Premier (et unique ?) portrait de John Florio,
publié en 1611 dans A New World of Words
Les pages « Débats » du Monde publient donc ce vendredi 21 août l’article que je leur avais confié fin juin, en regard d’un autre de Michaël Edwards censé représenter le point de vue « stratfordien » – tel était du moins l’idée initiale de la rédaction. L’académicien et professeur au Collège de France a fait attendre son papier, lequel constitue plutôt une pirouette, ou une défausse un peu décevante devant la question posée : mon opposant qui ne m’avait pas lu, car telle est la règle des pages Débats, préfère jouer la dérision, façon de montrer sans doute que pour lui la question (la jugerait-il ressassée ?) ne se pose pas, ou ne mérite que la moquerie.
J’ai apprécié deux des livres de Michaël Edwards sur Shakespeare, Shakespeare et l’œuvre de la tragédie (Belin, 2005) et Le Poète au théâtre (Fayard, 2009), mais au fond je ne le cite pas (dans un livre que j’ai moi aussi préparé et qui sortira en février 2016), et je ne relève guère parmi les travaux qui comptent de références à ce poète-professeur : Michaël Edwards a de l’esprit, mais le papier qui jouxte le mien n’est que celui d’un bel esprit, plein d’étourderies et de faux-fuyants. Ceux qui partent à la recherche de l’autre Shakespeare « caressent les chimères », ils cultiveraient une vaine ou pernicieuse curiosité, comme celle entretenue dans les magazines pour la vie des vedettes ou les chapeaux de la reine d’Angleterre, charmant amalgame ! J’avais, du temps où je guerroyais (y compris sur ce blog) en faveur de Tassinari, écrit au professeur du Collège de France pour solliciter son avis sur « l’hypothèse-Florio », il ne m’a jamais répondu – contrairement à Yves Bonnefoy, son collègue, dont les livres qu’il consacre au Barde sont à mes yeux autrement puissants.
C’est une facétie de présenter la femme du Shakespeare officiel, confinée à Stratford-upon-Avon, comme une candidate possible à la rédaction de cette œuvre : on a, il est vrai, souvent relevé le féminisme de Shakespeare, sa capacité à comprendre et à mettre en scène de très touchantes figures de femme. Hélas, Anne Hathaway signait à peine son nom, et elle n’a su donner à ses deux filles aucune éducation digne de ce nom.
C’est une étourderie, quand on prétend écrire sur les conditions d’élaboration du Folio de 1623, de reconduire pieusement le cliché d’un Ben Jonson dévotement attelé à célébrer la mémoire de son génial collègue et ami. Une lecture un peu précise des textes préfaciels, celle notamment que propose Diana Price dans son livre que je mentionne en regard, mais qu’Edwards n’a manifestement pas lu, montre au contraire la complexité de ces pages où Jonson écrit à l’évidence « tongue in cheek », ou en ménageant un subtil double jeu : si quelqu’un savait la vérité sur l’identité de Shakespeare, c’était évidemment lui mais il semble en avoir connu deux, l’un qu’il admire et vénère, et l’autre (l’imposteur, celui qui a pris sa place) qu’il ne cesse de brocarder dans ses pièces (Every Man in His Humour) comme dans quelques passages étrangement assassins de ces préfaces – car les préfaces du monumental Folio sont nombreuses, et Ben Jonson a vraisemblablement signé celles ici attribuées à Heminges (Edwards orthographie Heming) et Condell.
Mon adversaire voltige et se moque : il dit en passant son dédain de la théorie qui attribue les pièces de Molière à Corneille, mais sans apporter aucun argument, il se contente de corroborer une robuste doxa ; or cette thèse mérite mieux que sa raillerie. Que n’a-t-il consulté le livre de mon collègue à l’Institut d’Etudes Politiques de Grenoble, Dominique Labbé, Corneille dans l’ombre de Molière (Les Impressions nouvelles, Paris-Bruxelles 2003), qui a mis au point un logiciel rigoureux de repérage et d’attribution des textes à leurs auteurs ? L’analyse numérique descend plus finement que l’intuition du chercheur, fût-il littéraire, dans le repérage des « distances intertextuelles », c’est-à-dire des fréquences lexicales, sémantiques ou syntaxiques qui font d’un auteur une signature parfaitement singulière, identifiable par l’automate. Un littéraire peut n’avoir que dédain pour les chiffres, il se trouve assez ironiquement que l’analyse numérique va plus loin dans la lecture profonde, s’il s’agit de rapporter un texte (douteux) à son auteur. Le même logiciel a permis à Dominique Labbé, au-delà du cas Corneille-Molière, de réattribuer à Racine devenu historiographe du Roi, et donc officiellement retiré du travail pour la scène, une quizaine de pièces faussement attribuées à Campistron : bien loin de léser notre interprétation des œuvres, il arrive que l’ordinateur enrichisse considérablement celles-ci : quinze nouvelles pièces de Racine ! Il ne semble pas que l’Académie, ou l’Université, aient pris encore toute la mesure de cette appréciable découverte.
J’ai donc supplié Dominique Labbé d’étendre sa merveilleuse machine à l’analyse croisée des textes de Florio et Shakespeare. Hélas, les protocoles sont très stricts et on ne peut comparer que le comparable, les tragédies aux tragédies, les sonnets aux sonnets, les épitres dédicatoires aux matériaux préfaciels à condition que ceux-ci excèdent une longueur raisonnable (au-delà de mille signes)… Or aucune intersection de cette nature n’est disponible entre nos deux corpus malgré le fait, à première vue encourageant, que Florio fut lexicographe, auteur de considérables dictionnaires, et que des centaines de mots forgés par lui (qui connaissait sept langues) se retrouvent dans le vocabulaire du Barde…
Que nous apprend d’autre Michaël Edwards (notamment connu par ses cours au Collège de France comme le théoricien de l’émerveillement) dans Le Monde d’hier ? Au fond, sa légèreté me rassure : les « stratfordiens » ne sont pas des gens sérieux. Au lieu de peser avec intérêt et impartialité les objections de fond, ils sacralisent la chose jugée et tournent les objections contre elle en moqueries. Dormez sur vos deux oreilles, cher Professeur, vous pourrez bien ajouter les livres aux livres et continuer entre Académiciens à « chier du marbre », la recherche ne passe pas par vous et vous aurez peut-être la surprise, un prochain jour, de vous réveiller face à un Shakespeare assez différent de celui que vous croyez connaître.
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