Nous roulions sur l’autoroute hier 1er décembre, avec une pause pour le picnic tout en captant le journal de 13 h, c’est curieux dis-je à Odile, ils diffusent une chanson d’Anne Sylvestre, elle vient sûrement de mourir… Car quelques jours auparavant nous parlions justement d’elle, Odile avait capté une chanson qu’elle voulait absolument que j’écoute, « c’est comme une lettre envoyées par toutes les femmes à tous les hommes », Une sorcière comme les autres…
Je me repasse depuis hier soir Anne Sylvestre, pour laquelle la radio n’a pas ménagé les hommages (que ne la diffusaient-ils davantage de son vivant !),et les souvenirs me reviennent. Mieux que des souvenirs, les mélodies et paroles de ses chansons. Odile a retrouvé sur Deezer son premier disque, du début des années soixante, et c’est poignant, j’en connais presque par cœur chaque morceau, je les fredonne en même temps qu’elle, je les redécouvre alors que je n’en conservais mentalement aucune trace ; depuis le début de mon mariage où Françoise et moi l’écoutions en boucle, j’avais remisé ce 33 tours avec d’autres à la cave, faute de conserver la platine… J’ai ainsi donné récemment une volumineuse caisse de vinyles à un voisin de Grenoble, ne sachant qu’en faire, remplie de Beatles, Simon et Gafunkel, Supertramp ou Stevie Wonder, la plupart rachetés entre temps en CD mais pas Anne Sylvestre, pourquoi ?
Ce premier disque en fait venait de ma femme, et se trouvait étroitement associé à notre appartement de Paris où nous élevions notre fille Pascale, née en 1968, puis où Françoise a attendu Sylvain – dont le prénom peut-être n’est pas étranger au goût que nous avions pour ces premières chansons. Je suis frappé, rétrospectivement, par leur qualité, comment ai-je pu les oublier à ce point ? Car jusqu’à hier, et pendant près de cinquante ans, la voix d’Anne Sylvestre a disparu de notre univers sonore.
Cette voix coule de source, elle vient à nous avec un mélange de tendresse et de gravité, particulièrement dans sa toute première chanson enregistrée vers 1958, Porteuse d’eau dont je retrouve sans aucun effort les paroles, la mélodie si simple et prenante : « La terre colle à mes sabots / Ne saurais m’en défaire / Le ciel me pèse sur le dos / J’ai pleuré les rivières / J’ai sangloté tant de ruisseaux / Mes doigts sont rivés à mon seau / Porteuse d’eau / Pour ma vie toute entière (…) ».
Dessin de Jean-François Millet
Cette source du chant pour moi ne coulait plus, je n’ai pas suivi Anne Sylvestre, lui préférant Guy Béart, Léo Ferré, Barbara, Brassens bien sûr, Brel par-dessus tout puis Alain Souchon, et Leonard Cohen qui continue de me fasciner par la vertigineuse complexité de son inspiration, et peut-être aussi parce que, comprenant à ma façon ses paroles en anglais, la résistance de ses textes leur confère une sorte d’aura sacrée, de magie…
Goya, La porteuse d’eau
Avec Anne c’était plus simple, tout de suite évident, si bien que j’ai dû, sans me le formuler clairement, l’associer aux fabulettes et à ses chansons pour enfants, « J’ai une maison / Pleine de fenêtres / Pleine de fenêtres / En large et en long ». Cette enfance du chant appartient pour moi aux messes de ma paroisse, ou aux chants scouts dont je conserve encore le carnet, un fameux répertoire que nous braillions en chœur autour du feu de camp… J’ai voulu, j’ai cru grandir et j’ai pour cela remisé le carnet sans jamais plus l’ouvrir, oubliant jusqu’à ces merveilleux « Crapauds » retrouvés récemment, interprétés par Souchon. Anne Sylvestre, je m’en aperçois depuis hier, avait pris pour moi le même chemin, quelle injustice ! Je ré-écoute Mon mari est parti, qui nous murmure les confidences ou le discours intérieur d’une épouse délicatement tressé de litotes, d’euphémismes et de dénégations ; ou avec émerveillement Les Cathédrales, un hymne plein de ferveur que je savais pourtant (sans m’en apercevoir) par cœur, « Sans le chant des troubadours / N’aurions point de cathédrales / Dans leurs cryptes sur leur dalles / On l’entend sonner toujours (…) ».
