. J’ai laissé partir ainsi Freud, Lacan, Dolto, les « classiques » comme dit le libraire qui me les a repris avec parcimonie pour la somme de 100 € ; tu « travaillais » particulièrement tes livres, soulignés, cochés, annotés dans les coins ; ces griffouillis en marge de l’imprimé ne sont pas bons pour la revente et il m’en reste donc une bonne centaine où des voisines, des amies viennent piocher, par intérêt pour ton métier mais surtout pour ce souvenir de toi.
Ah les souvenirs, se peut-il que tant de tes chers objets filent ainsi à la décharge ? Je garde les photos mais j’élimine beaucoup des lettres reçues par toi, et tous tes carnets que tu étais seule à savoir déchiffrer. Et les babioles, les bibelots, tu gardais tant de choses, tu achetais tant de vêtements ! Ou encore ces « cadeaux » au prix avantageux et qu’en vue du prochain Noël tu cachais maladroitement dans tes placards où ils sommeillent toujours, oubliés…
« Un gros meuble à tiroirs encombré de bilans, / De vers, de billets doux, de procès, de romances, / Avec de lourds cheveux roulés dans des quittances… », Baudelaire que je remâche en tamisant ce décor de décombres a exactement décrit ces capharnaüms du songe, jachères de la mémoire ou plutôt de l’oubli. Je ne connaissais pas ces lettres, ces brouillons, je retrouve partout ta petite écriture ronde que je reconnaitrais entre toutes et qui court ici sur des milliers de feuillets, ou entre les pages des livres, tu te méfiais de ta mémoire que tu avais la passion de fixer, d’enchaîner. Et moi, tout ce que j’ai enregistré ou fixé de toi, si j’en jette trop, que vas-tu en moi devenir ? Où sont la piété, la fidélité ? A quel moment le tri frôle-t-il le sacrilège, l’abus de pouvoir ? Qu’est-ce que je tue insensiblement de toi en éliminant ainsi ?
Mais il faut jeter me répètent mes amis, et ma propre conscience, c’est une question de respiration, vitale ; je ne veux pas moi-même, dans combien d’années ? laisser aux enfants ou petits-enfants ce labeur de chiffonnier qui n’aura fait d’ici là qu’empirer. Nous avions dans les années 80, rappelle-toi, débarrassé ainsi Cintré des meubles et surtout des livres qui remplissaient le vaste grenier de cette gentilhommière d’Anjou, d’abord avec respect, hésitation, puis le deuxième ou troisième jour et la fatigue aidant, avec fureur contre cette glu générationnelle, ces couches géologiques des souvenirs des autres, qui ne nous sont plus rien ou si peu… Je nous revois balançant directement depuis les lucarnes mansardées jusque dans la cour où ils s’écrasaient avec de gros splashes ces piles de bouquins d’histoire, d’économie, de littérature, les collections de revues, d’ouvrages patiemment archivés au cours d’autres vies, avec d’autres intérêts que les nôtres.
Je veux à la fois me décoller de toi et vivre dans ton sillage, sous ton regard, le bizarre équilibre à trouver entre l’oubli et la mémoire, la fidélité et le rebond ! Je tue consciemment toute cette part matérielle de nous, plus tard je m’attaquerai à certains meubles, ou tableaux qui viennent de tes parents et que je n’ai pas de raison de garder car je ne les ai pas regardés dans mon enfance, ou eux ne m’ont pas « gardé ». J’ai remarqué, revisitant Leonard Cohen, l’étroitesse de sa maison de Los Angeles et surtout la nudité de ses murs, le vide de ces cubes blancs où il abrite son existence si remplie mais d’une richesse toute intérieure. Jamais je ne serai zen à ce point mais quelques pas dans cette direction seraient bien nécessaires, keep it light ! A la cave, les mètres linéaires de bouquins, les horloges charentaises, les gravures italiennes, à la poubelle les bilans-les quittances !
Tu avais la manie de garder et tu restais pourtant tellement vive, avide de rencontres, de mouvements, offerte au vent de l’éventuel… Je n’avais pas au même degré ta faculté d’élan, de nous deux j’étais le casanier, le sourcilleux conservateur. En bradant ainsi il me semble que je vais dans ton sens, qu’il ne faut pas s’attacher, que tout ce décor nous enlise et me tire vers le fond. Place donc au vent, aux ouvertures ! Comme cette inscription sur Meetic, dont j’ai parlé ici et que certaines m’ont (à mots couverts) reprochée. J’ai tenu pourtant, sur mon « profil » où les candidats à de nouvelles rencontres postent des photos, à mettre deux images témoignages de notre couple qui veillent ainsi sur ma recherche ou sont une façon de prévenir les autres femmes, voici celle qui fut ma compagne, que personne ne pourra jamais remplacer…
Dans mes rêves tu es toujours là, je te parle, nous nous affairons à d’obscures intrigues. Dans la veille, j’oublie facilement que tu n’y es plus et telle pensée, tel incident me provoquent à noter « il faut que j’en parle à Françoise ». Partout dans l’appartement, en voiture, avec nos amis je me heurte à toi, ta présence insiste partout, tu ne me quittes pas. Se peut-il que tu ne sois plus ? Que depuis cette chaise, ce lit tu ne me souris plus ? Que tu ne m’engueules plus car assez souvent cela pétait entre nous, et nous exigions beaucoup l’un de l’autre ? Je contemple avec stupeur ces lieux où jamais plus tu n’apparaîtras avec cette vivacité, ce rire de tout le corps qui m’émerveillaient. J’en préviens d’avance les personnes que je pourrai rencontrer après toi, un veuf n’est pas un parti commode, il cherche du nouveau sans doute mais comme fait dire comiquement Claudel à je ne sais quel docte de l’Université dans son Soulier de satin, « nous voulons du nouveau, toujours du nouveau mais un nouveau qui soit exactement semblable à l’ancien ! »…
Je songe au syndrome de Rebecca, le si beau film d’Hitchcock, où la tendre et fragile Joan Fontain devient la proie du fantôme de la disparue, et de sa terrible gouvernante gardienne des armoires… Je songe au début d’Aurélien et au portrait du soldat démobilisé, et soudain désoeuvré, les bras ballant devant la vie, « on ne lui demandait plus rien, il n’avait qu’à se débrouiller, on ne lui préparait plus sa pitance tous les jours (…) il n’avait jamais retrouvé le rythme de la vie… ». Je songe toujours à toi, que je n’ai pas eu la force de retenir dans ce monde, comment se peut-il que tu ne sois plus ?… etc.
Un veuf radote facilement, quelques-uns ne me l’envoient pas dire. Pourquoi publier ici ces pensées personnelles voire intimes, qui cela intéressera-t-il ? N’est-il pas contradictoire de traiter ainsi les armoires à coups d’excavatrice, et de reconstituer sur ce blog un fragile petit tas de secrets ? Contradictoire de jurer fidélité à la morte, et de vagabonder sur Meetic ?…
Non, ce n’est pas contradictoire.
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