La crypte, c’est pour quelques psychanalystes (Maria Torok et Nicolas Abraham) cet état de certains souvenirs en nous, parfaitement conservés mais inaccessibles, enkystés dans une carapace protectrice où ils rayonnent souterrainement. Comme les cristaux de la géode au cœur de certaines pierres. Ainsi le chant d’Anne Sylvestre, toujours rayonnant en moi mais à mon insu et pendant tout ce temps, cinquante années ! Je m’avise, la ré-entendant, que cette voix m’aura accompagné en secret, quels effets aura-t-elle eus sur moi – « au filigrane bleu de l’âme se greffant » ? Oui, Anne Sylvestre a compté in my secret life comme chante Cohen, elle a agi en moi avec la patience des graines et l’âge des fontaines, comme chante aussi la porteuse d’eau…
Dessins de J-F Millet
Or je l’ai rencontrée récemment, en septembre 2016 à Strasbourg autour des manifestations de l’Aubette et de la librairie Kleber, à l’invitation de François Wolfermann donc qui m’avait fait venir aux côtés de Régis Debray. Je nous revois dînant tous ensemble dans un restaurant de la ville, rejoints par mes amis Liselotte Hamm et Jean-Marie Hummel, avec lesquels il m’arrive de jouer un « Cabaret Aragon » dont nous avons aussi tiré un CD ; il y avait aussi Serge Hureau et Olivier Hussenet, du Hall de la chanson, deux fans inconditionnels d’Anne Sylvestre, qui par hasards trouvait assise en face de moi. Qu’avais-je à dire à cette vieille dame de quatre-vingt deux ans, d’ailleurs enjouée et amusée de participer à ce mélange de conférences, d’interviews et de tours de chant ? Je crois à ma honte, à mon terrible regret rétrospectif, n’avoir rien trouvé de particulier à échanger avec elle, pas plus que Régis d’ailleurs, rien sur ce merveilleux premier disque de 1961, couronné par l’Académie Charles-Cros et dont j’avais, jusqu’à hier, oublié même l’existence. Oublié à quel point il était entré en moi mais aussi en Françoise, en Pascale, en Sylvain peut-être ? Sur le verso de la pochette (de l’autre côté des nénuphars), je découvre que son visage avait en commun avec celui de Françoise la longueur énergique du nez, la lèvre charnue, et un air général de droiture, comme la marque ou le style de celles qui vont à l’essentiel.
Cette femme éveillée avant d’autres (à la défense de l’avortement, ou du mariage homosexuel, ou à la cause des femmes) aura par ses chansons remué bien des consciences, assoupies devant des injustices que la voix masculine ne dénonce pas… « S’il vous plaît regardez-moi / Je suis vraie / Je vous prie, ne m’inventez pas… » La longue chanson Une sorcière comme les autres n’apporte pas la guerre, mais revendique avec ténacité une dignité mutuelle entre les sexes, portés partout depuis toujours à une terrible inégalité.
Mais Anne ne faisait pas de scènes, elle demeurait secrète, laissant sa sœur Marie Chaix raconter la première l’histoire lamentable de leur père. Pas d’hystérie chez elle, aucun tapage people, nul bling bling. Rien que la voix et quelques notes de guitare, pour se frayer un chemin de crête ou de partage des eaux dans le brouhaha dominant. J’écoute depuis hier cette femme si forte, je n’avais pas cessé de l’entendre mais ne le savais pas, combien de voix se sont tues et qui toujours chantent, pourtant ? « Ma seule chaîne est celle d’un puits / J’ai l’âge des fontaines / La patience des graines / La mort et puis / Que la terre me prenne ».
Ces mots de 1958 viennent de trouver leur accomplissement.
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